Maintenant, pensant à autre chose, une femme habillée s’est déshabillée.
Elle a fait un brin de toilette
Mis un déshabillé
Ses dessous au linge sale
Et sa robe à la garde-robe
La maison est vide, les volets sont clos.
Dans la salle de bains, elle s’est penchée vers la grande glace qui couvre le mur, derrière les vasques, pour voir de près ses yeux. Redressée, elle a encore regretté cette image d’elle, nue et crue, trop vaste et révélatrice de ses imperfections mais son mari avait insisté : « il ne faut pas voir les choses en petit, avait-il dit quand il a fallu aménager la pièce, petite terrasse, petite glace, petite voiture… », ce qui fait qu’elle se voyait tous les jours, maintenant, nue, de la tête au pubis. Elle se dit qu’elle se serait bien passée de cette image d’elle mais les femmes ne sont jamais satisfaites de leur physique : la plus belle femme du monde se trouvera encore des disgrâces. Elle s’est éloignée un peu pour regarder ses fesses en se dressant sur la pointe des pieds et se contorsionnant et cela la fait sourire : elle aime bien ses fesses. Elle les trouve parfaites. Mais c’est surtout la position adoptée et l’idée de son regard qui l’ont amusée ; « allons ! à quarante ans j’ai encore quelques années devant moi » s’est-elle dit sans autre appesantissement, comme son mari aurait dit : « y-a pas trop de dégâts ». Message codé. Elle s’est très bien comprise. D’ailleurs elle n’a pas quarante ans mais quarante et un ans et trois mois. Elle n’arrive pas à passer le cap de la quarantaine, qui ouvre dans son esprit un boulevard à la cinquantaine, en route vers le pays triste à ses yeux et redouté des quinquagénaires. L’antichambre de la mort quoi. Le pied dans la tombe. Qu’on est bête à quarante ans ! (« On n’est pas sérieux, quand on a quarante ans, et que des cœurs seuls vont sur les promenades… »). Cependant, elle ne s’appesantit pas sur Rimbaud, ce soir, sur le temps qui passe ni sur l’avenir. Ce soir, il rentre. Il rentre et tout en elle est tourné vers lui, et donc, par lui, vers elle.
Vivons l’instant présent.
Elle pense à son corps, à son ventre vacant depuis tant de jours, depuis le début de la semaine, et à son mari, à son corps, à lui, qui revient dans la nuit. Elle le voit, ce corps, nu sous ses vêtements et assis, tenant le volant par son bas, comme à son habitude, pensant à quoi, lui ? pensant à qui ? à elle bien sûr, il ne peut penser qu’à elle, il ne pense plus à son travail, se dit-elle, un vendredi soir. Il ne pense pas à la marche du monde quand même, alors qu’il vient vers elle ?
(Qu’en sait-elle ? à quoi pensent les hommes, tout seuls dans leurs pensées ?).
Elle descend au séjour.
Elle a regardé la télévision, ne l’a pas allumée, a appuyé sur une touche de la chaîne, toujours pointée sur France Musique, puis a appuyé à nouveau dès qu’une musique douce, trop douce, pas celle qu’elle espérait, a envahi la pièce. Elle n’a manifestement envie de rien. Elle regarde l’heure. Elle n’a pas enlevé sa montre, ou, plus exactement, elle l’a remise après sa toilette, car tous les vendredis soir elle est en attente, elle regardera l’heure dix fois, vingt fois, ce geste lui a fait penser à son bracelet, dont elle a entouré son poignet droit, tout à l’heure, et qu’elle regarde tomber sur sa main en épousant son contour. Elle aime tout ce qui est colliers, chaînes légères en or ou bracelets quelque peu larges et lourds, pour bien les sentir, les hommes les regardent, cela occupe leur regard, crée une diversion, cela rajoute à sa beauté, pense-t-elle aussi, cela la rassure en tout cas. L’été, elle met une chaîne à sa cheville, bien que ça ne se fasse plus beaucoup. À vingt-cinq / trente ans, quand elle avait la taille fine, une chaîne posée sur ses hanches était au soleil son seul « vêtement »…
Elle a beaucoup aimé son corps.
De moins en moins, depuis qu’elle vieillit.
Elle aurait même plutôt tendance à le voiler maintenant, pour mieux, s’imagine-t-elle, le dévoiler ensuite aux regards d’amants ébahis.
Mais tout cela n’est que doux fantasmes : elle n’a pas d’amant.
