VIE INTÉRIEURE

vendredi 28 février 2025 par Léo Bontempelli

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2025

Petite faim… Non, surtout ne pas y penser. Reste concentré. Laisse le chrono défiler, garde tes yeux sur le jeu. Manquerait plus que tu relâches la pression et que ça finisse mal. Bien d’autres avant toi ont commis l’erreur : se gratter les fesses au mauvais moment, boire une gorgée d’eau en pleine dispersion, faire signe aux fans dans les gradins… tout ça, tu oublies. Un seul mot d’ordre : la concentration, bordel ! Tous ces fous furieux derrière toi ont beau t’insulter et se foutre de ta gueule, ignore-les. Ils rient maintenant, mais dans quinze minutes ils pleureront.
Merde, une contre-attaque ! Ils remontent le terrain côté droit. Daniel va intervenir… mais il se fait dribbler. Mes aïeux, ça se rapproche ! Cambre-toi. Fais tourner ton jeu de jambes, assure tes appuis. Observe bien : leurs deux attaquants font l’appel dans l’axe. Ils vont la jouer longue. Hop ! avance et capte le ballon. C’est bien !
Pas la peine d’en faire des caisses à jouer les missionnaires sur la pelouse. Relance vite vers ta sentinelle. Après tout, si le jeu est aussi mou, tu as ta part de responsabilité. Comment va le poteau droit ? Il réagit bien à mon coup de pied. Est-ce que j’ai le temps d’aller tâter le gauche ? Je vois que Lionel temporise et joue la passe latérale. Barré comme ça, on risque pas d’aller marquer, les gars ! Au moins, on garde le ballon.
J’ai soif… Plus tard. J’aurais dû me mettre à l’harmonica. Ce serait marrant de jouer quelques notes au pied des cages pour tuer le temps. Imagine un cow-boy au stade. Et puis c’est pratique, tu peux le glisser dans ton short. On se fait chier… Vous faites trop de fautes, les enfants ! Penser à des trucs positifs. J’ai hâte de voir la saison 3 ! Mais j’ai peur que les scénaristes ne partent sur autre chose. En moins bien. Que Rio cultive des patates ou que le Professeur devienne… vraiment prof. Est-ce que mon homologue regarde la série ? Ce connard de Slovène ! Sûrement que lui aussi doit bien s’emmerder. Le salaud, il a eu aucun arrêt à faire de tout le match. Et puis, il avait ses supporters derrière lui pendant la première mi-temps. Il a peut-être laissé un gri-gri près du but ? Et s’il avait pissé sur ma ligne, ni vu ni connu ? Un genre de rituel slave pour me porter la poisse. On est en finale, tous les coups sont permis. J’aurais dû mettre de la colle sur sa barre transversale. Ou du poivre pour le faire éternuer. Allez, tu délires ! Reste zen...
Ah, Andrès se chauffe ! Il dédouble avec Jordi et file côté gauche. Il calme le jeu, bien… Nouveau une-deux avec Jordi et le voilà à l’entrée de la surface. EN RETRAIT, EN RETRAIT ! Lionel t’attend, il te guette, te supplie, il a le pied chaud, prêt à envoyer la purée ! NON ! Pourquoi tenter ta chance ? L’autre a de la super-glu dans les gants ! J’ai beau mesurer vingt centimètres de plus, je serais incapable d’avoir sa détente. Je peux faire bonne figure en championnat, mais là, sur la scène européenne, si ma défense me demande de jouer les albatros pour capter un ballon, je leur dirai : « C’est mort les filles, hors de question que je me pète une côte. Karen et moi, on se marie dans deux mois. » Faut reconnaître qu’il est bon, ce petit bâtard de Slovène. Si je lui envoyais un compliment ? Histoire de gueuler sur cent mètres : « BIEN JOUÉ, P’TITE BITE ! LA PROCHAINE, TU L’ARRÊTERAS PAS ! » Ouais, sauf que ça va être mon tour. Je sens le vent qui tourne. Je connais bien cette intuition. C’est pour très bientôt.
Après le dribble manqué de Lionel, je vois tout l’espace qu’ils ont dans l’axe pour déclencher une attaque verticale. Leur ailier droit est déjà lancé. Ils font la passe. En bon gardien, je garde mon sang-froid :
« REMONTEZ, BANDE DE CHIENS ! »
Si ces salauds marquent à la 88ème, on l’aura dans l’os.
