Rendez-vous place Stanislas

vendredi 2 juin 2023 par Stéphane Rosière

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2023

Fraîchement nommé maître de conférences à l’université de Nancy, je fis, en 1994, la découverte de cette ville. Durant l’automne de ma prise de fonctions, je traînais ma solitude d’hôtel en hôtel, tuant le temps en attendant le week-end, synonyme de retour chez moi, à Paris, où j’avais construit ma vie et que, malgré mon nouveau poste, je n’entendais pas abandonner. Convaincu que l’existence ne pouvait se résumer au travail, dans les cafés de la vieille ville, et notamment au Pinocchio qui devint vite mon quartier général, je recherchais de la compagnie, le sel de la vie.
C’est sur le campus que je fis la rencontre décisive d’une bande d’étudiants en lettres qui organisaient des lectures, des débats et autres événements littéraires autour de Nicole Granger, leur enseignante charismatique. Parmi eux, il y avait Christian, tignasse brune à la Jim Morrison, perpétuellement ébouriffé, rire perçant audible à des kilomètres, amateur de jeux de mots et de contrepèteries, un joyeux drille et un garçon attachant. Avec ses amis de la fac, Christian fréquentait aussi le Pinocchio, j’avais dix ans de plus qu’eux, mais malgré tout, nous sommes devenus amis.
Un jour d’hiver, alors que sans arrière-pensée j’avais évoqué le spleen des chambres d’hôtels et la mélancolie du turbo-prof, Christian me proposa de dormir chez lui lorsque j’étais Lorrain. Il m’expliqua qu’il vivait avec une femme qui s’appelait Melle, plus âgée que lui — elle avait mon âge, en fait — qui n’aimait pas le Pinocchio mais était accueillante. Christian m’invita à dîner chez eux pour faire sa connaissance me promettant que sa compagne serait d’accord et que, les deux ou trois nuits par semaine où j’en aurais besoin, je pourrais occuper leur chambre d’amis.
Melle et Christian habitaient rue de Mon Désert, une maison en retrait des petits immeubles qui bordent cette artère. On accédait chez eux par une porte d’entrée banale derrière laquelle, délaissant l’escalier desservant les deux étages, il fallait poursuivre jusqu’au fond du couloir et franchir une autre porte qui ouvrait sur un jardin inattendu au bout duquel s’élevait une maisonnette qui, comme j’allais le découvrir, était constituée en tout et pour tout d’une pièce de vie en bas, mais aussi d’une terrasse de béton brut, de deux chambres et d’une salle de bains formant l’étage.
Contournant le bosquet masquant la maison, je traversai le jardin charmé par ce décor bucolique et grimpai les quelques marches qui menaient à la terrasse. Par la baie vitrée, j’aperçus une femme qui me tournait le dos, occupée à la cuisine et Christian de profil (portant son éternel pull marin bleu marine breton à boutons sur l’épaule), un verre à la main. Je toquai à la vitre, faisant un signe de connivence. Christian ouvrit et me salua d’un tonitruant : Tudieu, voilà le Yves ! Entre donc mon ami ! Il me parlait comme si j’étais à l’autre bout d’une forêt. Pour lui, le crépitement de l’amitié méritait mieux que des braises tièdes, il allumait de grands feux. Nous nous sommes embrassés — il était charnel, goûtant le contact physique, il vous prenait dans les bras et vous malaxait avec force débordements d’affection. Quand on se sent seul, c’est un bain de jouvence. Après avoir été pétri comme une pâte à pain, j’entrai dans cette maison où je pensais passer une soirée mais où j’allais rester un an et demi.
Délaissant la cuisine encastrée où elle était affairée, la femme dont je n’avais pu voir le visage se retourna et s’avança vers moi. Bonsoir, me dit-elle avec un sourire craquant, je suis Melle. Bienvenue, à la maison.
Melle était belle et me subjugua d’emblée. Sa chevelure abondante et bouclée évoquait une effigie de maison de champagne de la Belle Époque, grande et naturellement élégante, elle en jetait. Quand elle vous regardait, brûlait comme chez Christian la braise dans ses yeux, mais en même temps, on devinait qu’elle fouillait votre âme avec une acuité presque gênante. Devant son visage, glissait régulièrement une longue mèche rebelle qui, à chaque fois, m’accrochait le cœur.
