RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Un éléphant dans le tram

lundi 1er juin 2020 par Béatrice Vergnaud

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Je monte dans le tram, m’installe, les autres voyageurs également. Á l’arrêt suivant, tout aussi naturellement, monte un éléphant. Je fais celui qui n’a rien vu. Il s’assoit et ouvre un livre de poche. Comme c’est la ligne qui passe devant le campus, j’émets l’hypothèse qu’il va descendre à l’arrêt de la fac de lettres. Bien vu, je vais peut-être savoir ce qu’il lit quand il refermera le livre… Voilà, j’aperçois le titre : Platon. Les rares fois que je vois un usager lire dans le tram et ne pas sortir son téléphone, je suis étonné. Plus personne ne lit dans les transports en commun.

Je descends aussi et le suis parce que tout de même, un éléphant dans un tram, on dira ce qu’on voudra, c’est étrange. Et que nul ne lui prête attention, ça l’est tout autant. Il passe devant l’amphi 700, puis entre au labo de langues, s’assoit dans la cabine, répète consciencieusement et avec la même facilité une phrase en différentes langues, ce qui me confirme qu’il a une bonne mémoire. Njegova je obitelj siromašna, vrlo siromašna, jedna od obitelji iz suhih krajeva gdje svi naporno rade da bi izvukli iz te proklete zemlje štošta bi ublažilo glad, pravu glad. Khanawada ash nadar ast, waghehan nadar, Yaki azkhanawada, hay sarzamin khoshksal, az jay ke tamam kassan benehayat zahmat me khashand ta az in khak maflouk, khod ra az goresnagi nejat dehand, az goresnagi waghehi. Zion familie is arm, zeer arm, een van de families in het dorre land waar iedereen hard werkt om dit vervloekte land te verlaten om honger te bestrijden, de echte.

Á l’heure suivante, il se dirige vers la salle de travaux dirigés de linguistique. Il s’assoit au dernier rang et les étudiants ne le regardent pas spécialement, comme si c’était normal de voir un éléphant assis dans une salle de TD. L’enseignant entre, les étudiants sortent soit feuilles et stylo, soit ordinateur portable et prennent quelques notes du cours. L’éléphant ne prend pas du tout de notes, ce qui me confirme qu’il mémorise bien. Puis l’enseignant lui cède la place car il a préparé un exposé intitulé : Les mal aimés de la langue française et présente l’objet de sa recherche sous une forme un peu inhabituelle pour la fac : « Je me suis interrogé sur la place des mots dans le dictionnaire mais en préambule, je dois vous dire que l’objet de cette recherche m’a été inspiré par une déclaration de fétu ; oui, c’est le mot fétu qui s’est plaint d’être voisin de feu ; décemment, me dit-il, comment une paille, un fétu, peut-il être placé à côté de feu ? Et si encore eau se trouvait de l’autre côté de fétu mais pas du tout, eau se situe bien trop loin pour être utile en cas d’incendie.
J’ai donc voulu savoir s’il y avait d’autres plaintes du même ordre et j’ai ainsi découvert l’existence d’une Association de Mots Victimes de Ségrégation, ayant beaucoup moins de supporters que d’autres mots, ce qui leur semble être un manque d’équité. J’ai pu observer des oppositions, un phénomène de crispation autour des identités, voire un déchaînement de passions. Certains se revendiquent esthètes face au vulgum pecus. À titre d’exemple, requête, danseur, lunch, tuf, prisme, géologie, gris, cirrus pour ne citer qu’eux, déplorent leur voisinage avec requiem, dantesque, lunatique, tueur, prison, geôle, grippe-sou, cirrhose sans parler de comtesse, horrifiée, qui se trouve juste à côté d’un mot qu’elle ne songe même pas à prononcer.
Ils arrivaient à la conclusion qu’il faudrait créer un dictionnaire où les mots seraient rangés par affinités. Bien sûr, le lecteur trouverait difficilement le mot recherché mais pervers trouvait que, justement, cette idée était intéressante et après tout, ce n’était qu’une habitude à prendre. C’est donc sur le terrain que j’ai poursuivi mon étude.
L’exposé de l’éléphant est suivi d’une discussion entre l’enseignant et l’ensemble des étudiants. « Et Dieu dans tout ça ? » lance un plaisantin. Ce à quoi l’éléphant répond sur le même ton que dieu se situe à un intervalle de seize mots de dictionnaire, ce qui au regard des quarante mille mots du dictionnaire de poche de la langue française est négligeable.

Lecteur, tu crois que je raconte un rêve mais pas du tout. Alors tu penses que ce que je narre se déroule dans un asile d’aliénés ; détrompe-toi. Mais enfin, penses-tu alors, d’où sort cet éléphant ? C’est aussi la question que je me pose. Je sais juste que cette fiction est vraie. Pourquoi tout le monde trouve normale la présence de cet éléphant en ces lieux ? Moi aussi, je voudrais bien le savoir. Il n’est pas dérangeant à proprement parler, il est juste immense, même s’il essaie de se faire discret.

Après le cours, il se dirige vers la cafétéria, prend un sandwich crudités, une pomme, une banane et de l’eau, de l’eau plate. Les autres étudiants ne lui prêtent toujours pas attention et c’est ce qui me paraît le plus troublant. Vous me direz, un éléphant, ça trompe énormément. Oui, d’accord mais quand même… Mine de rien, je me suis assis à la table voisine et un autre étudiant prend place à côté de lui. J’entends des bribes de leur conversation… « Ton exposé sur le dictionnaire était intéressant et l’angle choisi plutôt inédit ! Tu auras sûrement une bonne note ». L’éléphant remercie puis se lève, salue gentiment et sort. Je questionne l’étudiant qui, visiblement, trouve ma question surprenante : pourquoi cet éléphant ne pourrait-il pas suivre les cours à la fac ?
— Euh… Oui, bien sûr…
À mon tour, je le salue et dare-dare, reprends ma filature. Pas difficile de repérer un éléphant même s’il a trois longueurs d’avance, d’autant qu’il ne se déplace pas plus rapidement que moi. Il entre à la bibliothèque. A-t-il une carte d’étudiant ? Probablement puisqu’il emprunte des livres et ressort en direction de l’arrêt de tram. J’hésite… Je le suis ou je rentre chez moi ? Toi, lecteur, que ferais-tu ? Eh oui, bien sûr, tu le suivrais, tu voudrais savoir. Moi aussi, j’aimerais bien savoir ce qui va suivre. Bon alors je le suis. Il rentre chez lui, dans une maison à deux pas de la fac, qu’il partage avec deux colocataires, une immense maison, boulevard Antoine Gauthier.

Le lendemain, je reprends ma filature : il assiste à un concert : Le Boléro de Ravel, et apprécie. Moi, j’ai obtenu une place à côté de lui. Il s’adresse à moi et dit qu’hier, j’étais à la table voisine à la cafétéria et ensuite, il m’a vu à la bibliothèque mais il ne m’en tient pas rigueur. Il me dit aussi qu’il aurait aimé un Boléro avec des éléphants.

De retour chez moi, j’apprends par ma concierge que je suis moi aussi un éléphant, que le tram est un tram pour éléphants, la fac est la fac des éléphants, l’Opéra et le concert, également pour éléphants. Je l’avais oublié parce que je suis un éléphant amnésique ; si, si, ça existe !

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