Ne pense pas au pire. L’ailier s’appuie sur son milieu et part dans le dos de notre défense. La passe est manquée, mais leur numéro 6 veille et peut relancer l’action. Vigilance, ma poule ! Ils changent de côté et lancent l’assaut depuis la gauche. J’ai vu l’Allemand. Et j’ai surtout vu que ma défense a les yeux rivés sur le centre. Je m’énerve, pointe l’Allemand à Gérard, mais c’est trop tard. L’arrière gauche effectue un centre long et tendu. J’hésite, Gérard hésite, Carlos a l’air de chasser les papillons dans le ciel de Londres, et voilà que le cuir arrive sur l’Allemand.
« DÉFENSE ! DÉFENSE ! »
Inutile de gueuler sur tes collègues. Inutile aussi de tendre le bras et prendre la pose de statue grecque pour te donner bonne conscience. C’est cuit : l’Allemand s’élève dans les airs, s’impose face à Jordi et pique sa tête. Le ballon ne t’arrive pas dessus, il rebondit à deux mètres et va se loger entre la barre transversale et toi. Suprême humiliation. 1-0 pour les Bavarois.
Tu soupires, tu râles, vous êtes tous là à vous rejeter la faute pendant que les autres vont célébrer leur but dans le virage nord du stade. Les hurlements des supporters te font dresser les poils de dos - tu n’as pas de poils ailleurs. Pour te réconforter, tu te revois prenant un bain avec Karen un an plus tôt, quand vous viviez à Amsterdam. Elle et toi jouiez avec les bulles, vous savonniez les épaules, profitiez de votre fortune naissante. C’était le bon temps, pas vrai ? Pas de pression, pas de Ligue des Champions, pas de salaire à six chiffres, de marques de bières comme sponsors, de contrats mirobolants. Et pas encore de fille. Merde, Gina… Elle est dans le stade avec Karen. Elle n’a que trois mois mais déjà l’intelligence de sa mère : elle sait que son père, les coéquipiers, le club, le métier, la vie de son père, tout ça n’est qu’un échec monumental. Tu remets tout en question : et si tu avais choisi boulanger plutôt que footballeur ? Et si tu avais été un meilleur fils ? Et si tu étais sorti plus tôt sur l’Allemand ? Que la Terre s’ouvre et m’engloutisse… Allez, il y a toujours de l’espoir ! Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour Gina.
« ON S’ACCROCHE, LES GARS ! IL RESTE DU TEMPS ! »
Ouais, enfin, il nous reste deux minutes. Peut-être cinq, si l’arbitre est du genre clément.
Remise en jeu dans le rond central. Lionel passe à Didier et c’est reparti !
T’as jamais été croyant. Comme ton père. Ta mère, avec ses origines italiennes, a tout fait pour te mener sur la voie de Dieu. Même si t’as eu droit au baptême et à la communion, tout le délire de la prière, la messe, la confession, c’était pas pour toi. Et puis, t’as quand même croisé tout ce qu’on fait de plus improbable dans le domaine spirituel ! Rappelle-toi Bogdan, quand tu jouais chez les juniors à Chelsea. Avant chaque match, il allumait de l’encens dans les vestiaires, prenait la pose du lotus et récitait une phrase bizarre pour bénir le jeu de l’équipe. Résultat : vous étiez déjà relégués à dix matches de la fin du championnat ! Et ton pote Moussa, l’attaquant aux dreadlocks de l’époque d’Amsterdam, qui t’avait initié à sa prière en direction de la Mecque. Son truc, c’était d’entrer pieds nus sur la pelouse. Il t’impressionnait avec son calme, son relâchement, sa vitesse avec ou sans ballon, cette grâce qui fascinait les spectateurs et les photographes. N’empêche que, quand vous perdiez, c’était le premier à péter un câble dans les douches. Et il y allait pas de main morte : rappelle-toi l’arrière Alonso et ses vingt points de suture après s’être pris les crampons de Moussa en pleine poire. Foutue guerre d’egos. Faut dire que Moussa et le repli défensif, ça faisait deux.
Comme j’ai personne d’autre, je m’adresse à toi, Dieu. Seigneur. Barbu Tout-Puissant. Difficile pour moi de bien te nommer. J’ai été une âme égarée, un ignorant, un vaurien. Encore ce soir, je suis égoïste. Pardonne-moi, comme je pardonne à ma défense. Est-ce que tu m’entends ? Tu as raison, je gagne des sommes folles alors que des pays entiers crèvent de faim. Mais si je fais ce métier, c’est pour eux, pour la joie des foules. Je suis gardien de but, pas poète. À travers le monde, des millions de cœurs sont en train de battre au rythme de cette finale. Si tu entends ma prière, fais qu’on s’approche enfin de ce foutu but adverse et qu’on égalise. Je t’en supplie !