Comme j’allais le découvrir, Melle irradiait. Pleine de répartie, joyeuse et même volontiers moqueuse, elle était appréciée pour sa joie de vivre et son accueil proverbial. Ouverte d’esprit et avide d’expériences nouvelles, elle m’ouvrit grand les bras de sa maison et je lui en sus gré.
Dès le premier soir, il devint évident que je reviendrai chaque semaine. Effectivement, dès le mardi suivant, je pris mes quartiers à Mon Désert apportant un drap, une housse de couette et une brosse à dents qui restèrent à demeure. À partir de là, ma vie sociale devint d’une grande intensité. Je désertais quelque peu le Pinocchio pour me recentrer sur mon nouveau logement où, presque tous les jours, de retour du boulot, il y avait du monde pour l’apéro. Quand on a la chance de trouver un foyer qui répand sa chaleur bénéfique, pourquoi courir par les rues froides ?
Parmi les habitués formant un aréopage aux contours variables, Nathan était une figure centrale. Ami de longue date de Melle, il était le fidèle parmi les fidèles, celui avec qui la complicité était totale. S’il ne sortait pas avec Melle c’est qu’il ne couchait qu’avec des hommes mais, à la sexualité près, tous les deux formaient quasiment un couple — dans lequel Christian semblait parfois s’être enfoncé comme un coin. Melle et Nathan avaient fait leurs études ensemble, depuis le lycée où ils s’étaient connus jusqu’à l’École normale, tous les deux, enfin, étaient devenus enseignants au collège. Nathan, hypermnésique agité, spécialiste de musique de cabaret, de nanars improbables et de littérature underground, était assurément, lui aussi, une personnalité qui savait ambiancer et détendre l’atmosphère, même si, on le devinait, couvait en lui un désenchantement qui s’exprimait parfois de façon plus ou moins grinçante.
Le soir, après un dîner auquel chacun contribuait selon les envies et les opportunités (Christian préparait de succulents râpés de pomme de terre, moi des galettes bretonnes), on se vautrait dans le salon pour, verre en main, se donner la réplique avec un brio tout dadaïste. Dans ces divagations, leur trio partait très haut, très loin. Et que dire, lorsque, de passage, j’ajoutais ma touche à leurs invraisemblables empilements de jeux de mots. Il arrivait fréquemment que nous ne puissions plus respirer tant nous étions tordus de rire — tous, baignés dans le bonheur de l’insouciance.
Quelques ombres ternissaient pourtant ce tableau presque idyllique. J’étais vaguement jaloux de Christian, alors que ma vie sentimentale battait de l’aile (d’ailleurs, battre d’une seule aile, pour un couple, c’est vraiment peu puisqu’il devrait y en avoir quatre). Assister chaque semaine au bonheur d’un couple quand on est célibataire a quelque chose de masochiste. Les tourtereaux semblaient filer le grand amour, se regardant avec des yeux de braise. Parfois durant la nuit, à l’étage, je les entendais qui s’en donnaient à cœur joie dans leur chambre. Cloué sur mon lit, hésitant à me masturber ou à me boucher les oreilles, j’endurais ce supplice avec une force inégale. Si je ne fuyais pas, c’est que leur amitié, au moins, m’était indispensable. Suivant les horaires des uns et des autres, il m’arrivait parfois de passer quelques heures seul en compagnie de Melle avec qui je me découvris une passion commune pour les musiques de film. Christian s’absentait parfois. Conservant une forme d’autonomie, il aimait retrouver sa bande au Pinocchio. Comme je finis par le réaliser, les amis de Christian et ceux de Melle se mélangeaient rarement. Je fréquentais désormais plus souvent la bande de Melle. Était-ce une question d’âge ou s’agissait-il simplement de profiter de sa présence ?
Nathan manifestait lui aussi parfois de la jalousie vis-à-vis de Christian, et même doublement puisqu’il accaparait Melle et la soustrayait à sa présence, mais aussi parce qu’il était secrètement amoureux de Christian qui ne le lui rendait pas. Nathan noyait sa frustration dans l’alcool.
