- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2022
Je ne suis pas sûr d’avoir voulu vivre dans ce pays, au pied de ce terril ensauvagé. Entre lui et moi, une simple bande de terre, mon jardin. Un potager aujourd’hui envahi d’herbes et dans lequel résistent encore quelques fruitiers. Une allée bétonnée le traverse ; le long, sur des fils tendus, du linge claque au vent. Qui a dit que la vue d’un jardin consolait de tous les chagrins ?
Je ne suis pas sûr d’avoir voulu vivre dans ce pays. Sous ce ciel d’étain, dans cette maison aux étages de guingois, coincée au milieu d’une rue terne et sombre. Dans cette ville de brique, immobile et sans âge.
Un bois d’acacias recouvre le terril. Hier encore, l’or de ses feuillages m’enchantait et puis, plus rien. Un coup de vent a dispersé les dernières couleurs. Aujourd’hui, des branches grêles et nues s’étreignent pour enserrer la butte d’une résille impénétrable.
Toujours cette ville où je me perds. Ces rues sans fin, ces maisons vides, ces portes closes. Comme chaque nuit, l’angoisse me réveille. Trois heures.
Inutile d’insister, je me lève. Les cris ont repris. Comme des pleurs excédés, suivis de chuintements aigus. Des cris de bêtes dans le bois. Hier, dans la rue, j’ai vu le cadavre d’un renard, tué net par le choc. Seul, un filet de sang coulait de sa gueule ouverte. Sa rousseur éclatante gisait sur le pavé froid. Ils rôdent, la nuit. Dans les taillis d’acacias. Ils guettent et crient. Certains s’approchent des maisons, fouillent les jardins. Je les entends.
Par la fenêtre de ma chambre, je regarde le terril noir. Sa masse sombre m’oppresse. Je pressens le sauvage qui grouille sur ses flancs. Ses ombres sournoises réveillent mes peurs anciennes, celles qui terrifiaient le petit enfant.
***
La nuit, je le vois à sa fenêtre.
Tout en haut de sa maison, dans une chambre peut-être, une veilleuse diffuse un halo blafard. En contre-jour, sa silhouette se découpe et porte un regard perdu sur le bois. Pourquoi ne dort-il pas ? Comme chaque nuit, les renards crient. Il a dû les entendre. Rien n’est plus sinistre que leurs plaintes de faussets ! Eux aussi, en quête de pitance, sillonnent les rues, dès le soir. Désertée, livrée à nos rapines, la ville nous appartient. Sur les trottoirs, les poubelles s’alignent devant les portes closes. Comme eux, je fouille les ordures. Dans ce pays, partout, on jette. Même le pain. Au pied du terril, les bêtes se disputent leur butin. Leurs gueules avides déchiquettent les carcasses immondes. Elles m’ignorent tandis que je me glisse dans le bois.
***
Entre veille et sommeil, mes pensées s’embrouillent et s’égarent dans des marges confuses. La nuit trahit les sens. Tout d’abord, je n’ai pas réalisé et puis j’ai vu : sur le terril, une lueur vacillait. Entre les branches, son timide faisceau hésitait.
Je la distingue maintenant. Je discerne même son léger tremblement. Je devine la tension du bras qui la tient, la main qui se crispe. Elle se faufile dans la nuit, se glisse entre les troncs. Oscille. Se cache. Puis réapparaît, explore les alentours, avant de gravir quelques mètres. Avec prudence, peu à peu, elle progresse sur la pente noire. Soudain, elle s’arrête. S’éteint.
***
Ici, je n’existe plus. Relégué sur un crassier noir. Pour survivre, je me fraye entre les rebuts, les ronces et la broussaille ; je me terre au fond de ces bois maudits. Caché, clandestin. Rien ne doit me trahir. Depuis sa maison, l’homme pourtant me voit, son ombre me suit. Il a dû détecter la lueur de mon téléphone. Je l’éteins. À tâtons, je retrouve mes repères. Combien de temps va-t-il encore m’épier ?
Moi aussi je les observe, lui et son jardin de misère. Hier, j’ai même repéré le figuier, un arbre de mon pays. Ses branches rachitiques me font pitié. Ces fruits ne mûriront pas. Ils ne mûrissent jamais, ici. Parfois, l’homme sort de sa drôle de maison, remonte l’allée grise, cueille un fruit, le tâte, le renifle et, dépité, le jette.
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J’attends. Du haut de ma maison, je veille jusqu’au matin. Plus rien. Ou plutôt, un lent fondu vers une aube mouillée. La nuit se dilue dans le crachin.
Le flux d’infos se mêle aux gargouillis de la cafetière : dérèglement climatique, pandémie, guerre en Syrie… Amer café noir. Ce matin, la grisaille brouille tout, le jardin se tait. Au bout de l’allée, le terril garde son secret. D’où venait-elle cette lueur, dans la nuit ?
***
À mon insu, l’enfant m’a rattrapé. Dans un jardin doux, je me suis endormi. Ma mère me berce. Blotti entre ses bras, je l’écoute me raconter ses terribles histoires d’ogres, de loups et de monstres sanguinaires. Qu’il est délicieux d’avoir peur dans les bras de sa mère ! J’oublie l’odeur de guerre et j’ai faim. Dans le jardin, je cours cueillir des figues gorgées de soleil. Elles éclatent dans ma bouche, leur jus poisseux coule sur mes doigts. Avec gourmandise, je les lèche. Ils ont un goût de miel.
