Ce nouveau boulot me bousillait le dos un peu plus chaque jour.
Un job minable. Je rechapais des pneus dans une petite boîte de la banlieue de Madison près de Milwaukee dans l’état du Minnesota, située sur une des hauteurs de la ville, en face d’un terrain en friche avec vue sur le lac Mendota. Ils étaient ensuite achetés par des fauchés qui n’avaient pas les moyens de se payer un train de pneus neufs.
La semaine où j’avais commencé, le contre maître m’avait prévenu que la machine qui soulevait les pneus habituellement était en réparation. Je devais les monter à la main pour les placer sur l’axe qui les faisait tourner, après je ponçais et râpais les zones à remplacer, mais ça, c’était facile à faire, j’avais juste à appuyer sur un bouton et viser droit. Non, le plus dur, c’était de les soulever. En fin de journée ça représentait un sacré paquet de kilos.
En plus je ne devais pas traîner, les autres gars derrière attendaient pour faire leur job, vu que j’étais le premier de la chaîne.
J’avais fait copain avec un gars du nom de Larry Stoner. Le bonhomme avait perdu trois doigts dans une usine d’emboutissage de Détroit, à l’époque où on construisait encore des voitures là-bas, coupés nets à hauteur de la première phalange, mais il fallait voir comme il se servait de ses moignons, il pouvait tout faire avec. Lui, il s’occupait du contrôle, à la fin des opérations.
Le midi on se posait côte à côte sur le parking avec vue sur le lac et on avalait nos sandwichs ensemble. Le sien, c’est sa fille qui le lui préparait, sa femme avait fichu le camp avec le comptable de l’association d’entraide aux personnes en difficulté de la ville où elle était coordonnatrice. Le père et la fille vivaient comme des reclus dans une tour pleine de courants d’air. Elle lui concoctait des sandwichs de rôti froid ou d’omelette et elle mettait souvent des cookies pour le dessert. Moi, j’achetais les miens chez Dickson, sur Main Street, en venant le matin. Œufs, tranche de dinde et lard, avec des gros cornichons et plein de mayonnaise, un truc qui me tenait l’estomac au chaud pour l’après-midi.
Et voilà que vendredi, le dernier jour avant le week-end, je parle à Larry de la fameuse machine en panne, et là, il se met à se marrer.
La machine, en fait, était en panne depuis des mois et ils ne comptaient sûrement pas la faire réparer. Trop cher pour eux. Ils préféraient embaucher de pauvres pommes comme moi pour faire le sale boulot.
Alors le soir, quand le contremaître, un grand costaud du nom de Sam, m’a tendu mon enveloppe pour la semaine, je lui ai dit que, nom d’un chien, il ne me reverrait pas de sitôt dans sa boîte crasseuse. J’ai compté les cinq billets de cent qu’il venait de me donner et je suis sorti.
Dehors, j’ai salué Larry, je suis monté dans la voiture, j’ai mis sur drive et j’ai filé. En conduisant, je pensais au paternel qui avait trimé dans les années 1960 chez General Motors à Détroit. Toutes ces années dans la même usine, sur la même chaîne, à faire les mêmes gestes. Je comprenais mieux son penchant pour la bouteille, il n’était pas méchant, il ne m’avait jamais bastonné, ni ma mère non plus, assis sur son canapé, éreinté de sa journée, il s’endormait souvent après le repas et se mettait à ronfler comme une locomotive. Ma mère allait passer la soirée chez les voisins et moi je traînais dans le quartier. Nous étions un tas de gosses qui cherchions à savoir si l’herbe n’avait pas un meilleur goût ailleurs.
J’ai arrêté la voiture devant chez Kelly’s, je voulais faire une partie de billard et boire un coup, surtout boire un coup. J’ai salué Donna derrière son comptoir et commandé son spécial. Elle verse du whisky dans un petit verre à liqueur et, ensuite, l’immerge dans un grand verre à bière. Comme par magie, le petit verre coule au fond du grand et les bulles de la bière font lentement remonter le whisky. Elle dit qu’elle a appris ça à Vegas. Elle était barmaid au Bellagio, le grand hôtel, enfin c’est ce qu’elle raconte. Elle a plein de tatouages sur les bras et sur les épaules. Une belle fille, mais vaut mieux pas essayer de la baratiner, elle t’envoie sur les roses direct, elle n’aime pas ça le baratin pendant le boulot, Donna, mais ça ne l’empêche pas certains soirs de se tirer avec un gus. Enfin, c’est ce qu’on m’avait dit, moi je n’avais jamais essayé, les tatouages, ça me débecte, tu ne vois pas que le truc déteigne sur toi dans la nuit, en plus j’aurais eu l’impression d’être au lit avec une bande dessinée, et puis pas sûr qu’elle aurait marché avec moi, mais de toute façon j’avais déjà Lisa à la maison.
