QUI NE DIT MOT CONSENT

jeudi 8 avril 2021 par Françoise Lemaître

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Il y a ce petit bruit qui me serre le cœur.
Dès que j’entre, je l’entends. Un cliquetis régulier, implacable, le choc métallique des aiguilles à tricoter. Maintenant, c’est comme si elle ne pouvait plus s’arrêter de tricoter.
Je frissonne. Je ferme la porte derrière moi, je défais mon écharpe et mon manteau mouillé, je les accroche à la patère de l’entrée, je me déchausse et j’enfile les chaussons qui m’attendent au pied de l’escalier. Comme chaque jour.
— Entre vite, ma chérie, il doit faire froid ce matin. As-tu mis ton gros pull, celui en mohair rose avec la bordure blanche ? Est-il assez chaud, au moins ? Sinon, dis-le moi, je t’en ferai bien vite un autre.
Je regarde autour d’elle. Elle n’a pas déjeuné, une fois de plus. Elle est assise en chemise de nuit devant la cheminée où le feu se meurt. La pièce est glacée. Elle tricote obstinément dans son fauteuil, des pelotes de laine partout sur ses genoux et dans une corbeille à ses pieds. Je mets mes bras autour d’elle et je l’embrasse. Ses joues sont froides et douces. Je les caresse.
Je ranime le feu, et je pars à la cuisine lui préparer du lait chaud et des tartines. Je lui dis, une fois de plus : « Ce n’est pas raisonnable de ne pas déjeuner le matin, c’est mauvais pour la santé. » Elle me sourit et secoue la tête, elle me montre le tricot en cours, elle dit :
— Mais il faut d’abord que je termine mon ouvrage. Je suis en retard.
Elle tricote sans cesse, elle ne fait plus que ça. Elle n’est en retard de rien. Je le lui dis, et elle fronce les sourcils.
— C’est bientôt la mauvaise saison, tes garçons auront bien besoin de nouveaux pulls, de chaussettes chaudes, et de bonnets. Et des gants, c’est long à faire, les gants et les enfants les perdent tout le temps. Je leur mettrai des motifs d’étoiles de neige sur le dessus, ce sera plus joli. Alors tu vois, je n’ai pas de temps à perdre.
Je pose son déjeuner sur la table basse, je beurre ses tartines. Elle picore avec indifférence, elle tourne à peine la tête quand je lui présente une bouchée. Elle ne lâche pas ses aiguilles.
Sur le rebord de la cheminée, il y a un amoncellement de photos fanées dans des cadres dorés. Clichés convenus de mariés aux poses rigides, nouveau-nés sur des couvertures de fourrure, jeunes enfants rieurs aux vêtements démodés, familles au grand complet et à tous âges, avec la chienne Follette souvent à leurs côtés. Enfin, une des chiennes Follette qui se sont succédé de mères en filles au fil des années.
Elle adore commenter ces photos que je connais par cœur, et qui jalonnent sa vie, elle raconte mille fois les mêmes anecdotes à qui veut bien les entendre, ou consent à faire semblant. Comme moi. Comme si je ne savais rien de tout cela. Et tout ce bavardage dans le cliquetis permanent des aiguilles métalliques, c’est pénible, c’est exaspérant à la longue, je l’ai dit au médecin, je perds parfois patience. Il m’a répondu : « Mais c’est très bien pour elle, tous ces souvenirs qui remontent, ça lui évite de sombrer. Ça lui peuple le vide. »
Le vide. Celui qui s’installe progressivement dans son esprit. Par moments. Par morceaux.
Après le vide, ce sera le néant, je le sais.
— Juliette, ma chérie, comment vont les garçons ? J’ai l’impression que ça fait bien longtemps qu’ils ne sont pas venus me voir. Ils ont dû bien grandir, il me faut leurs mesures, ça change tellement à cet âge.
Elle regarde vers la cheminée, elle demande :
— Donne-moi la photo où vous êtes tous ensemble. La dernière, là devant toi.
J’obtempère. Elle s’extasie :
— Vous êtes si beaux ! Tu te rappelles, c’était l’anniversaire de Lucas, je lui avais fait une Forêt Noire et de la crème au chocolat, il adore ça.
Elle lève la tête vers moi, sans s’arrêter de tricoter, soudain songeuse.
— Mais dis-moi, ça lui fait quel âge maintenant, à Lucas ?
Je n’ose pas le lui dire, il a dans les vingt-cinq ans, Lucas, et elle le croit encore à l’école primaire. Et elle va lui tricoter un joli petit pull rouge avec un grand flocon de neige en jacquart. Un bonnet à pompon et des gants assortis.
