Vin blanc contre whisky

mardi 31 août 2021 par Philippe Crubézy

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2021

Antoinette ne savait que répondre au démarcheur téléphonique qui cherchait à la ponctionner en faveur de la Fondation de France. Elle aurait parié que le gars était antillais ; le grave de la voix, une élocution appliquée ajoutée à une once de préciosité catholique. Ça ne l’avait pas émue pour autant. Côté émotion, la coupe était pleine.
« Je suis sûr que vous êtes conscient du malheur qui s’abat sur une famille frappée par le cancer. » Conscient du malheur… Tais-toi, Monsieur. Appelles-en une autre mais pas moi, pas aujourd’hui. Fais-moi plaisir, Monsieur.
Antoinette aurait bien aimé lui dire les choses comme ça, voire lui balancer des ordures, des injures, deux ou trois blasphèmes, des trucs bien crades « Je n’aime pas les malades, je déteste les infirmes, retourne dans ton île » mais on se croit toujours plus marlou qu’on est vraiment. On pense plus qu’on ne dit et, autant pour la paix sociale que pour la paix des ménages, c’est sans doute mieux comme ça. S’arrêter avant le mot de trop. Souvent trop de gestes regrettables ponctuent trop de mots inutiles. Antoinette se contenta de balbutier une excuse et raccrocha.
Le lecteur cd éjecta son disque. Sans état d’âme pour aucun cancer.
L’usage dit que le silence qui suit Mozart est encore de Mozart mais l’usage devrait se taire parfois, ça reposerait tout le monde. Le silence qui venait de s’installer à la suite de l’éjection du disque n’avait rien de Mozart ; il était poisseux et ne diffusait qu’une odeur de sang.
Se reposer, oui. Antoinette avait besoin de repos, de beaucoup de repos. Jamais, de sa vie, elle n’avait été aussi fatiguée. C’est épuisant de perdre son mari. Mozart le savait-il ? Que faire, maintenant ? Mettre un autre disque et lequel ? Allumer la télé, faire du café, enfourcher le vélo d’appartement et accumuler les kilomètres comme un hamster ?... La pendule digitale de la platine marquait 17h20 et Antoinette tentait désespérément d’ordonner les premières pensées du reste de sa vie. Les idées, les sensations contradictoires s’agitaient et s’éparpillaient en elle pour revenir se mêler et s’agglutiner en une pelote dure et inextricable, logée quelque part sous le cœur. La dernière chose qu’elle avait pu ou su faire, et quasiment sans s’en rendre compte, avait été de se doucher puis de se brosser très longuement les cheveux en se regardant fixement dans le miroir de la salle de bains avant de se remaquiller pour faire disparaitre les dernières traces de larmes.
Et puis elle était revenue au salon, avait mis le disque de Mozart et l’avait fait jouer, assise sur le tapis les genoux élégamment repliés, façon petite sirène. À côté de lui. Incapable de penser à rien, prête à écouter le Requiem en boucle et attendre que les pompiers, alertés par les voisins gênés par une drôle d’odeur, défoncent la porte à coups de hache…
Le téléphone avait sonné ; ce n’était pas les pompiers mais le démarcheur antillais anti cancer. Et puis la musique s’était arrêtée.
Cette journée devait-elle seulement avoir une suite ?
Elle regarda ses mains, les paumes, le dessus avec ses phalanges osseuses, les bagues, les ongles bien vernis. Aucune marque, aucune trace à part un ongle cassé. Il n’y avait rien à lire sur ses mains, rien à entendre d’elles sinon la plainte de l’inéluctable vieillissement ; elle les avait bien savonnées. Mais avec des prélèvements de peau, des investigations poussées sous le microscope, allez savoir si la Police… Non ! ne pas penser à ça. La vie n’est pas une série télévisée. La vie est faite pour lire Zévaco, Perec, Mallarmé. La vie est faite pour faire aimer à des enfants de quinze ans Zévaco, Perec, Mallarmé. La vie est faite pour aimer. La vie est faite pour, pas contre. Déjà mettre un autre disque, une musique gaie, optimiste. Offenbach, peut-être… Ne pas se laisser bouffer par le silence et ses idées noires.
Mais trop tard, elles étaient là les idées noires. Et pour longtemps. Les idées noires comme des corbeaux sous un ciel d’hiver avec plafond bas, nuages empilés et futur empêché. Quand on a l’impression que de toute sa vie on n’a connu que le mauvais temps, la boue sur les chaussures et les traces qu’elles laissent sur le tapis. Antoinette ne trouvait pas le courage d’aller choisir un disque. Trop tard pour Offenbach. Fatigue.