Le billard était occupé par deux Afro-Américains, deux types que je n’avais jamais vus là, l’un des deux avait gardé ses lunettes de soleil, je me demandais ce qu’il pouvait voir avec, malgré les deux puissants luminaires qui éclairaient la table.
Je me suis assis sur une chaise proche pour les regarder jouer. L’autre avait une veste en cuir et un pantalon blanc, avec des santiags croco vertes aux pieds. Les deux jouaient en se marrant, sans compter les points et puis veste-en-cuir m’a demandé si je voulais faire une partie, j’ai accepté. Après la première que j’ai gagnée, il m‘a alors proposé de mettre un petit enjeu, style cinq dollars. Donna derrière son comptoir me faisait de grands signes mais j’avais compris que c’était un arnaqueur, rien qu’à sa manière de tenir la canne. Je me débrouille pas mal au billard, mais contre un pro je n’avais aucune chance. Tu crois toujours que tu vas gagner avec eux et puis sur le dernier coup ils te sortent un truc pas possible et rajoutent « T’as vu mec, j’ai eu un sacré coup de chance quand même ! » le genre à la Eddie Felson, Eddie le rapide.
Je lui ai proposé de jouer les boissons, mais il a refusé.
Je leur ai laissé le billard et je suis allé m’asseoir sur un tabouret au comptoir. On a un peu parlé avec Donna mais elle avait plein de boulot. Le vendredi soir, les gars ont de gros billets dans les poches et en plus Bruce Springsteen tournait en boucle. Moi, la musique ça me prend la tête, je lui préfère le silence. Après j’ai repris une bière, mais sans whisky à cause des contrôles de flics sur la route et je suis rentré à la maison, j’ai pris le chemin le plus long par Fitchburg, j’ai tourné sur University avenue et longé une partie du lac aussi. J’étais préoccupé, le boulot ne foisonnait pas à Madison, il fallait que je reparte en quête d’un gagne-pain, mais je ne voulais pas finir à cinquante ans usé comme une vieille charrette.
Avec Lisa, on loue l’annexe d’une grande bâtisse, un ancien corps de ferme, un petit truc sympa près d’une voie ferrée. C’est que des trains express qui passent, terminus Nashville, Atlanta, Miami, ils filent tous droit vers le soleil.
Il n’y avait pas de lumière quand je suis arrivé. J’ai pensé qu’elle était sortie faire deux courses. J’ai pris un des petits cigares que je fume le soir, je me suis servi une bière et je me suis affalé sur le canapé, j’avais mal au dos, j’ai calé un coussin derrière moi, contre la banquette et j’ai allongé mes jambes sur la table basse.
J’ai attrapé le Sentinel, un journal du coin. Là, c’était un vieux numéro. J’ai feuilleté quelques pages. Sur la dernière il parlait de Miami et des gars qui venaient tenter leur chance. Le boulot ne manquait pas à cause du tourisme, des Américains, mais aussi des Européens.
Les hôtels, les restaurants cherchaient du personnel, pas forcément qualifié, on demandait aussi des gars dans le bâtiment et des menuisiers et des charpentiers de marine, la construction de bateaux de plaisance était en plein boom et ça, c’était mon premier métier.
J’avais travaillé dans une entreprise qui fabriquait des bateaux pour naviguer sur le lac Mendota. J’étais resté dix ans et puis le patron avait pris sa retraite et vendu à une grosse boîte qui s’était séparée de la moitié des effectifs, ça faisait doublon, j’avais fait partie de la charrette.
Je me voyais bien au soleil de Floride, un petit bateau pour pêcher le week-end, sailfish, mérou géant, les eaux là-bas sont remplies de belles prises. Quand j’ai entendu un des derniers express du soir passer, je me suis imaginé sur une plage de Miami avec Lisa.
Le téléphone m’a sorti de ma rêverie.
– Allo, Ed ?
– Oui.
– Je suis chez Dennis.—
– Mais, qu’est-ce que tu fous là-bas ?
– Il a appelé, il avait besoin de parler, alors je suis passé chez lui et là on boit un verre.
– … Tu pouvais pas lui parler au téléphone ?
– Il n’était pas bien, pas le moral quoi.
– T’es devenue assistante sociale ?
– Bon écoute je vais pas traîner, on en reparle quand je suis à la maison.
Et elle a raccroché.
Je me suis levé, passablement énervé, qu’est-ce que ma femme faisait chez ce type ? Je me suis servi une bonne rasade de whisky et j’ai marché de long en large dans le séjour.