Malgré ces tensions (somme toute inévitables dans un trio engendrant une dynamique en évolution constante), cette année au Désert fut un moment de bonheur. Désormais, c’était avec joie que je prenais le train gare de l’Est. Signe qui ne trompe pas, nous avons même passé des week-ends durant lesquels, au lieu de rentrer à Paris, je me suis enfoncé plus profondément vers l’Est, découvrant les montagnes vosgiennes avec mes nouveaux amis.
Je prenais racine.

Un jour, à Paris, à la fin de l’hiver, cela faisait déjà un an que je m’étais établi à Mon Désert, je reçus un coup de fil de Christian, ce qui était rare.
S’excusant, il me demanda de ne pas venir la semaine suivante. Il avait l’air sincèrement ennuyé, mais il était chez lui, c’était la moindre des choses. Ainsi, et sans chercher à savoir quelle était la cause de sa requête, je lui assurai que j’irais à l’hôtel.
— Reviens dans quinze jours, ça ira, avait-il ajouté.
— Tu es sûr ? avais-je insisté. Je peux me mettre en veilleuse plus longtemps si ça vous arrange.
A priori, je ne pensais pas être la source du problème, mais j’avais beau réfléchir, je ne comprenais pas ce qui arrivait. Je passai donc ma semaine à l’hôtel de la Croix-de-Bourgogne, reprenant illico mon poste nocturne au Pinocchio où je ne vis pas Christian, mais certains de ses amis avec qui je bus des coups. Parmi eux, Laëtitia, fut en mesure de me donner, enfin, des éléments d’explication.
— Il y a de l’eau dans le gaz entre Melle et Christian, m’expliqua-t-elle sans détour. Tu sais comment il est avec les filles, très cœur d’artichaut.
J’appréciai le tact de cet euphémisme. J’avais effectivement vu Christian alpaguer des filles dans la rue pour leur dérouler des tresses de compliments à l’imparfait du subjonctif (qu’il maniait parfaitement, tout comme les anciens francs alors que le passage à l’euro se profilait au loin). On pouvait le considérer comme un charmeur ou un dragueur impénitent. Il est vrai que son sourire angélique faisait des ravages et plus d’une demoiselle perdant soudain la raison avait plongé dans ses bras.
— Toujours est-il, poursuivit Laëtitia en sirotant sa bière, qu’il est sorti avec une fille. Je ne sais pas qui. Melle l’a su et l’a mal pris. Christian a failli se faire jeter. Ça a chauffé.
Je restai silencieux, désarçonné. Le Mon Désert que je connaissais allait-il s’écrouler ? Je cogitai. J’en voulus d’abord à Christian de casser le cocon dans lequel j’avais si naturellement et si agréablement trouvé ma place. Puis, une autre pensée me vint à l’esprit, une pensée qui, je l’avoue, me fit honte, car c’était une traîtrise vis-à-vis de celui qui m’avait si amicalement ouvert sa porte.
Et si je prenais la place de Christian aux côtés de Melle ? Ne pouvait-elle pas devenir ma compagne ? La femme de ma vie ? N’allions-nous pas de pair ? Pour elle, je me sentais prêt à lâcher Paris, c’est dire. J’en eus des maux de tête. Le flash de sa rencontre, car c’en avait été un, remontait à la surface de mon âme. Ce que, jusque-là, et tant bien que mal, j’avais calfeutré au fond de moi, jaillissait comme de l’eau à l’intérieur de la coque trouée d’un navire. Je l’aimais, depuis le début, c’était évident.
Sur le campus, je croisai Christian qui se fit joyeux comme si de rien n’était. Je lui demandai s’il souhaitait que je poursuive ma mise à l’écart ou si je pouvais revenir au Désert. Il m’assura tout de suite que, bien entendu, mardi prochain je pourrais reprendre mes habitudes. J’aurais pu être plus délicat et demander à Melle (après tout, c’était sa maison), néanmoins, sans plus de formalités, je débarquai chez eux la semaine suivante avec du vin et des fleurs.
La soirée ne fut pas aussi endiablée que d’habitude. Nathan était absent. Était-ce pour manifester une forme de mécontentement ? Surtout, j’épiais les signes et les indices de la relation de mes amis tout en ravalant mes pensées honteuses. Je sentis bien que quelque chose s’était altéré, mais tous les deux me firent élégamment grâce de toute forme de récriminations mutuelles.