Mieux vaut tard que jamais, tu t’es mis à croire…
Dans le lointain, Andrès récupère la balle. Profitant de l’appel de Didier, il déborde la défense. Vas-y, ma poule ! Il accélère, arme sa frappe et déclenche un missile… que le Slovène dégage en corner. Tu lèves les yeux au ciel :
« Lui, tu l’as déjà béni, avoue ! »
Lionel va tirer le corner. C’est la 91ème. Encore deux minutes de temps additionnel.
À nouveau, tu sens ce vent, celui qui parcourt les stades à travers les âges, la brise impalpable de l’irrationnel. Tu aimerais partir aider les potes mais les consignes du coach sont claires : ne jamais délaisser tes cages. De cette distance, tu es le meilleur des observateurs. Tu vois Lionel déposer son ballon dans la forêt de têtes. Mais surtout, tu vois Didier qui s’est débarrassé du marquage de la défense du Bayern, s’écarte de deux pas vers la droite, prend son élan et saute, abdos contractés, pour catapulter du front le ballon EN PLEINE LUCARNE ! Pas de hors-jeu, pas de faute, pas de retour en arrière. Enfin le Slovène s’est incliné !
1 BUT PARTOUT !
Tu deviens fou. Tu fais la danse de la pluie dans ta surface de réparation. Tu nargues ces cons de supporters bavarois qui, s’ils le pouvaient, descendraient t’arracher les castagnettes avec les dents. Tu remercies Dieu dans son infinie passion pour le football. Tes filets sont comme un magnum de champagne que tu secoues de retour au port après six mois en mer. Rien n’est perdu, mon vieux !
Une minute plus tard, l’arbitre siffle la fin du temps réglementaire.
Ton cœur bat la salsa. Tu rejoins tes coéquipiers et tapes dans les mains de Didier. Ton héros. Pour un peu, tu lui roulerais la pelle du siècle. Mais tout reste à faire. Boire un coup. Massages des kinés. Discours du coach :
« BRAVO LES MECS ! SERREZ LES FESSES ET CONTINUEZ LE PRESSING… »
Tu sais ce que tu as à faire : ne plus encaisser le moindre but. Ta vie en dépend. Comme l’honneur de Barcelone. Et l’avenir de ta famille, aussi. Tu jettes un œil aux gradins près des bancs : elles sont là, au troisième rang, à sourire et t’encourager. Les deux femmes de ta vie. C’est pour elles que tu vas gagner.
En retournant sur la pelouse, tu scrutes tes adversaires. L’égalisation leur a fait mal. Ils s’y voyaient déjà, les blaireaux. Pour eux, c’était plié : le nom de leur club était déjà gravé sur la Coupe, leurs couleurs honorées à travers le stade, leur épopée inscrite à jamais dans l’histoire européenne. Et non, on est encore là ! Nous les résistants, O partigiano, qui secouons le destin à la dernière minute.
Coup de sifflet. Début de la prolongation.
Les sens en éveil, je suis le samouraï, le maître zen, le yogi qui maîtrise l’atome. Mes soldats se battent comme des lions. Ça se dispute le ballon, ça se chamaille, ça veut gagner la guerre des mâles à défaut de la possession. De la sueur plein son crâne chauve, l’arbitre commence à distribuer les cartons.
À part un centre que je capte facilement, les Bavarois sont en panne sèche. Surfant sur notre coup de théâtre, on est en confiance. C’est ça, confisquez-moi ce ballon ! Malgré nos efforts, on a du mal à inquiéter le Slovène.
Pause fraîcheur. Changement de côté. Nouveau coup de sifflet. Et deuxième mi-temps de la prolongation.
Dis-toi que tu es dans La Casa de Papel. Imagine le Professeur à ta place. Redressant ses lunettes, il met son plan à exécution pour gagner le titre. Dans son esprit, l’enceinte de Wembley n’est qu’une banque qu’on peut braquer avec un peu de préparation et de bons éléments dans son équipe. Tu te vois convoquer les joueurs autour d’un tableau noir, une réplique du stade en papier blanc et des portraits de nos adversaires, craie à la main, en déclarant : « Les gars du Bayern Munich ont une faille, voilà comment nous allons l’exploiter… » Mais attention, car pendant que tu divagues, Ivan rate sa passe et voilà que les Allemands se rapprochent. Ils se rapprochent même très vite ! Leur numéro 8 lance l’Allemand à l’entrée de la surface. Il crochète Gérard, repique dans l’axe.
