Herculine, la géante à barbe, réunit un matin Rosa la femme-éléphant, Boniface le cul-de-jatte, Blanche et Mélanie les sœurs siamoises, et leur annonça de sa voix de stentor : « J’en ai assez d’être un phénomène de foire, une curiosité qu’on vient dévisager les yeux écarquillés, d’amuser les badauds du dimanche qui viennent glaner ici leur petite dose de frisson en admirant monstres et prodiges. La compagnie du montreur d’ours, des contorsionnistes, des ventriloques et cracheurs de feu me manquera sans doute, mais j’aspire à une retraite tranquille, loin des regards. Moi, Herculine Barbaud, je veux être enfin quelqu’un ».
Elle leur exposa une idée qui leur parut d’abord extravagante. Ils s’étaient toujours demandé d’où sortait cette originale qui avait des idées incroyables. Elle n’était décidément pas comme tout le monde mais ils se gardaient bien de commenter le fait : c’eût été l’hôpital se moquant de la charité. Elle s’exprimait bien et ils l’écoutèrent dérouler son idée jusqu’au bout. Elle comptait fonder une Confrérie autonome des différents et des bizarres à l’écart du village, loin dans la campagne, dans un corps de ferme abandonné ou dans un bâtiment construit pour les besoins de la cause. Ceux qui s’y installeraient vivraient de maraîchage, élèveraient des poules, trairaient leur vache. Ils mettraient en commun leurs talents pour subvenir à leurs besoins et mèneraient de la sorte une vie frugale en autarcie complète. Ainsi, personne ne viendrait plus les ennuyer : ils auraient enfin la paix et vivraient heureux entre eux. L’idée, bien expliquée, était tout compte fait fort séduisante.
Les voilà sillonnant la campagne, Blanche et Mélanie en tête, qui trottinaient avec détermination sur leurs trois jambes et deux cannes tandis que Boniface, trônant sur une carriole tirée par l’âne Bobichon, fermait la marche. Une vieille bâtisse et un puits abandonnés au milieu d’une prairie leur parurent faire l’affaire. Et les voici retroussant leurs manches. Ayant fait quelques sommaires aménagements, ils s’en retournèrent au village. Et les voilà déambulant sur les places, au marché, à la foire, arpentant rues et ruelles, accostant ceux qu’une particularité distinguait des autres, les étonnants, les étranges, les éclopés, les obèses, les bègues : ils leur parlaient de la Confrérie, les invitaient à en faire partie. Après Herculine, de loin la plus convaincante de tous, Rosa excellait également dans l’art de persuader. « Entre différents, on se comprend », « Ils ne veulent pas de nous ? Faisons sans eux ! » : à coup de slogans bien sentis, ils réunirent une vingtaine de personnes en quelques jours.
Les départs concomitants de ces différents furent remarqués et amplement commentés. On jasa, on se gaussa. Piqués par la curiosité, des villageois se rendirent sur les lieux pour épier de loin ce qui s’y passait. On rapporta que des échafaudages s’élançaient vers le ciel, que des rires fusaient, que des chants s’élevaient dans l’air du soir. Certains prétendirent avoir aperçu des rondes, des danses, et la renommée du lieu se répandit comme une traînée de poudre à travers la contrée.
C’est ainsi qu’affluèrent rapidement toutes sortes de gens : des aveugles, des sourds, des muets qui furent reçus à bras ouverts et s’intégrèrent aisément à cette communauté faite de singularités toutes plus singulières les unes que les autres. Une réflexion collective permit de fixer les règles de vie : le premier précepte fut qu’on s’habillerait dans des tenues multicolores, promesses de vitalité et d’un pluralisme joyeux. On se donna le papillon pour mascotte et l’arc-en-ciel pour emblème.
Bientôt, de nouveaux arrivants vinrent corser la diversité des confrères : des vagabonds en quête d’un abri, des marginaux, des énergumènes se disant en contact avec l’au-delà, qui entendaient des voix ou se roulaient par terre entre délire et transe, des sorcières voulant échapper au bûcher. Toute une faune d’inclassables se mit à solliciter le gîte et le couvert. Blanche et Mélanie, qui étaient responsables du dîner et circulaient en cahotant dans le réfectoire, poussant devant elles un chariot de plats, tandis que le coquet Eustache, qui dissimulait sa calvitie sous un large chapeau de paille et arborait de copieuses moustaches en croc, aussi fournies que lustrées, posait sur les tables potages fumants, beignets et gratins, commençaient à saisir au vol, ici et là, dans le brouhaha généralisé, des bribes de conversations dans lesquelles certains exprimaient des doutes et des inquiétudes.