Cahin-caha, le printemps passa. Les beaux jours firent leur retour, les martinets reprirent leur vol dans le ciel de la ville. De ma position ni réellement distante ni totalement proche, il me sembla que, après l’alerte de la fin de l’hiver, leur couple se rabibochait. J’entendis plus souvent résonner des rires chaleureux. Mais quelque chose se tramait.

Alors que nous étions tous dans le salon, un soir du mois de mai, à la façon d’un coup de tonnerre, Melle et Christian annoncèrent qu’ils partaient s’installer en Guyane, pour un an ou deux. Melle demandait sa mutation au collège de Saint-Laurent-du-Maroni, à la lisière du Suriname. Christian, bientôt titulaire de sa licence, allait la suivre en postulant comme Conseiller d’éducation.
Je tombai de ma chaise en apprenant la nouvelle.
Nos amis s’expliquèrent. Christian le Vosgien se réjouissait de vivre dans un pays forestier, qui plus est sous l’équateur. De son côté, Melle, derrière sa bonne humeur, sentait que quelque chose n’allait pas et que sa vie tournait en rond. J’ai besoin de changer, expliqua-t-elle. Alors, oui, pourquoi pas ce projet fou ?
Nathan était le plus désarçonné. Pour lui, ce projet était une aberration. Parmi les amis de Melle, rares étaient ceux qui évaluèrent la chose différemment. Malgré tout, l’appel des lointains poursuivit son œuvre et leur maison se remplit de cartons. À table, les conversations prirent un tour technique. Christian devint incollable sur les trajets des porte-conteneurs, ces cathédrales qui traversent l’Atlantique.
Avant le grand départ, en juin, une dernière soirée remplit les lieux. Il y eut foule. Tard la nuit, s’étirèrent les au revoir. L’aventure durerait quelques mois et nous nous retrouverions tous, enrichis de nos nouvelles expériences, tel était le leitmotiv lors de cette séparation empreinte de tristesse.

À la rentrée d’octobre, alors que Melle et Christian s’étaient installés à Saint-Laurent-du-Maroni, il n’était plus question que je dorme dans la chambre d’amis désormais occupée par le fils de Marianne et Jean-Philippe, le couple qui avait loué la maison de Melle. Je retrouvai mes hôtels obscurs jetant mon dévolu sur les vieilles chambres sous les combles de l’hôtel de Guise aux poutres vénérables.
L’année s’écoula avec une sensation de manque. À la fin de l’automne, je fus invité à dîner à Mon Désert. Hésitant, j’acceptai malgré tout. J’atteignis à nouveau le jardin caché au bout du couloir et retrouvai la maison à laquelle tant de souvenirs me liaient. Je cherchai sans doute une chimère car sans Melle ni Christian, sans Nathan non plus, (qui était invité mais n’avait pu se libérer), ce n’était pas du tout pareil, et que dire de la conversation, si sérieuse ce soir-là, si loin des délires d’autrefois. Des conversations sérieuses, j’en avais suffisamment, à l’université et n’avais aucune envie d’en rajouter. Je préférais la gaîté et le rire. Ce soir-là, je quittai tôt mes hôtes.
À cette période, je vis régulièrement Nathan, toujours amical, stimulant et libre. Nous nous retrouvions en ville ou chez lui. Dans ces cas-là, il m’hébergeait. Lui aussi avait une chambre d’amis, remplie jusqu’à la gueule de livres et de magazines. J’aurais pu m’y installer mais je me contentais de visites au rythme irrégulier. Avec Nathan, on rigolait. Nous buvions comme des trous, trop sans doute. Les cadavres de bouteilles de whisky s’alignaient dans sa cuisine comme les quilles au bowling. Il y avait quelque chose d’autodestructeur dans ces soirées où, tous les deux ou avec d’autres, nous évoquions aussi le devenir de Melle, le seul thème qui rendait Nathan grave.
