Site d’accident sur une montagne du désert près de Las Vegas

vendredi 30 mars 2018 par David Philip Mullins, Nathalie Barrié

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Nouvelle de David Philip Mullins traduite par Nathalie Barrié

Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2018

Je randonnais avec mon père dans le désert aux environs de Las Vegas, sur le versant est du mont Potosi, non loin de l’endroit où Carole Lombard, quarante ans plus tôt, avait trouvé la mort dans un accident d’avion. Le sentier sillonnait des pentes raides et pierreuses aux rocs calcaires, traversait une zone dense de peupliers de Virginie et de plumeaux des Apaches, puis déroulait ses lacets au centre d’un canyon peu profond qui creusait une balafre au flanc de la montagne. Le soleil perçait entre les branchages tandis que nous prenions tour à tour des lampées au goulot de la gourde de mon père, un vieux modèle en inox, vestige de ses années d’armée. « Fait chaud, aujourd’hui », dit‑il, et quand il se retourna, on eût dit qu’il pleurait.
Ce n’étaient pas des larmes, mais des gouttes de sueur qui lui coulaient du front jusqu’au coin des yeux avant de ruisseler sur ses joues. L’idée me vint alors que je n’avais vu mon père pleurer qu’une fois, le jour où, quelques semaines plus tôt, nous avions fait une partie de catch dans le séjour et où je lui avais envoyé un coup de coude dans le nez, brisant ses verres de lunettes. Du sang avait perlé à ses narines et ses yeux s’étaient embués. Il n’avait pas pleuré à l’enterrement de mon grand-père, ni le jour où je l’avais vu s’entailler profondément la cheville avec un sécateur dans notre jardin, pas plus, d’après ma mère, que le matin de ma naissance, bien qu’il lui eût dit que j’étais la plus belle chose qu’il avait jamais vue en ce monde. J’ai longtemps cru que seuls les enfants avaient le droit de pleurer, les enfants et les femmes, peut-être, vu que ma mère avait la larme facile.
– Grâce au ciel, voilà de l’ombre, dit-il en toussant dans son poing fermé. Il cherchait sa respiration, essuyant son visage en sueur. Il écarta un enchevêtrement de branches basses et nous arrivâmes dans une clairière où gisait, à l’ombre d’un yucca, une casquette de chasseur au motif camouflage vert et brun.
– On dirait que quelqu’un a perdu ça, dit-il. C’était une casquette fanée et usée, dont la visière faisait un pli au milieu. Il la ramassa, la brossa et la déposa sur le bras épineux d’un arbre de Judée abattu. Mon père était le genre de type qui faisait volontiers un détour pour restituer un porte-monnaie perdu à son propriétaire.
– Et si elle appartenait à un habitant du coin ? dis-je. Un sans‑abri, ou un fugitif qui vit dans un carton, dans le désert.
Mon père pencha la tête, comme quand il faisait semblant de réfléchir à une chose qu’il jugeait improbable. Je n’avais jamais vu de sans‑abri dans le désert, mais en observant les étroits sentiers qui serpentaient entre les cactus candélabres derrière chez nous, j’avais souvent trouvé les restes de ce que je supposais être leurs beuveries nocturnes : mégots de cigarettes, tessons de bouteilles de whisky, draps déchirés et vieilles chaussures marron, de temps à autre un préservatif usagé et un exemplaire pâli de Penthouse ; une rumeur disait que quelque part au cœur du Mojave, vivait toute une communauté de clandestins, gitans et autres itinérants qui allaient et venaient par une route secrète et dormaient dans des cabanes de fortune, dressées à grand renfort de branches d’ocotillo et de cannettes d’aluminium.
– Ça me déplairait pas de vivre ici, dans la montagne, dis-je. Si j’avais soif, je boirais l’eau des cactus. Et je mangerais des serpents et des lézards. Je ferais tout ce qu’il me plairait.
Le diagnostic sur l’état de mon père n’avait été posé que quelques mois plus tôt. J’avais encore du mal à mémoriser le nom officiel de sa maladie : fibrose pulmonaire idiopathique, des mots qui, prononcés par ma mère, semblaient désigner une chose exotique mais anodine, davantage semblable à une double hélice dessinée sur un tableau noir qu’à l’affection invalidante qui devait emporter mon père quelques années plus tard. Il n’était pas censé faire de la randonnée en montagne malgré la douceur automnale, mais il tenait à rester actif et levait les yeux au ciel dès que ma mère le suppliait de se reposer. Il ne semblait pas accorder à son état de santé plus de crédit qu’à une simple rumeur. Le soir, dans mon lit, je retenais mes larmes, rêvant de m’échapper de la maison, de vivre seul dans les rues ou dans le désert. J’avais quatorze ans et j’étais encore très naïf.
– L’eau des cactus ne suffirait sûrement pas à étancher ta soif, répondit mon père. Tu mourrais, ici. Crois-moi.
Il se trompait rarement sur quoi que ce fût et sa nouvelle voix, asséchée et affaiblie par les quintes de toux qui lui empourpraient le front et faisaient bleuir ses lèvres, détonnait avec la figure d’autorité qu’il représentait à mes yeux. Les gens semblaient le respecter et disaient du bien de lui en son absence. La seule personne que j’avais vu lui tenir tête était ma mère, qui lui parlait parfois comme à un enfant. Mais depuis qu’il avait reçu son diagnostic — toujours sans une larme — elle n’avait plus pour lui que des témoignages d’affection. Elle lui tenait la main en public et le soir, quand ils regardaient la télévision, elle posait la tête sur son épaule.
Mon père repoussa la casquette du bout de son godillot et remit la gourde dans son sac à dos.
– On y va ?
– Essayons de trouver le site de l’accident, répondis-je.
Il consulta la carte de randonnée, respirant avec difficulté.
– On n’est plus très loin, je pense, estima‑t‑il.
Nous marchions depuis plus d’une heure, et je savais qu’il était épuisé. Je n’étais pas sûr qu’il pût aller beaucoup plus loin, mais j’étais jeune, pas très raisonnable et je voulais voir le lieu où l’avion s’était écrasé. Je voulais voir l’endroit où la star de cinéma était morte.

