Sous la grisaille

samedi 4 février 2023 par Dorothée Coll

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2023

Un soleil de printemps éclaire les vitres de mon bureau.
Ça fait combien de temps que je n’avais pas vu le soleil ? Des mois.
Des mois de grisaille, les yeux sales de tristesse.
Le soleil a refait son apparition. J’attends que les fleurs, elles-aussi, se décident.
C’est le printemps. Mon calendrier l’affirme. Pourtant, rien autour ne semble le confirmer.
Après l’incroyable chatoiement de l’été dernier, ce sont les couleurs de l’hiver qui se sont imposées, sans préavis, durablement.
Je me souviens des bleus, des jaunes, des orangés… et puis du gris.
Ce jour-là, le ciel était d’un azur franc et le soleil dardait ses rayons sur la terre avec la cruauté d’un enfant qui embrase une fourmi à la loupe…
Je me souviens des bleus, des jaunes, des orangés, par lesquels sont passées les flammes au fur à mesure de ce qu’elles rencontraient. Elles avalaient les arbres, l’un après l’autre, sans jamais se rassasier, recrachant leurs troncs calcinés comme des pelotes de réjection.
Une fois le parc décoloré, elles encerclèrent les immeubles et entreprirent de lécher leurs façades jusqu’à ce qu’ils s’effondrent.
Elles galopaient.
Elles se moquèrent du fleuve en empruntant les ponts, dévorant tour à tour chaque quartier…. Et, partout, les sirènes les saluaient… les sirènes, et les cris de la foule, dans une ola de maisons qui s’écroulent.

Incapables de lutter, incapables de nous enfuir, bien vite on nous intima de nous réfugier dans des abris antiatomiques, abandonnant la surface à l’incendie furieux qui ravageait la ville et crachait la fumée, postillonnait la cendre.
Je ne voulais pas m’y résoudre. Je te cherchais dans ce brouillard épais qui m’attaquait les yeux et m’emplissait le nez, tapissant mes poumons d’une poudre d’acier. Mais, quand au loin je vis ton corps torche vivante, que ma course effrénée ne parvint pas rattraper ton dernier souffle, je me laissai traîner par mes compagnons d’infortune pour te pleurer sous terre.

Aujourd’hui, c’est le printemps sur la ville de dunes grises, d’arbres noirs et de béton en partie désarmé. Le soleil a percé la couche de particules fines. J’ai trouvé le courage de marcher jusqu’au quartier des affaires.
Les immeubles sont en ruine. De mon bureau ne restent qu’un sol à moitié effondré et un pan de mur hébergeant deux fenêtres dont les vitres, curieusement, n’ont pas éclaté.
Le meuble de métal sur lequel j’écrivais a encaissé les flammes sans se désagréger.
J’ouvre le tiroir, machinalement, pour m’occuper les mains, l’esprit. Par réflexe.
Dedans, je trouve le rapport d’activité de l’entreprise, celui de l’année dernière. Il est amoché. La couverture en plastique a fondu sur la page de garde, la spirale a collé la tranche et fixé l’ensemble au fond du tiroir. Je tire dessus pour le récupérer. Pourquoi ? Je ne sais pas. Une façon peut-être de convoquer le passé, de se rappeler qu’il y a eu un « avant » : ce rapport l’atteste.
Les dernières pages refusent de se rendre, les autres cèdent à mon élan. Je feuillette le document. Je me souviens combien tu t’étais moquée de mon air sérieux et absorbé alors que je comparais les chiffres des années successives. Je me souviens que tu m’avais dit « Fais voir. », juste pour me distraire, « Je te le garde précieusement pendant que tu vas acheter des pizzas. » Et tu m’avais pris des mains le dossier parce que tu avais faim. Je me souviens de ta façon de faire semblant, de tes « Ah oui ! Très intéressant ! » pendant que j’enfilais mes chaussures.
Je feuillette le document et c’est toi que je vois à chaque page : tes yeux, ta moue, ton espièglerie… et, tout à coup, ton écriture qui apparaît barbouillant le compte de résultat d’un « Surpris, mon amour ? » à l’encre sympathique. La chaleur l’a révélé comme une plaisanterie d’outre-tombe. Tu as toujours aimé les blagues, même - surtout peut-être - celles que tu ne faisais que pour toi-même, celles que seul un accident pouvait rendre accessibles aux autres.
Un soleil de printemps éclaire les vitres de mon bureau, mais c’est ton rire qui retentit dans mon cœur pour faire la pluie et le beau temps. Tu me manques cruellement.


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