Dennis Freeman, c’est un gars qu’on avait connu avec sa femme dans un grand loto que la ville organisait tous les ans. On était assis côte à côte et nos femmes avaient gagné plusieurs fois, des trucs comme un jambon, une location de voiture pour un week-end, une boîte de chocolats aussi. On avait rigolé et sympathisé.
Elle, elle s’appelait Dorothy, une grande et belle fille qui excitait les hommes, fallait voir comme ils la regardaient et ça ne semblait pas lui déplaire en plus. Lui, beau mec, mais plus renfermé, pas très causant, il travaillait à la bibliothèque de la mairie, une belle planque . Dorothy, on a jamais su ce qu’elle faisait exactement. Elle disait qu’elle était commerciale, mais on ne savait pas ce qu’elle vendait. Elle avait une belle Ford Bronco, un modèle de luxe. On s’est reçu plusieurs fois, ils venaient manger à la maison, et nous chez eux, et puis il y a quelques mois il a appelé pour nous dire que la grande et belle fille était partie.
Elle l’avait laissé tomber comme une vieille chaussette, alors il est venu une fois à la maison, il a même pleuré, assis sur le canapé du salon, mais depuis on n’avait plus eu de ses nouvelles.
Je me suis calmé, j’avais faim, je suis allé dans la cuisine me préparer quelque chose à manger.
J’ai cassé deux œufs sur le bord de la poêle, j’ai rajouté des haricots rouges déjà cuits dans leur graisse et j’ai laissé chauffer. J’ai mis tout ça dans une assiette, avec deux tranches de pain de mie passées au toasteur et j’ai mangé debout, devant le comptoir de la cuisine. J’ai repris une bière dans le frigo. Chaque fois que je l’ouvrais, il branlait d’un côté ou de l’autre. Il n’allait pas faire de vieux os. De toute façon, il n’était pas à nous, on avait loué entièrement meublé. On avait perdu toutes nos affaires, mobilier, vêtements, souvenirs, dans l’incendie de notre maison, achetée à crédit, bien des années auparavant. Un électricien de la ville avait fait des travaux la veille et le lendemain tout avait flambé. L’assurance traînait des pieds pour nous rembourser. Pourtant, Lisa travaillait aux contentieux d’une entreprise du bâtiment mais, malgré ses lettres recommandées et le travail de notre avocat, on avait juste touché un petit acompte, on attendait tous les jours de recevoir le solde.
Après, j’ai lavé mon assiette, la poêle et les couverts, j’ai tout essuyé et rangé dans les placards, je me suis fait un café et j’ai attendu.
J’ai patienté une heure, mais pas de nouvelles de Lisa. Pourtant, le gars Dennis n’habitait pas très loin de chez nous, à un quart d’heure environ.
Alors, j’ai appelé chez lui en appuyant sur la touche du dernier numéro reçu du combiné, mais ça a sonné dans le vide. À la fin, j’ai entendu la voix de Dennis, mais c’était son répondeur. Exaspéré, j’ai décidé de débarquer là-bas. J’ai pris mon fusil de chasse dans la remise, j’ai pas trouvé les cartouches mais je l’ai quand même emporté avec moi.
En passant devant la boîte aux lettres, dans un réflexe, j’ai récupéré le courrier.
Je crois que j’ai roulé très vite. J’ai renversé un conteneur à poubelles en arrivant devant chez lui et laissé la voiture au coin d’un garage, avec deux roues sur le trottoir, mais je n’ai pas pris le fusil, de toute façon je n’avais pas de cartouches. J’ai sonné à la porte de la maison. Une belle baraque blanche avec de grandes baies et une pelouse bien entretenue, on était déjà venus avec Lisa.
Et puis Dennis a ouvert, il était habillé d’un pull col roulé et d’un jean, je lui ai demandé où était Lisa.
– Entre Ed, on est au salon.
J’ai longé le petit couloir et je suis arrivé dans la pièce. Un grand salon décoré à l’ancienne. Les choix de Dorothy. D’après Dennis, elle avait choisi les meubles et les teintes des rideaux avec autant de soin qu’un dentiste pour arracher une dent.
Lisa était assise sur le canapé, les jambes repliées sous elle, ses escarpins posés au sol.
Elle avait une tasse de café à la main, sur la table devant elle, une assiette vide avec une petite cuillère posée sur le bord et dans un plat, une tarte déjà bien entamée. Une faible lumière jaune éclairait la pièce.
– Ed, je t’ai dit que j’arrivais.
– Ça fait plus d’une heure que tu as téléphoné et quand j’appelle personne ne répond.
– Je savais que c’était toi et comme j’allais partir, j’ai dit à Dennis de ne pas répondre.