« ARRÊTEZ-LE ! »
Jordi m’écoute un peu trop et se précipite. Il ne maîtrise pas son geste et fauche l’Allemand dans les 16 mètres.
Le temps s’arrête. Je regarde l’homme en jaune et vis trois longues palpitations... Je prie le Tout-Puissant, sans conviction. Je me suis déjà fait à l’idée que c’est foutu et j’avale une pinte de salive quand le coup de sifflet retentit.
Penalty pour Munich.
C’est Pavel qui va tirer. Lui et sa gueule d’alligator, tu les as jamais sentis. Pas de quartier. Montre-lui qui est le roi dans cette surface. Le match l’a mis sur les rotules. Il a couru pendant deux heures. Toutes ses tentatives sont parties en tribunes. Dernier point : il est gaucher. Pavel te regarde. Affronte ses petits yeux de reptile. Il prend un sacré élan. Ne bouge pas. Ne t’occupe pas des signes que te font tes coéquipiers. Tu sais où il va tirer. En l’espace de trois pas, tu sens qu’il va la jouer simple. Il a la balle de la victoire au bout des orteils. Il a trop peur de rater, encore une fois. S’il veut frapper décroisé ou en panenka, il doit avoir une foi à l’épreuve des balles. Il ne l’a pas. Contrairement à toi.
Il frappe de l’intérieur, je plonge sur ma gauche et arrête la balle au ras du sol, elle manque de me passer sous le corps mais je suis vif, vif comme la mangouste face à la vipère, et je reste au sol en agrippant le ballon. Toujours un but partout ! ET C’EST QUI, LE PATRON !!
Je ne laisserai plus rien passer. Pas le temps de niaiser, je tape le cul de mes quatre défenseurs et les renvoie au charbon. Les dieux sont avec nous. Ne rien lâcher, jamais ! Je sautille sur ma ligne. Les cannettes et crachats des supporters du Bayern ne m’atteignent pas. Je n’entends plus que la foule des fidèles catalans qui scandent mon nom. Jusqu’à ma mort, ils voudront m’embrasser, m’offrir des colliers de fleurs, se prendre en selfie à mes côtés, porter mes gants magiques et donner mon prénom à leurs fils. Je suis leur idole.
Les minutes défilent. Tu fais tout pour calmer ce tsunami d’ivresse qui ne demande qu’à t’envahir les veines. Coup de sifflet final : l’heure des tirs au but a sonné. Le moment pour toi d’entrer dans la légende.
Tension extrême au bord du terrain. Le coach donne la liste des tireurs. Tu viens encourager chacun de tes gars. Tu leur dis qu’ils sont les meilleurs, qu’ils doivent avoir confiance. Tu répètes le conseil de Pep Guardiola : « Vous vous fixez un endroit où tirer et vous ne changez en aucun cas d’avis. Et tout en allant vous placer pour tirer, vous vous répétez en permanence : JE VAIS Y ARRIVER. »
Tu salues le Slovène. Respect entre goals, esprit sportif, honneurs avant la mise à mort. Qu’est-ce que j’aimerais lui péter la gueule à ce connard ! Mais pas besoin. Je sais qu’il a peur.
Par tirage au sort, la séance des penalties se fera vers la tribune sud du stade. Face aux supporters catalans !
Le Slovène est le premier à se placer.
Andrès ouvre le bal. Sous la nuit moite et le vacarme des milliers de fans en transe, mon capitaine s’élance. Contre-pied dans le petit filet.
1-0 pour nous.
À mon tour. Je crache deux fois dans mes gants, leur sentinelle se place. Il prend peu d’élan, s’avance et envoie une patate chaude en plein milieu du but. J’ai plongé à droite pour rien.
1 partout.
Au tour de Jordi. Notre arrière gauche inspire, ne tremble pas et transperce la lucarne du Slovène.
2-1.
J’y suis presque, mais la frappe d’un Pavel revanchard me frôle les doigts.
2 partout.
Gérard et sa mèche s’avancent. Visage de marbre. Ses narines se dilatent, il s’élance… et glisse au moment de frapper. Le Slovène capte la balle sans problème.