Je fais comme si je n’avais pas entendu, je repars à la cuisine avec le plateau du petit déjeuner, je lave la vaisselle, je fais le ménage autant que possible, elle ne s’en occupe plus. Ensuite je reviens lui demander de passer à la salle de bains. Elle secoue la tête avec énergie, elle refuse, elle s’indigne : « Mais tu vois bien que ce n’est pas le moment, je n’ai pas fini, tu me bouscules. »
Je lui réponds calmement que je dois repartir, je dois aller travailler, elle le sait, et si je ne l’aide pas maintenant, ce ne sera plus possible ensuite pour moi.
— Eh bien, va t’en, ma fille, puisque tu es si pressée. Ta mère peut bien attendre, comme toujours. Je me débrouillerai bien toute seule, allez, va !
Je lui pose un plaid sur les épaules, je lui explique doucement, lentement, que je suis bien obligée d’aller travailler. Elle secoue les épaules et fait tomber le plaid.
— Et ton mari, il fait quoi pendant ce temps-là ? Il ne peut pas nourrir sa famille ? Je l’ai toujours pensé, que tu avais épousé un paresseux.
Je ne réponds pas. Je commence à rassembler mes affaires. Je lui rappelle qu’on lui apportera son repas à midi, alors qu’elle écoute bien la sonnette et aille ouvrir. Je répète les mêmes choses tous les jours, tous les jours sans exception. Au moment où j’arrive à la porte, elle me crie :
— Attends, ne te sauve pas si vite, viens voir. Je t’ai fait une écharpe pour toi, et deux bonnets pour les garçons. Tiens, prends-les, vous allez en avoir besoin.
Je reviens sur mes pas, et je mets dans mon sac les ouvrages qu’elle me tend. Je pose un baiser sur ses fins petits cheveux blancs. Je la remercie, et je m’en vais.
Encore des tricots qui iront rejoindre la pile qui s’entasse à la maison et qui ne serviront à personne. Et que, la mort dans l’âme, je finirai par donner à la Croix-Rouge. Elle me crie encore :
— Et fais attention à Follette, en sortant. Elle ne pense qu’à s’échapper, celle-là ! Ferme bien la grille derrière toi.
Dans le jardin à l’abandon, où la niche des Follette est vide depuis des années, je pense que tout cela ne peut plus tenir bien longtemps encore. Je dois rappeler le médecin, trouver une solution. Ce n’est plus possible.
Certes, je peux encore m’occuper d’elle le matin de bonne heure, mais ce n’est pas assez. Et je repasse le soir, quand mes horaires ne sont pas trop chargés. Ce n’est plus suffisant.
Je ne sais pas combien de temps elle pourra encore rester là, à ne pas manger, à ne plus vouloir se laver, rester là tout le jour à tricoter des chandails, des gilets, des chaussettes pour une famille qui l’a oubliée depuis longtemps.
Il fait froid, je suis bien contente d’avoir mis le joli pull en mohair rose qu’elle a fait rien que pour moi.
Moi, l’aide-soignante qu’elle prend pour sa fille bien-aimée. Et que je ne cherche plus à détromper. Moi qui suis devenue le seul fil qui la relie à un passé heureux, la petite lumière dans le noir de sa mémoire. Sa raison de vivre. Puisque plus personne ne se soucie d’elle.
Alors non, je ne veux pas la priver de se sentir utile, de donner de l’attention, de l’amour à quelqu’un qu’elle attend chaque jour. Même si je ne suis pas la bonne personne.
Parce que c’est sa façon à elle de continuer de vivre
Et c’est une belle façon d’exister, après tout. Peut-être la seule qui vaille.
Il faudra que j’y pense. Mais là je n’ai pas le temps, je me dépêche, d’autres oubliés m’attendent, qui ne verront que moi de toute la journée. Et m’auront fait des gâteaux trop cuits, un café imbuvable. Des confitures maison un peu moisies et des napperons au crochet. Comme pour quelqu’un de leur famille, qui serait heureux de venir les chérir. Alors je ne dis rien, je consens à être qui on voudrait tant que je sois. Je ne détrompe personne. Surtout pas.
Il fait froid. Heureusement que j’ai ma belle écharpe rose. Je la resserre autour de moi. Ma douce écharpe rose tricotée main. Rien que pour moi. Chaude comme l’amour.

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