C’est qu’il commençait à y en avoir, du monde, à la Conf’, au point qu’il avait fallu construire un deuxième bâtiment, puis un troisième. Car des villageois s’étaient avisés de placer là des membres de leur famille dérangeants, pas présentables, pas sortables : mythomanes, kleptomanes, nymphomanes, idiots à peine capables de garder les chèvres, vieux séniles, ceux qui faisaient peur, ceux qui faisaient honte, ceux qu’on préférait cacher. Ils leur vantaient les mérites de ce lieu novateur, leur faisaient miroiter une félicité sans nuage ou bien les y emmenaient de force. « Ce n’est ici ni un hospice, ni une prison, ni la cour des Miracles ! » se récriaient de nombreux membres de la communauté, qui voyaient ces nouvelles arrivées d’un fort mauvais œil. Ils voulaient des compagnons motivés, ayant un authentique désir d’apporter leur pierre à l’édifice.
Cependant, l’énergique Herculine insufflait inlassablement un fort esprit d’équipe, une ambiance conviviale et, malgré les difficultés croissantes, la majorité des confrères partageait la volonté de faire de son mieux pour que puisse s’épanouir la fraternité.
A mesure que ces derniers devenaient plus nombreux et divers, de nouveaux sujets de discussion animèrent les tablées qui s’échauffaient d’autant plus aisément qu’un vigneron du pays fournissait maintenant la joyeuse société en une petite piquette rosée, légèrement pétillante et pas désagréable du tout. De mauvaises langues, des esprits mesquins – car n’allez pas croire que ces atypiques étaient tous bons comme du bon pain – prenaient plaisir à épiloguer sur la paille dans l’œil du voisin et se mirent à répandre des commentaires sur les uns et des autres, interrogeant la présence de certains.
La petite Jeanneton, par exemple, une adolescente aussi chétive que pâle et boutonneuse, dont les yeux vairons louchaient et qui était venue chercher en ces parages un peu de répit et de réconfort, n’en pouvant plus des moqueries dont elle était la cible jusque dans sa propre maison, que faisait-elle donc ici ? Certes, elle louchait. Eh bien ! Y avait-il de quoi en faire un flan ? Si tous les bigleux boutonneux devaient s’installer céans... Et ce Rodolphe alors, qui prétendait tout voir en noir et blanc ? Les prenait-il pour des imbéciles ?
— Qu’il nous le prouve, qu’il voit tout en noir et blanc !
Adhémar, sceptique, demandait à voir.
Gisquette et Gervaise, deux rouquines des plus pulpeuses dont les charmes ne passaient pas inaperçus, étaient plus ou moins cousines, se connaissaient pour ainsi dire depuis le berceau et tenaient, disaient-elles, leur chatoyante chevelure d’une aïeule commune. Elles étaient inséparables et vaquaient toujours ensemble aux mêmes tâches au même moment. Elles aimaient à se raconter sans cesse leurs souvenirs des premiers temps de cette société dont elles comptaient avec fierté parmi les pionniers. Tandis qu’elles cancanaient en construisant des pièges à limaces près des jeunes plants de scorsonères, elles se remémoraient l’après-midi où un incompris s’était présenté à l’accueil en disant qu’il se sentait différent. Il fallait voir la tête du brave Lubin entendant cela ! Elle était en effet bien bonne, celle-là ! Fallait-il donc prendre au sérieux même les impressions ? Lubin, incrédule, lui avait répondu avec hauteur que c’était ici un lieu pour les vrais différents. Et Gisquette et Gervaise, qui se trouvaient là, en train de blanchir la loge à la chaux, avaient pouffé tant et tant, et d’un rire si éloquent, que le pauvre incompris n’avait pas insisté.