*

Une demi-heure plus tard, nous arrivâmes sur le site. C’était un DC-3 qui, le 16 janvier 1942, avait explosé contre le flanc de la montagne, projetant une gerbe de feu dans l’obscurité du ciel d’hiver. Après notre départ de la ville en direction de l’ouest dans la Buick LeSabre neuve de mon père, j’avais lu le compte rendu de l’accident sur le guide de randonnée. Outre Carole Lombard, l’avion transportait sa mère, quinze soldats et un publicitaire de la MGM qui s’appelait Otto Winkler.
– C’est ici, dit mon père.
Le plus gros de l’appareil – ce qui restait du fuselage et des ailes – avait été enlevé depuis longtemps, mais l’endroit était encore jonché de tuyaux en caoutchouc, de bouts de fil de fer tordus, d’éclats de verre et de morceaux d’aluminium aplatis. Des épingles à nourrice rouillées, des boutons fondus brillaient comme de l’obsidienne dans la lumière chaude de midi. Ce qui ressemblait à une pièce de moteur faisait bloc avec la montagne : un objet corrodé, dentelé, soudé à la paroi rocheuse. Dans le sol inégal, des trous avaient été creusés ici et là, m’expliqua mon père, par des chasseurs d’or à la recherche de l’alliance de Carole Lombard. Clark Gable, son mari à l’époque, avait offert une récompense à qui la lui aurait rapportée, mais on n’avait jamais retrouvé la main gauche de sa femme.
– Regarde‑moi ça, dis-je.
– Ne touche à rien, dit mon père, les yeux plissés pour se protéger du soleil. Laisse tout exactement tel que c’est. C’est un endroit sacré, Nick.
Le silence avait quelque chose de surnaturel. Un haut piton rocheux nous surplombait, entouré de longs agaves verts, massés en buissons serrés sous l’ombrelle azurée du ciel. Pendant quelques minutes, ni lui ni moi ne dîmes un seul mot. Je réalisai soudain que c’était peut-être notre dernière randonnée ensemble, mais il me semble en y repensant aujourd’hui que je refusais d’y croire. Mon père s’assit au bord du chemin, sur un éboulis de pierres blanches, fixant le site d’un air morose, comme si des amis à lui ou des membres de la famille avaient péri dans l’accident.

Je l’aimais, bien sûr. À l’idée de le voir disparaître un jour de ma vie, je sentais mon cœur s’affoler comme celui d’une bête traquée et le souffle me manquer. Je savais qu’il m’aimait aussi — j’étais son enfant, son fils unique — et qu’il s’inquiétait pour moi quand il pensait à la probabilité de sa mort prématurée.
Il restait assis là, le regard fixe. Je voyais bien qu’il était préoccupé. À ce moment‑là, j’aurais pu lui dire mille choses, mais mon côté égocentrique et irrationnel lui en voulait d’être malade ; une partie de moi désirait le faire pleurer à nouveau, comme quelques semaines plus tôt dans notre séjour, et je lui dis, dans cette étrange poche de silence, la pire chose à laquelle je pouvais penser : qu’il ne me manquerait pas quand il serait parti. Ces paroles s’échappèrent de ma bouche, complètement injustifiées, sans aucun rapport avec la conversation précédente. Et fausses.
– Quoi ? dit mon père. Qu’est ce que tu viens de dire ?
Je voyais ma mère en veuve, drapée de noir, et je pensais à la casquette de chasseur que nous avions trouvée, essayant d’imaginer ce que cela devait être de vivre ici, en pleine nature, seul dans la montagne déserte. La colère bouillonnait en moi.
– Pourquoi me dire ça, Nick ? Mon père me regarda, le visage durci. Pourquoi me dire une chose pareille ? demanda-t-il, mais je ne répondis pas. Je n’en avais pas la moindre idée.
Alors, en effet, il se mit à pleurer, la tête basse, une main appuyée sur sa bouche. Un moment, il eut l’air d’être en proie à une grande souffrance physique. Je n’avais aucune envie de voir ça.
Je savais que je lui devais des excuses, mais j’étais incapable d’ouvrir la bouche. Je ne pus même pas verser une larme. Je restai planté là, honteux de ce que j’avais fait, me demandant qui j’étais et quel homme j’allais devenir.


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