Par fulgurance, des images d’été, d’amours, de corps bronzés, de sable blanc et de pins érigés au ciel bleu lui sont apparus, alors qu’elle se dirige maintenant vers la cuisine, vers le réfrigérateur d’où elle extrait une bouteille en verre carré de jus d’orange. Il fait chaud mais le froid du récipient lui déplaît ; elle verse dans un verre et boit par petites gorgées, les fesses appuyées à la table, une main sur sa cuisse.
C’est sucré, pense-t-elle, c’est pas bien, pas le soir… ni avant de manger.
Qu’est-ce que ça fait tout ça ?
Elle regarde l’heure à la pendule, va à la porte d’entrée pour l’ouvrir. Pour tourner la clé. Il va laisser la voiture dehors sans doute. Il aura la flemme de la rentrer. Sera impatient.
Il ne va plus tarder.
Comment fait-il pour sentir encore bon à dix-neuf ou vingt heures après une journée de travail ?
Il est vraiment parfait.
Il ne pense qu’à l’amour, il ne pense qu’à l’aimer. Bien sûr il y a le travail, l’argent, la maison, les tenues une semaine sur deux et les agapes qui s’ensuivent (heureusement, pas ce soir), les enfants, mais tout cela, pour lui, ne le détourne de l’essentiel : vivre. Il aime la vie, il aime l’amour, rien pour lui n’est un problème.
Il est vraiment parfait.
En remontant vers leur chambre, les bras croisés et la tête baissée, elle pense qu’il ne doit plus être loin, peut-être la voiture noire de la société glisse-t-elle en ce moment sous les lumières orangées des boulevards de la ville. Il voit les derniers magasins s’éteindre, peut-être passe-t-il, là, sous les tamaris du boulevard Clémenceau, peut-être a-t-il ouvert la vitre du côté passager pour respirer enfin l’air de notre ville, après celui de Pau, et celui de Toulouse, pour entendre, s’il se peut, le bruit du vent dans les arbres. Car il est en vacances, ici, toute l’année. « Ne te presse plus, lui dit-elle, dans cinq minutes tu seras là ».
Ils ne s’appellent jamais, dans ces moments qui précèdent le retour. À quoi cela servirait-il ? À fondre le mystère, à diluer l’amour.
Elle a tout fait, tout rangé, la maison est impeccable, le repas est prêt. Même son apéritif, avec le sien est disposé. Il ne manque que lui pour que la vie renaisse. Il va animer tout ça lui, réveiller la maison, la remplir par sa présence de bruits, de vie, il va parler de son travail, de lui, de tout ce qu’il a fait durant la semaine et dont il l’a entretenue succinctement par quelques coups de fil ou par e-mail. Il va lui parler de ses confrères, ses compagnons de soirée, toujours les mêmes – les hommes se groupent et se serrent par affinités – lesquels, comme lui, éloignés de chez eux, sont devenus sa seconde famille, parce qu’il passe plus de temps avec eux qu’avec elle et les enfants. Il va l’interroger sur sa semaine à elle, sur son travail ; qu’a-t-elle fait d’important dont elle ne lui aurait pas parlé ou qu’elle ne lui aurait pas envoyé ? – elle lui envoie encore des photos des enfants, ou d’autres, plus intimes, pour le surprendre, ou pour l’exciter… pour s’amuser, le taquiner, se faire regretter. Comme s’il avait besoin de ça ! Pour l’amuser aussi, lui faire passer le temps – et puis il va la serrer dans ses bras, la câliner comme un enfant, comme il y a quinze ans, seize ans maintenant. Et puis ils feront l’amour, comme il y a quinze ans, mieux qu’il y a quinze ans, comme tous les vendredis, comme presque tous les vendredis (ses frères, son autre famille, l’accaparent trop). Mais ce n’est pas très important, en fait, « faire l’amour ». L’amour on le fait toujours, toujours, quand on s’aime. Même quand on ne le fait pas.
Et lui, il l’aime.
Du vendredi soir au lundi matin.
Mais non, ce n’est pas comme ça.
Il l’aime toujours.
Mais ce travail quand même !
Elle voulait retourner à la chambre, fait un détour par la salle de bains, pour arranger sa frange, le gonflant des cheveux, pour voir de près sa peau : mais oui, là, c’est bien elle, qui veux-tu que ce soit ?
Tu es dans de la soie mais c’était bien ton choix, quand tu pris Jean-François plutôt que Jean-Michel.
Comme il m’aimait celui-là
Que je n’ai pas revu
Je sens toujours son poids
Je sens toujours son souffle
Je sens toujours son sexe
Quand il rentrait chez moi
Cela la fait sourire
« Quand il rentrait chez moi »
Que je faisais rentrer
Comme c’est loin tout ça
Mais que fait-il, François ? Elle regarde l’heure. Elle soupire enfin.