Mais le pompon fut sans doute le jour où un jeune trouvère de génie, beau comme un dieu et qui jouait de la harpe mieux qu’un ange, eut l’outrecuidance d’oser se présenter à l’entrée. Lubin n’était pas près de s’en remettre, ni les commentaires de tarir. C’était un trouvère connu, dont la plupart avaient entendu parler avant de s’installer à la Conf’. Gervaise l’avait même entendu jouer de ses propres oreilles, un jour, et Rolande aussi. Que venait-il donc faire là, ce musicien admiré, adulé par tous ? Il se disait différent ! Et certainement l’était-il… Ronald et Gontrand, qui, en pleine corvée de désherbage, faisaient une pause à l’accueil avec Lubin entre deux rangées d’échalotes, en étaient bien convaincus. Mais n’était-ce tout de même pas là de la provocation ! Sa présence en ces lieux n’avait, quoi qu’il en dît, ni queue ni tête et, sans prendre le temps de consulter Herculine ni quiconque, Lubin, Ronald, Gontrand, Gervaise et Rolande le prièrent gentiment de faire demi-tour.
La Confrérie autonome des différents et des bizarres avait tant de succès auprès tant de monde qu’elle fit face à un véritable raz-de-marée. On parla d’invasion et l’harmonie qui régnait jusqu’alors se fissura, laissant peu à peu place à la discorde. Des clans apparurent, des sous-groupes, des minorités. Il y eut des différences valorisées, des différences dépréciées. Il valait mieux être borgne et avancer à tâtons, mains tendues en avant ou à l’aide d’une canne, que passer pour un paumé errant sans but dans l’existence. Les nains catholiques s’estimaient plus valables que les nains protestants et réciproquement. On se compara, on se toisa, on se méprisa. D’influents confrères, au premier rang desquels Boniface, Lubin, Gervaise et Gisquette, constituèrent une ligue qui obtint, au grand dam d’Herculine, l’instauration d’une sélection à l’entrée : pour intégrer la communauté il faudrait désormais faire acte de candidature. Les admissions au sein de la Confrérie autonome des différents et des bizarres suscitèrent controverses et polémiques sans fin.
On se sentait à l’étroit, on étouffait. Le pétomane compulsif portait sur les nerfs de tout le monde, devenait insupportable même aux plus patients. La joyeuse mosaïque dont Herculine avait rêvé devint peu à peu un véritable enfer. Certains songèrent sérieusement à creuser une douve ou à édifier un mur pour empêcher la marée de spécimens de tout acabit de continuer à les envahir. D’autres proposèrent de réduire les effectifs en faisant du tri. Mais selon quels critères ?
Herculine, voyant son projet s’autodétruire, faillit rendre son tablier. Mais elle ne se voyait ni retourner à la foire ni partir seule sur une île déserte. Elle avait tout de même besoin des autres pour vivre et être heureuse. Cet échec cuisant l’emplit de mélancolie mais elle ne se résigna pas pour autant à déclarer forfait. D’un reste d’espoir surgit une nouvelle idée. Elle ferait venir un Philosophe qui remettrait d’aplomb les pensées de tout le monde. On repartirait sur des bases claires et tout reprendrait encore mieux qu’au premier jour.
On n’eut aucun mal à dénicher un Philosophe, grand spécialiste d’Aristote et de Saint-Thomas, bedonnant et affublé d’une barbe relativement longue mais surtout mal peignée et pleine de nœuds, qui tenait des propos aussi abscons qu’apparemment profonds. Ce dernier, perché sur un tabouret et faisant force moulinets avec les bras pour captiver la foule ébahie rassemblée devant lui, entreprit de distinguer les concepts de différence de nature et de différence de degré. Quelques bâillements se firent entendre lorsqu’il en vint aux différences génériques et spécifiques. Les différences substantielles et accidentelles induisirent quelques gloussements nerveux ici, des bavardages là, le sommeil chez beaucoup, un frisson de plaisir chez Herculine mais peut-être chez elle seule. Vrai Philosophe ou charlatan ? Le fait est que le savant barbu, Sindulphe de son nom et Docteur de son état, ne fit guère preuve de pédagogie mais embrouilla tout le monde à coup de paradoxes et de casse-tête à résoudre. Y avait-t-il plus de différence entre un homme tronc et un cheval tronc (cas d’école) qu’entre un cheval bicéphale et un cheval cyclope, entre une vache sans sabots et une femme humaine sans doigts qu’entre une vache paralytique et naine et une humaine paralytique mais point naine ? Le fait que ces êtres aient par ailleurs plus ou moins de poils aux oreilles en sus de toutes ces qualités changeait-il quelque chose à l’affaire ? Puis il sema la panique dans les esprits en assénant sans explication que l’homme moyen, parfaitement standard, n’existait nulle part et que chacun pouvait être étranger à lui-même. Il s’ensuivit un affolement généralisé et beaucoup de confusion.