Toujours 2 partout. Première tuile…
Je grimace, frappe des mains, sautille comme un boxeur. C’est au tour de leur numéro 9. Un gaucher. Je tente le même coup qu’en prolongations, je pars sur le côté gauche mais sa frappe est trop bien placée, à mi-hauteur.
3-2 pour eux.
Au tour de Lionel. Alors que le Slovène bondit sur le côté droit, l’Argentin casse son coup de pied et envoie une panenka dans les filets. La classe, la beauté, le sang-froid. De quoi remotiver nos supporters !
3 partout.
Avant de rejoindre l’équipe dans le rond central, Lionel me lance un regard sanguin que je traduis par : « ARRÊTE-MOI LE PROCHAIN ! »
Tu es le meilleur gardien au monde. Tu vas y arriver. C’est maintenant que l’Histoire s’écrit. Les Catalans te regardent, sois leur Messie.
C’est l’Allemand qui s’avance. Le seul qui t’a battu pendant le temps réglementaire. La vie t’offre la plus belle des réparations. Saisis-la.
Il embrasse le ballon. C’est ça, file-lui l’herpès à cet enfoiré ! L’Allemand prend son élan, regarde à gauche de la cage et se concentre. Quand il démarre sa course, tu as compris. Aucune loi ne l’explique, mais tu sais qu’il va renverser ton théorème du pied fort. Il t’a vu arrêter le tir croisé d’un gaucher en plongeant sur ta gauche. Il sait que tu vas être attentif sur le côté droit, car c’est plus facile pour un droitier sous pression de viser à cet endroit. Mais c’est un vicieux. Il a regardé ton côté gauche. À GAUCHE !
Je plonge, effleure la balle, la détourne, elle heurte le poteau et sort du terrain. Le bruit a des allures de tambours, de trompettes, de ces gros cylindres qu’on frappe à la fin d’une symphonie ; c’est l’espoir qui résonne contre mon poteau !
Toujours 3 partout.
Didier me tape dans les mains et vient placer le ballon. Sans ciller, il prend deux pas d’élan et catapulte un missile dans la lucarne droite.
4-3 pour nous.
Je serre le poing. Une fois de plus sur la brèche. Si j’arrête ce tir, le match est gagné.
Leur numéro 8 s’approche. Hector. Un bon gars. Vous avez partagé une saison à Amsterdam. Il connaît ta femme, tu connais la sienne. Tu l’aimes bien. Et à cet instant, c’est parce que tu l’aimes bien que tu dois être le plus féroce des prédateurs. Hector est droitier. Il aurait tendance à frapper à droite. S’il était sournois, il viserait à gauche. Mais c’est un chic type et il en a avalé, des kilomètres. Non seulement il est rincé, mais il sait qu’un échec de sa part et son équipe dit adieu à la Coupe. Que ferais-je à sa place ? Dieu, que ferais-tu ?
Hector s’élance. Je crois entendre les cris de joie de Gina, voir le sourire éclatant de Karen, je sens une armée de petits soldats se mettre en formation dans mon ventre. Le bassin d’Hector s’incline en avant vers sa gauche. FRAPPE CROISÉE ! Impulsion sur mes jambes : À DROITE TOUTE ! J’ai l’impression de grandir de trente centimètres et boxe le ballon juste avant la ligne. Le cuir flirte avec le poteau mais n’entre pas, il disparaît dans les tribunes de Wembley.
4 à 3, score final. À NOUS LA COUPE !
Toute l’équipe court vers moi. En un clin d’œil, je disparais sous les joueurs de champ, les remplaçants, les assistants, l’entraîneur, le staff médical et des dizaines de supporters catalans venus participer à la célébration. Paradoxe savoureux : perdu au fond de la pyramide humaine, je sens tout le poids de la finale s’effondrer. Je suis là et plus là en même temps. Mon esprit se vide. La victoire est là et j’ai du mal à y croire.
On se relève, tout le monde s’embrasse. Mes gants sous le bras, je félicite le Slovène, salue le capitaine bavarois, ses joueurs, leur entraîneur. Pas de démonstration : humble et sportif. Puis des larmes de joie éclatent lors du tour de stade avec les amigos. Karen et Gina me rejoignent sur la pelouse. Que mes reines sont belles, fières, lumineuses. Dans quelques minutes, je vais soulever la Coupe aux grandes oreilles.
Je suis le gardien le plus heureux du monde. Et à cet instant, une seule pensée revient m’obséder : si tu faisais des pâtes à dîner ce soir ?

à Johann Cruyff


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