Un jour, mon fils, un jour, le froid brisera l’échine du temps. Il ne restera rien que le grand froid dans lequel se perdra la folie des hommes. Des étoiles blanches tomberont du ciel, tapisseront la nuit, le sol s’ouvrira, et au matin, tout sera couvert de sang. Ce jour-là, mon fils, je veux que tu sois fort, je veux que tu sois prêt, et que tu regardes la mort dans les yeux. Sache qu’elle est comme l’amour, elle ne poursuit que ceux qui la fuient. Alors tu te tiendras bien droit, au cœur du chaos qui menacera le monde, tu planteras tes yeux dans le feu et ton épée dans la chair, et tu gagneras le pouvoir, tu le tiendras dans tes mains, comme un oiseau tremblant. Et tu réaliseras notre destin.
Ces mots je les ai lus dix fois, cent fois, mille fois. C’est avec cette lettre que j’ai appris à lire. Elle est presque impossible à déchiffrer aujourd’hui, mes doigts tremblants ont trop suivi ces lignes. Mon père est mort trois mois avant ma naissance, et c’est tout ce qui me reste de lui. Il savait des choses que personne ne connaissait. Peut-être était-il trop occupé à scruter les étoiles pour déchiffrer l’évidence qui se dessinait devant lui, sous la peau arrondie du ventre de ma mère. C’est une chance qu’il ne m’ait jamais vue. Avoir une fille, c’était indigne de son rang.
J’ai été élevée par ma mère qui ne s’est jamais remariée. Elle n’était pas mécontente, elle, que je sois une fille, et comptait sur moi pour l’aider aussi vite que possible. Mais moi, j’avais lu les mots. J’avais cru voir le visage de mon père se dessiner derrière, j’avais entendu sa voix à travers la feuille blanche. Je m’étais saoulée de cette lettre si belle, si forte. De ce message qui affirmait que quelque chose m’attendait.
Alors j’ai appris à me battre, vite, bien, fort. Je m’habillais en garçon et je terrassais tous les gamins qui croisaient mon passage. Je m’acharnais sur les faibles qui ne voulaient pas se battre. Les forts, les faibles, cela ne faisait pas tellement de différence : ils étaient tous les mêmes, avec leurs genoux noueux et leurs mains sales de boue. Moi, j’étais différente. Je courais, courais, courais à travers les rues, toujours plus vite, toujours plus loin, et rien, ni les cris, ni les coups, ne pouvait me retenir. J’étais libre comme le temps qui passe, et il était impossible de m’arrêter.
J’ai grandi, j’ai saigné, mais je suis restée aussi forte qu’un homme, et même plus agile. J’ai volé de quoi m’armer à des femmes sans escorte, je me suis couverte d’une armure de cuir, j’ai obtenu un poste de garde du corps en me déguisant, et j’ai attendu que le temps passe.
***
J’avais presque cessé d’y croire lorsque c’est arrivé. Je vivais depuis quelques années dans une jolie maison que j’avais pu acheter grâce à mon salaire, et je ne m’entraînais plus que pour le plaisir. J’avais 25 ans. J’étais une femme presque achevée, et pourtant, dans mon esprit, peu de choses avaient changé. Je ne connaissais du monde que les armes et les larmes de ceux qui n’étaient pas assez forts pour en porter.
Tout s’est passé exactement comme mon père l’avait prévu : une nuit calme, des explosions, des tremblements, la peur qui rend fou, la neige, et tous les corps au matin, flasques comme des endormis.
Alors j’ai pris mon armure, mon épée, et je suis sortie. Je me suis battue comme j’avais toujours su que je me battrais, avec courage et sans pitié. Personne n’était prêt comme moi, fort comme moi, puissant comme moi. C’était presque trop facile. Ils étaient tous les mêmes, gestes hésitants, lames émoussées, suppliques avant le coup fatal. Rien ne s’est opposé à moi, et j’ai lutté pour survivre comme on va faire le marché. Je n’ai pas eu à lever une armée : je suis celle qui marche seule. Pour rien au monde je n’aurais laissé à quiconque une seule miette de ma gloire.
J’ai fait comme mon père m’avait dit. Je me suis battue avec témérité, comme une furie, avec le visage froid de ma mort sous les paupières, toujours, et je n’ai pas eu peur. Je n’ai jamais eu peur.
Je suis plus forte que le monde, et moi contre tous, contre ces catastrophes, ces hommes et ces femmes, et tout ce sang qui inondait la terre, j’ai gagné. Au bout de dix jours et de dix nuits, pleines, rouges, mornes, je me suis dressée au centre de mon petit monde en feu, et j’ai égorgé le roi. Puis j’ai obtenu ce qui m’avait toujours été dû. Le pouvoir. La lettre de mon père contre mon cœur, pour la première fois, je n’ai plus eu l’impression qu’il me manquait quelque chose.
Depuis ce matin-là, je règne sur mon monde comme un dragon veille son trésor. Sans partage. Mes ordres ne sont pas discutés. Je maintiens la paix, et beaucoup m’en sont reconnaissants. Il faut dire que depuis mon accès au trône, aucune catastrophe n’a plus bousculé la vie de mes sujets. Ils croient que j’y suis pour quelque-chose. Peut-être n’ont-ils pas tort ? Ce qui est sûr, c’est que j’ai enfin trouvé ma place. Et, comme lorsque j’étais enfant, je relis la lettre, jour après jour.
Je suis une reine respectée, crainte. Peut-être pas aimée, mais on ne peut pas tout avoir, et je n’ai pas besoin de leur amour. Et il est vrai que beaucoup de choses ont changé, depuis le jour où j’ai pris le pouvoir. La nouveauté plaît rarement du premier coup. Mais mes sujets s’y feront, ou iront grossir le rang des corps qui s’empilent le long des fossés. Cela m’ennuie, ces morts, mais je m’y suis habituée, et puis les cadavres ne sont plus des hommes, ce sont tous les mêmes, visages blancs, yeux révulsés, odeur putride. Ces cadavres sont nombreux, car aucune des lois qui régissent mon royaume ne protège les faibles : ils appartiennent à la mort qu’ils craignent. Quant aux forts, qu’ils se rallient ou qu’ils périssent. Personne n’a le droit de questionner mon autorité, et je n’ai pas de temps à perdre en discussions inutiles, ni en débats interminables.
Je continuerai de régner sans partage sur le petit brin de monde que j’ai gagné : il est à moi. N’en déplaise aux fourbes et aux mécontents. Ce matin, j’ai fait exécuter une révolutionnaire dans la cour du château. On l’avait entendue protester contre les réformes, et regretter que, malgré le fait qu’une femme ait accédé au trône, rien n’ait changé, et même que les choses soient bien pires qu’avec le souverain précédent.
Je suis descendue pour assister à son agonie. Juste avant de mourir, la misérable a soutenu mon regard et m’a jeté, dans un rire sarcastique : « tous les mêmes ! ».