Comme on ne devrait jamais quitter Montauban, on ne devrait jamais rentrer à la maison trois heures plus tôt que prévu. Seulement voilà, la réunion pédagogique extraordinaire avait tourné court au bout d’une demi-heure, le Principal Estienne et Cazenave le prof de maths en étant venus aux mains après s’être respectivement traités de fasciste aux petits pieds et de gaucho nostalgique. Outragé et la chemise arrachée, Estienne avait reporté la réunion sine die avant de se réfugier dans son bureau promettant sanctions et suites judiciaires à Cazenave qui, lui, continuait de hurler après le remboursement de ses lunettes brisées.
Profondément bouleversée et choquée, Antoinette avait décidé de rentrer chez elle à pieds pour profiter des belles et généreuses frondaisons du boulevard des Pères blancs. Le printemps s’était enfin installé définitivement et les platanes lui rendaient un hommage magnifique. Antoinette avait besoin de chasser de son esprit la violence que ces deux imbéciles lui avaient imposé, elle voulait marcher sous les arbres, calmement, résolue à faire attention à ceux qu’elle croiserait. Elle voulait sourire aux gens pour que les gens lui sourient en retour. Seulement voilà, derrière leurs cagoules noires, les flics du GIGN n’avaient pas envie de sourire. Prise d’otages au Consulat de Turquie, à dix numéros du Lycée. Camions blindés, mitraillettes, bazookas, boucliers translucides, gyrophares et tireurs d’élite sur les toits. Le boulevard des Pères blancs totalement barré.
La journée était à la violence.
Antoinette choisit de contourner le boulevard interdit par la rue Desbordes-Valmore. Elle était bien moins arborée que le boulevard mais piétonnière donc calme et, au moins, Antoinette n’y risquerait pas une balle perdue. Et puis ce serait l’occasion de passer chez le caviste acheter une bouteille de son excellent Chablis 1er cru. Un peu cher le Côte de Jouan mais quel bon moyen de laisser la terreur à l’égout d’où elle n’aurait jamais dû sortir. Tirer un trait sur cette mauvaise journée par un apéritif à la maison suivi d’une soirée ciné/restau. C’était le printemps, le plaisir devait imposer sa loi. Jérôme signerait des deux mains.
Antoinette acheta la bouteille de vin blanc et, le cœur déjà un peu plus léger, reprit son chemin vers l’appartement. Un beau soleil illuminait en partie la rue, il faisait chaud et elle regretta d’avoir choisi de mettre son ensemble blouson et pantalon de cuir pour assister à cette fichue réunion. La bouteille, enveloppée dans son papier léger et qu’elle tenait appuyée sous le blouson contre le haut de la hanche lui apportait malgré tout un peu de fraîcheur. La colère et la frustration l’abandonnaient peu à peu et une nouvelle sensation vague et pourtant très précise, entre piqures d’épingles et battements d’ailes de papillons, commençait à la taquiner du côté des reins. Après tout, ils pouvaient aussi se passer de la case cinéma et manger à la maison. En vitesse. En vitesse, avant de… Ils pouvaient même manger après. Ou pendant. L’amour à la cuisine, Jérôme signerait des quatre mains.
Antoinette accéléra sa marche, se retenant de courir. Envie.
La rue du Commandant Moulin, le 17 à moins de cent mètres. Les pas d’Antoinette doivent bien faire deux mètres maintenant, la bouteille de blanc toujours calée contre l’aine et sur l’épaule gauche le sac trop lourd en bandoulière. Sous son ensemble de cuir, une fine sueur embarrasse ses cuisses et le creux de ses reins. Une microscopique perle d’eau glisse depuis le soutien-gorge le long du sternum. La bouteille au frigo, se déshabiller à l’arrache, sauter sous la douche, s’envelopper dans la grande serviette rouge, s’enturbanner façon hammam dans la petite bleue, une larme d’Opium et se jeter dans les bras de Jérôme. Envie.
La clef dans la serrure, la porte qui s’ouvre sur le salon et le beau tapis persan.
Le tapis persan où elle les a surpris adossés au canapé. Nus. Buvant le whisky de l’après.
La fille avait bien quinze ans de moins qu’elle.
Et tout est allé très vite. Jérôme s’est levé, s’est avancé vers Antoinette en voulant cacher la nudité de la fille, Antoinette a frappé Jérôme à la tempe avec la bouteille, il s’est effondré, la fille a hurlé, s’est précipitée à son tour vers Antoinette qui lui a enfoncé le goulot de la bouteille brisée dans la gorge. Quoi, cinq, dix secondes ? A ses pieds les éclats de verre, le sang mêlé au vin blanc et deux corps nus qui ne respiraient plus.

Sous la douche, la très longue douche, Antoinette a pleuré toutes les larmes possibles et encore d’autres, insoupçonnées, elle a crié, frappé les azulejos des poings et des paumes, crié encore, pleuré encore. Et puis elle a quitté la douche, s’est séchée le corps avec la grande serviette rouge puis, avec la petite bleue, les cheveux qu’elle a ensuite longuement brossés. Oublié le turban façon hammam. Maquillage sans parfum.
Debout, dubitative, la tête dans les mains Antoinette regardait les deux corps massacrés. Le sang ne se répandait plus mais stagnait sur le tapis en une immense tache presque noire. Oui, la fille avait bien quinze ans de moins qu’elle. Belle, malgré la blessure hideuse. Aussi brune qu’elle était blonde.
La pendule marquait 17h45, le jour s’estompait vers la nuit et après la nuit il y aurait le matin du dimanche. Elle ramassa un des deux verres renversés et se servit un grand verre de whisky qu’elle but d’un trait. Puis un deuxième plus petit qu’elle se contenta de respirer. Les vapeurs d’alcool l’irritèrent amicalement. Elle frissonna et leva les yeux vers la baie vitrée. Un ciel de peinture, un ciel sans souci. Elle parvenait de nouveau à réfléchir. Elle se leva, inspecta la longue rangée de cd, hésita un instant et choisit l’infinie délicatesse de Chet Baker.
Tandis que s’élevaient les premières mesures de trompette, elle appuya son front sur la vitre fraîche de la baie. Elle ferma les yeux. Le jour déclinait mais pour elle une nouvelle vie advenait. Seulement, elle devait choisir.
Lundi matin à huit heures, dans un monde parfait, ce serait le départ pour le lycée. Antoinette calcula rapidement qu’elle pouvait s’accorder une petite quarantaine d’heures pour régler un problème aux deux solutions possibles et antagonistes. Appeler la police « Allo, je m’appelle Antoinette Clameur, je viens de tuer mon mari et sa maîtresse. » ou alors essayer, mais alors il fallait réussir et ce n’était pas gagné, essayer de réaliser un double crime parfait.

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