Il lui téléphonait régulièrement tentant d’évaluer les états d’âme de sa grande amie. S’il semble que les premiers temps avaient été marqués par une grande symbiose entre les deux tourtereaux, peu à peu les nouvelles s’étaient faites moins bonnes. Nathan se tourmentait de plus en plus de l’état de Melle qui, selon lui, s’enfonçait dans la dépression. Acerbe, il rendait Christian responsable de cette situation. Pour lui, tout va bien, enrageait-il les poings serrés, Melle me raconte qu’il s’est acclimaté au rhum local et court les gueuses aux peaux d’ébène.
Nous nous lamentions de savoir le couple à la fois à la dérive et si inaccessible. D’ici là, Nathan s’employa semaine après semaine à persuader Melle de mettre un terme à cette expérience périlleuse que celle de vivre sur les rives du Maroni et de rompre avec Christian qui, s’il était charmant, se révélait toxique.
Je trouvais que Nathan y allait fort avec notre ami, mais je ne cherchais pas à le contredire. Le temps arrondit les angles, pensai-je seulement alors. J’étais persuadé qu’ils ne se sépareraient pas si facilement. Melle l’avait dans la peau, son Christian. Mais lui, après tout ? C’était, je le croyais, la seule ombre qui planait sur eux.

L’année scolaire allait se terminer. Un midi que je passais près du marché central bourdonnant d’activité, j’aperçus Nathan au volant de sa voiture déglinguée, arrêté à un feu rouge de la rue Saint-Dizier. Je l’abordai à travers sa vitre baissée. Au lieu du grand sourire auquel je m’attendais, je le découvris livide. Le feu allait passer au vert, nous n’avions que quelques secondes.
— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je, soudain inquiet.
— Retrouve-moi à six heures, place Stan, au café du Commerce. Je t’expliquerai.
Sans ajouter un mot, il démarra.
Pourquoi me donner rendez-vous au café du Commerce, sur la place Stanislas, hors de nos rencarts habituels de la place Saint-Epvre ? Traversé par des pensées contradictoires, je rongeai mon temps en attendant l’heure de nous retrouver.
À l’heure dite, j’entrai au Commerce, le premier café que j’avais connu dans cette ville. J’y étais allé, après avoir admiré la statue du roi Stanislas, en attendant mon train après avoir été auditionné à l’université. J’aimais cet établissement redessiné par Philippe Starck qui avait un air de bar de capitale. Au Commerce, m’étais-je dit, on n’était pas dans n’importe quelle province.
Suivant mon habitude, je pris place sur les côtés. Nathan arriva en retard, les traits tirés et les yeux rouges. Il s’assit lourdement et après avoir tenté de reprendre son souffle, lâcha sans autre forme de procès :
— Melle est morte.
S’il m’avait envoyé un coup de poing dans la figure, le résultat aurait été le même. Tétanisé, je restai pétrifié, à peine cœur battant.
— Elle s’est suicidée, acheva-t-il en sanglots. Là-bas, à Saint-Laurent...
Nous commandâmes deux cognacs et nous eûmes une très longue conversation qu’il serait difficile et sans doute inutile de résumer. Je vous épargnerai aussi l’état dans lequel me laissa cette nouvelle dont, finalement, je ne me suis jamais remis.
Nathan désormais plein de haine désignait Christian comme l’unique responsable de cette catastrophe. Il n’était pas le seul à penser ainsi. Voué aux gémonies, Christian trouva peu de défenseurs. À tel point que lorsqu’il rentra en métropole, honteux car il avait, au minimum, laissé faire ce geste fatal, mais accablé aussi d’avoir perdu cette femme qui avait bouleversé sa vie, il délaissa sa Lorraine natale et s’installa dans le Midi. De son côté, après des funérailles qui eurent lieu dans le village d’où Melle était originaire, Nathan tomba en dépression et ne donna plus signe de vie.
Avec ce drame, la bande de Mon Désert se trouva complètement disloquée. J’avais eu des amis, presque une famille, un lieu qui l’incarnait, un Désert où régnait l’amitié et tout cela avait disparu. Pourquoi donc ?
À l’heure de ces noces de cendres, une seule chose s’imposa, malgré mes réticences initiales, j’étais devenu Nancéien. Par le malheur. Et aujourd’hui, alors que j’ai quitté la ville, une partie de moi-même erre encore du côté de la place Stan, à la poursuite de Melle.


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