Retourne dans la chambre où tout est bien rangé.
Là, elle s’affale à plat-dos sur le couvre-lit qui recouvre le lit. Elle y est en travers, en croix de Saint-André, bien, les yeux au plafond. Elle atteint, en se contorsionnant et étirant le bras, sa table de nuit (on a tous notre côté de lit, et donc notre table de nuit, privée et très personnelle, dans nos pays privilégiés) pour saisir son paquet de cigarettes et son briquet en plaqué jaune qui est de forme oblongue. Après sa toilette elle ne voulait plus fumer, puisqu’il ne fume pas, mais tant pis : elle aèrera, se re-brossera les dents. Mais qu’est-ce qu’il fait enfin ?
Elle regarde l’heure.
Le cendrier s’est enfoncé dans le lit, large et lourd, à son côté. Elle y met les premières cendres, précautionneusement. Sans sourire elle a repris sa position initiale, ce qui lui fait appréhender son corps comme une « âme physique », se dit-elle (« habiter son corps » sans doute, s’en saisir, par l’horizontalité, subjectivement). Il n’y a pas de bruit. Les enfants dorment. Il est inutile d’aller les voir sans cesse. Ils ne l’attendent plus quand il y a école. Il ira leur poser un baiser sur le front, un baiser sur la joue. Il a leur photo. Il a leur amour.
Elle repense à lui.
Son mari.
Son mari, puisqu’ainsi on l’appelle.
Cadre commercial. Directeur-adjoint même. Jamais là. « Je l’aime », se dit-elle. Elle n’a que l’amour. Elle n’est rien sans lui. Elle n’est rien sans l’amour ou sans son mari ? Elle se le demande. Et si c’était un autre ? Non, c’est invraisemblable. Et inenvisageable. À cause des enfants, à cause de la maison. À cause des voisins et du qu’en-dira-t-on. À cause de la famille.
Elle ne veut pas penser que ce qu’elle aime surtout c’est être aimée. Elle occulte cela. Le repousse à plus tard.
Comme elle a toujours fait.
Mais son corps, souvent, la saisit.
Lui aussi l’aime.
Du vendredi soir au lundi matin.
Mais non…
Elle regarde l’heure, il est vendredi soir.
Qu’est-ce que serait sa vie si elle avait choisi Jean-Michel ? Femme d’ouvrier. 1200 euros par mois. Habitant la banlieue. La banlieue de Bordeaux certes, mais la banlieue quand même.
Comme elle l’aimait.
Il l’emmenait sur sa mobylette aux alentours d’Eysines, dans des bois si profonds que personne n’allait là les déranger. Comme elle aimait ses mains, noires et ravinées déjà par son travail quotidien ; il était mécanicien ; il ne pouvait pas les ravoir, ses mains, même en frottant comme un perdu avec la lessive la plus abrasive, le meilleur savon se révélant inefficace. Il avait même essayé la javel. Il en avait honte, de ses mains, et elle, elle les aimait par-dessus tout. Elle cherchait toujours leur contact. C’est ainsi qu’il l’avait séduite d’ailleurs, sans lui-même s’en rendre compte, en lui prenant la main entre le palais Rohan et la place Gambetta ou l’entraînant sur les rives humides de la Gironde. Elle les aimait sur sa peau, sous sa jupe, fouillant sous sa culotte, montant vers sa poitrine. C’est son cal, justement, dont il avait si honte (car on lui avait vite fait sentir qu’il était « mauvais genre » de faire partie de ceux qui doivent travailler de leurs mains pour vivre, cela suppose tant de choses… et lui, sa malchance, c’étaient justement ses mains, qui s’affichaient au-devant de tout le monde, comme un bossu sa bosse), c’est son cal qu’elle aimait le plus dans le jeune homme. Il eut fait des études de médecine qu’elle se fût détournée de lui. Mais quand sa main caressait sa joue, elle s’appuyait à elle en fermant les yeux, et elle aurait alors voulu que la caresse dure des jours, qu’elle dure des siècles.
Elle a écrasé la cigarette à moitié fumée dans le cendrier. Il n’y a pas de rouge sur son filtre. Il n’y a pas de bruit dans la maison.
Elle a mesuré l’espace
L’espace du lit
De la chambre
De la maison dans le lotissement
Du lotissement dans la ville
De la place de sa ville dans la carte de son enfance
Du pays dans l’Europe
De l’Europe dans le monde
Et du monde dans l’univers
Cet univers plein de vide et si noir
Et si froid… si froid
Et elle est revenue à elle
Là
Boule
Car elle s’est tournée vers son cendrier
Et regarde ses mains
Regarde ses poignets
Et les menottes que sont ses bijoux
Le silence, dirait-on, s’est emparé de la maison. Une main va vers ses cuisses mais ne les touche pas. Son corps est en attente. Elle est lasse soudain.