Le froid me rattrape. L’humidité s’infiltre dans ma bulle. Elle transperce tout : mon duvet, ma parka, ma peau, jusqu’à me glacer les os. Cette pluie taiseuse n’en finira donc jamais ! Il faut que je me réchauffe. Du thé. Il faut que je prépare du thé.
***
Ce matin, la nature est hostile. Au pied du terril, les ronces se resserrent. Le sol se dérobe sous mes pas, la pierre s’effrite en scories noires. Sous les feuilles pourrissantes, les racines affleurent. Je trébuche et m’étale dans la boue. Au milieu d’un roncier, je me débats, me relève. Dans un tel lacis, qui, cette nuit, pouvait bien rôder ? Je me glisse sous d’étroits tunnels. L’un d’eux me mène près d’un trou à l’odeur pestilentielle, une tanière de renards. Invisibles, ils se terrent. Je rebrousse chemin, m’égare. Je longe une sorte de traverse de bois, oubliée là depuis l’ère minière, elle me conduit à une trouée s’ouvrant sur des fourrés informes. Sous la voûte de branchages, comme dans un goulet, je progresse. Je repère des empreintes, des pas m’ont précédé. Sur le côté, un premier abri abandonné. Une bâche tendue entre des troncs. Des cartons sur la terre. On a dormi là. Un autre, plus loin. Plus rien. Je continue. Quelques traces, encore. Au travers du treillis de ronces, une percée ; en contrebas, j’aperçois mon jardin. Misérable lopin, anonyme et délaissé.
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Cette nuit, j’ai refait ma provision d’eau et rechargé la batterie de mon téléphone. Dans les jardins, je trouve tout ce qu’il me faut : robinets, prises électriques. En attendant que l’eau bouille, je me connecte sur mon smartphone. Comme un rituel, je boirai mon thé en te lisant. Dans ma boîte en fer, il ne reste que peu de feuilles et je crains un jour d’oublier le parfum de notre thé noir. Celui que nous partagions, le matin, à l’ombre du figuier.
Silence. La bruine étouffe les sons. Au fond de moi, un battement sourd, mon sang pulse. Depuis que je fuis, je suis sur le qui-vive. De partout, à tout moment, l’ennemi peut surgir. Ce matin, un silence trop lourd, trop dense, m’alerte. Il se passe quelque chose. Mon sang cogne. Le corps devine, il sait. Une menace plane. Tout près, elle rôde. À intervalles réguliers, le sol bruisse. Des pas frôlent le magma de feuilles. Ils approchent, je les entends très distinctement, maintenant. La peur, celle de la bête traquée, décuple mes sens. Je flaire l’odeur d’un autre, une odeur de matin propre où se mêlent des relents de café noir. Je me tiens prêt, aux aguets. Je sens un souffle, là, au débouché de mon chemin.
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Mes pas s’amollissent dans l’humus. Sur les côtés, on a coupé les surgeons, ébranché les pousses de l’année. Dans le secret du bois, un chemin s’engage. Plus j’avance, plus le silence m’étreint. Tout se tait.
C’est alors que j’aperçois à côté d’un buisson de houx, simplement posée, une petite tente. Posté derrière, un individu m’observe. Immobile. Près de lui flotte l’odeur âcre d’un thé noir.
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Comment a-t-il pu se faufiler jusqu’à mon repaire ? Sa silhouette, je la connais. Cette nuit, je l’ai vue, depuis sa fenêtre elle me guettait.
L’homme entrevoit ma tente, hésite, s’avance. Je distingue ses traits. Son visage m’est familier, aussi familier que le mien. Nos regards se croisent et nous restons sidérés.
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Dès que je le découvre, je comprends qu’il n’y a pas de hasard. Il m’observe aussi surpris que je le suis.
Malgré ses vêtements informes, trempés et maculés de boue ; malgré sa capuche miteuse masquant le haut de son visage ; malgré sa barbe rêche ; cet homme-là, je le reconnais. Je reconnais sa silhouette inquiète ; sa figure émaciée où deux yeux noirs, alourdis par une nuit de veille, me fixent. Cet homme-là, c’est moi.
D’où vient-il ?
Fascinés par notre gémellité insensée, nous nous dévisageons. Le premier, il brise le silence. Je ne le comprends pas. Alors, il brandit son quart de thé fumant, comme une invitation au partage.
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Il me répond. Nos langues résonnent différemment, mais nous avons la même voix. Je sais qui il est. Il est beaucoup plus qu’un frère. Que fait-il dans cette maison, dans ce pays perdu ?
Une averse nous surprend, soudaine et glaciale. Nous nous abritons sous ma tente et partageons le thé. Au sol, entre nous, la carte où j’ai dessiné, ville après ville, le long fil qui nous relie.
Sur mon téléphone, je lui montre les images du jardin, notre éden où dominait le figuier. Ses orangers et le chant d’une fontaine.
Mais lui, sait-il d’où il vient ?
***
Ce matin, je retourne sur le terril. La pluie a raviné le chemin, effaçant les traces de nos pas. Je repasse près du houx. De son campement, il ne reste rien, pas même une empreinte.
En bas du terril, impassible, la ville attend. J’aperçois ma maison, sa façade décatie et mon jardin où les figues vertes pourrissent sur les branches.
Qui a dit que la vue d’un jardin consolait de tous les chagrins ?