En proie à une ébullition argumentative échevelée, faisant fi de toute méthode et sans avoir précisé l’objet de la discussion, les différents et les bizarres s’empêtrèrent dans une cacophonie de points de vue aussi multiples qu’irréconciliables. Le Philosophe les eût-il dûment initiés aux vertus du dialogue socratique que la promiscuité et l’agacement constant eussent probablement eu raison de la plus sincère bonne volonté. Tout le monde y allait de sa petite opinion. Rosa s’était mise debout sur une table et cherchait à se faire entendre, les mains placées en cône autour de la bouche, Rodolphe tapait sur le dos de sa chaise avec une cuillère pour attirer l’attention, Adhémar s’égosillait à s’en casser la voix. On s’arrachait la parole, plus personne ne s’entendait. Chacun tenant à avoir le dernier mot, les débats virèrent au pugilat et, de colère, on chassa le piètre Philosophe à grands coups de balai. Désespérée, Herculine fit taire tout le monde et annonça de sa voix de stentor la fin de ce projet vicié dès l’origine. Puis, après un silence, elle exprima, visiblement émue et craignant de soulever un tollé, une nouvelle idée.
Si le monde regorgeait à ce point de différents et de bizarres, ne serait-il pas plus judicieux de faire les choses dans l’autre sens ? Ne serait-il pas plus simple de reconquérir le vaste monde, de s’éparpiller à nouveau gaiement à travers villages, bourgs et chemins et de suggérer plutôt aux gens normaux de se regrouper entre eux en ce lieu qu’on leur céderait de bon cœur ?
C’est ainsi qu’on vit Herculine et ses comparses, Boniface siégeant dans sa charrette, Blanche et Mélanie allant clopin-clopant sur leurs trois jambes et leurs deux cannes, Ronald et Rolande jacassant plus que jamais, Eustache et Gisquette bras dessus, bras dessous avec leur futur poupard caché sous la blouse de la belle et tous les autres à leur suite, parcourir la contrée pour informer les gens comme tout le monde, les pareils, les conformes, les conformistes, les banals, les passe-partout, les sans histoire, les fades, les insipides, les identiques, les tous-les-mêmes, qu’un lieu fabuleux les attendait où ils pourraient se protéger à l’écart du monde, où ils ne seraient plus jamais importunés par tout ce qui dépasse, par tout ce qui sort de l’ordinaire, par tout ce qui surprend. Il y régnerait une uniformité inégalée, une paix olympienne à la limite de l’ennui, et ils pourraient nager là dans un bonheur sans mélange et sans vagues au milieu de leurs semblables.
Si ce contre-projet sembla dans un premier temps susciter un certain intérêt, peu de gens se sentirent en réalité foncièrement concernés. Quelques psychorigides angoissés qui revendiquaient une normalité parfaite et avaient peur de tout allèrent s’installer là-bas. Ce fut vite l’enfer glacial de l’identique, la froideur mortifère du même, au point que les normaux eurent besoin de pimenter leur plate existence et inventèrent spontanément divers motifs de dispute. Ils ne s’entendirent bientôt plus sur les critères d’admission : tel semblait parfaitement ordinaire à l’un qui paraissait excentrique à l’autre et cet enfer eut tôt fait de se vider à son tour. Seuls demeurèrent quelque temps deux jumeaux monozygotes qui finirent par glisser de morosité en neurasthénie et par rentrer eux aussi au village.
Herculine s’étant mystérieusement volatilisée et chacun ayant repris son train de vie ordinaire, cette folle aventure sombra vite dans l’oubli.
Des pèlerins vinrent à passer par là, qui s’étonnèrent de trouver trois immenses bâtisses et un puits à l’abandon au milieu de nulle part, parmi les herbes folles en ce lieu désert où l’on n’entendait que le bruit du vent. Ils se grattèrent la tête, s’inspectèrent en toussotant les uns les autres, avec insistance et de la tête aux pieds, vaguement gênés et visiblement perplexes, et leurs regards se perdirent à l’horizon, là où le bleu du ciel et le vert des collines se confondent, lorsque le lettré du groupe leur lut cette inscription qu’une main avait gravée sur le frontispice du bâtiment principal et qui disait : « Vous qui cherchez des différents et des bizarres, circulez : il n’y a rien à voir ! »