Sa main entre ses jambes, maintenant, très insensiblement se glisse.
— Ce n’était pas ainsi que je voyais la vie.
Elle n’a pas parlé ; c’est ce qu’elle a pensé.
Elle pense à sa sœur, qui vit au Moyen-Orient. Elle a suivi un homme et s’éclate au Liban.
« Je crois qu’elle est heureuse et, heureusement, elle n’est pas mariée, et elle n’a pas d’enfants ».
Elle a pensé cela. Comme la phrase avant.
L’autre de ses sœurs, elles étaient trois filles, est motarde et docteur. Elle est veuve, elle est libre, et elle a des enfants. Un homme marié, beau et irrésolu, la tourmente, pourtant, elle s’en fiche : elle drague sur internet.
Et elle, elle est clouée là, crucifiée sur son lit, à attendre un mari qui traîne et ne vient pas.
Quand cela arrive (qu’il n’arrive pas) ou dans la semaine, quand elle est seule, elle hésite à appeler cet homme, qui lui a donné son portable, et qui est libre, lui a-t-il dit, qu’elle voit souvent, parce que si elle l’appelle… rien ne sera plus comme avant. Cela elle le suppose, elle en est presque sûre, car elle est très honnête. Et elle ne voudrait pas… que tout fût chamboulé, perdre Jean-François, cela serait avouer un échec, perdre… non pas sa respectabilité, elle ne se niche plus dans ce genre de chose maintenant, mais perdre sa sécurité, la maison, les enfants peut-être, déchoir peut-être aux yeux de ses parents… Alors, pour le moment, elle ne l’a pas appelé. Mais ce n’est pas par timidité. Elle n’est pas timide. Elle saurait quoi faire, elle saurait quoi dire. Et elle n’en aurait aucune humiliation, mais c’est juste qu’elle ne veut pas commencer. Car, justement, si elle « commence », après, elle ne pourra peut-être plus s’arrêter. Après, se dira-t-elle : « pourquoi s’arrêter ? », « pourquoi pas cet autre ? ». Son mari n’est pas là ; le monsieur est charmant ; le temps roule son eau ; personne ne saura ; tout nous pousse à l’amour ; son corps, là, lui fait mal. Mais elle le trompe déjà, son mari, seule au lit ou devant internet…
Une histoire d’amour…
« Voilà ce qu’il me faut » se dit-elle soudain.
« Pour être comme mes sœurs ». Libre. Pour faire comme toutes les femmes aussi. Pense-t-elle. Elle croit les magazines elle, elle suit les séries. Elle croit ses collègues qui ne parlent que d’amants et de maîtresses, et qui ne la croient pas quand elle dit sa fidélité à son mari. Elle hume cet air du temps libertin et voudrait en être aussi, pour ne pas être larguée, pour être conforme, « intégrée ». Pour exister aussi. Pour exister vraiment. Pour vibrer. Encore. Et pour mouiller surtout, n’ayons pas peur des mots, elle voudrait mouiller… dégouliner vraiment, que ses jambes s’inondent… Elle voudrait JOUIR, JOUIR, uniquement jouir. Mais elle ne peut pas l’appeler… il est tard…
Et François va rentrer.
Comment va-t-il la prendre ?
Elle a appris beaucoup de choses depuis son mariage… Pas avec lui, mais avec des lectures, avec ce qu’elle entend, ce qu’elle devine, ce qu’elle croit comprendre…
Elle a connu l’amour, elle voudrait connaître le plaisir.
Mais on sonne à la porte.
Elle a peur
Met un peignoir
N’importe lequel
C’est le sien
— Qui est-ce ? crie-t-elle.
— Gendarmerie nationale, madame, n’ayez pas peur.
Elle ouvre précipitamment
Dehors il fait noir
Son mari a eu un accident mais ce n’est pas grave
Il est en route vers l’hôpital, transporté par le S.A.M.U., il s’en sortira.
— Un accident, fait-elle répéter, mais où ?
— À l’entrée d’Arcachon
Ils allaient vite
La personne qui était avec lui est morte
— La personne ? Mais qui ?
— On ne sait pas encore, madame
On vous escorte jusqu’à Jean Hameau si vous voulez
— Oui mais les enfants…
— Une voisine ne peut pas s’en occuper ?
— Si
Elle part alors s’habiller, traversant une maison plus vide qu’avant