– Tu allais partir, mais t’es toujours là, tu te fous de moi ?
Elle n’a pas répondu, mais elle me regardait passablement agacée.
Lui aussi me regardait. J’avais l’impression d’être un acteur en train de jouer une pièce de théâtre, une mauvaise pièce, avec le mauvais rôle en plus.
Dennis a voulu intervenir.
– Excuse-moi Ed, c’est ma faute, j’arrêtais pas de parler de Dorothy et Lisa a eu la gentillesse de m’écouter.
Habituellement, j’ai plutôt bon caractère, mais faut pas m’énerver sinon ça devient compliqué de m’arrêter, pour moi et surtout pour les autres.
– Écoute Dennis, vaut mieux que tu fermes ta gueule là.
Il a voulu se lever, mais je l’ai poussé et il est retombé sur le canapé. Il ne s’y attendait pas. Il n’avait pas l’air d’être un grand courageux.
– Tu comptes faire quoi Ed, nous tabasser tous les deux ?
C’était Lisa qui parlait. J’ai répondu un truc à la con du style :
– Je sais pas … peut-être.
– Alors, dépêche-toi. Moi, j’ai envie d’être dans mon lit, à moins que tu préfères que je dorme ici.
Ça, c’était du Lisa tout craché, un aplomb incroyable, la fille. Dans tous les coups durs, elle était là. Il n’y avait pas grand-chose qui lui faisait peur, même pas moi. Pourtant, depuis le temps, elle m’avait déjà vu m’énerver et même quelquefois faire le coup de poing. Elle s’est levée, a mis ses chaussures, a récupéré son manteau, elle tenait son sac à deux mains et me regardait.
– Alors, on y va ?
Je n’ai rien dit, j’ai juste jeté un coup d’œil à Dennis qui n’en menait pas large. J’ai filé par le couloir et elle m’a suivi. Dehors avant de monter dans la voiture, elle m’a dit :
– Bien visé la poubelle !
Mais quand elle a vu le fusil sur la banquette arrière, elle a ajouté :
– Tu voulais faire un carton sur nous avec ta pétoire ? Et en plus je suis sûre que tu n’as pas trouvé les cartouches. Mais tu croyais quoi ? Me trouver au lit avec lui ? Ou que j’allais partir pour filer le parfait amour avec cette fiche molle ? Je suis pas Dorothy moi, tu devrais le savoir depuis toutes ces années, et si tu étais rentré de suite après le boulot, tu m’aurais trouvée à la maison.
Je n’ai rien répondu et j’ai préféré la fermer aussi pour le boulot, pas la peine de lui raconter mes déboires, la soirée avait été assez mouvementée comme ça.
Une fois arrivés, elle est allée dormir. Moi, j’ai traîné un peu dans le salon, je me demandais où étaient passées ces cartouches, j’ai fouillé partout, mais je n’ai rien trouvé.
Et puis j’ai jeté un coup d’œil au courrier que j’avais posé sur la table, il y avait une facture d’eau et une lettre de la compagnie d’assurance.
Je l’ai ouverte. À l’intérieur, j’ai trouvé un chèque avec le décompte, 400 000 dollars pour la maison et 30 000 pour les meubles et les effets personnels.
J’ai cogité toute la nuit. Le matin, quand j’ai entendu le premier Express qui filait vers le soleil, je me suis levé et j’ai appelé une entreprise qui faisait de la construction navale près du port de plaisance à Miami. J’ai décliné mon identité et mon CV. Le gars a fait un bond à l’autre bout du fil. Il m’avait reconnu de suite, on avait bossé ensemble, il dirigeait l’atelier où j’avais travaillé pendant dix ans.
– Écoute Ed, débrouille toi pour être là lundi, j’ai besoin de types qualifiés ici, des comme toi j’en trouve pas dans le coin et pour le salaire on va faire le max, tu ne vas pas le regretter.
Quand j’ai porté le plateau du petit déjeuner à Lisa, elle a ouvert les yeux et s’est calée pour que je le pose sur le lit. Je lui avais fait un double café et des tartines avec de la gelée au raisin, elle adore ça. J’avais aussi rajouté une fleur dans un verre d’eau et posé le chèque sur le plateau. Quand elle l’a vu, elle a compris ce que c’était, je lui ai alors demandé.
– Ça te dirait qu’on aille se la couler douce à Miami ? J’ai trouvé une boîte qui veut m’engager à partir de lundi.
Elle s’est rapprochée de moi, a collé ses grands yeux bleus au fond des miens et m’a chuchoté :
– Quand tu auras retrouvé tes cartouches et que tu les auras déposées avec ta vieille pétoire au bureau du shérif, bad boy… Alors là, pourquoi pas...