- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2024
Doucement incurvé au-dessus du village, le ciel vire au violet des fins de crépuscule. Devant la statue de Ganesh Vinayaka, l’encens de la puja fume encore et une odeur de fruits, mêlée au parfum des jasmins, monte des offrandes entassées sur l’autel. Dans l’enceinte du temple, une estrade a été montée, bordée de pourpre et drapée de velours. C’est là, devant un écran peint, que vont évoluer dans un instant les marionnettes. L’an dernier, un spectacle d’ombres avait clôturé les festivités. Mais cette fois, ce sont des poupées du Rajasthan, reliées par des fils aux doigts des marionnettistes, qui vont s’animer pour le dieu. Le spectacle a déjà fait le tour du pays, et partout, sa beauté a ému les foules. Ils sont là, tous âges confondus, réunis après leur journée de travail, d’école ou de flâne.
Nerveux, Murugan fouille l’assemblée des yeux et y déniche enfin celui qu’il cherche. Un peu à l’écart sous le pipal, dont les branches ploient vers la terre, il est là, le jeune Ramesh. Assis en tailleur à même le sol, il se détache à peine dans l’ombre de la frondaison et on le confondrait avec la nuit sans la tache claire de sa chemise à col droit. Lui aussi s’est mis sur son trente-et-un, mais pour d’autres raisons. Et Murugan sait bien lesquelles. Il échange un regard avec son beau-frère Kumar, qui a également repéré le gamin. Et son neveu Selvam, bien qu’il fasse mine de rire avec ses compagnons, ne quitte pas des yeux la chemise blanche.
Devant eux, la scène s’allume et les musiciens s’installent − le sitariste, le flûtiste et le joueur de tablas. Tous les yeux sont braqués sur le rideau qui se lève, dévoilant un écran où se dessinent les contours tremblés d’un palais moghol.
− Musicien, quand viendras-tu ? appelle le récitant, dont la voix est amplifiée par un tuyau de bambou.
− Je viens, je viens !
− Oh, Musicien Céleste, es-tu arrivé ?
− Oui, je suis ici.
Tel un astre se lève dans le ciel, il apparaît sur les remparts du palais, silhouette étincelante sur le fond constellé du décor. Le sitar s’est tu pour laisser parler la flûte et l’assistance retient son souffle, envoûtée. Murugan en a presque oublié pourquoi il est là. Son beau-frère Kumar tapote discrètement sa montre pour le rappeler à la réalité. Oui, oui, fait Murugan de la tête. Penaud, il coule un regard vers le pipal. La chemise blanche est toujours là, dans l’ombre de la canopée sacrée.
− Princesse, quand viendras-tu ?
− Je viens, je viens !
Ce sont les tablas qui résonnent à présent, sèches et rapides comme un cœur enfiévré. La princesse s’avance dans son sari d’or. Le marionnettiste est si habile qu’on oublie les fils attachés aux bras de la poupée, on ne voit que la grâce de ses poses, la fluidité de ses gestes. Elle lève la tête, elle aperçoit le musicien dont le visage se penche vers elle. La flûte a repris, elle répond aux tablas, le duo d’amour monte dans la nuit. Quand Murugan, de nouveau, coule un regard vers le pipal, la tache blanche a disparu.
− Bon sang !
Kumar s’est déjà levé et Selvam contourne discrètement la foule après avoir adressé un signe à son oncle. Murugan les rejoint dans une venelle, devant l’échoppe fermée du potier.
− Il est parti ?
Selvam fait un geste vers l’intersection de l’étroit passage et de la route. Une silhouette contourne le fouillis des deux-roues entassés sur le bas-côté. La chemise blanche s’éloigne, aussi claire qu’une fleur de frangipanier dans la nuit.
− Laissons-le prendre un peu d’avance.
− On aurait pu aller l’attendre directement là-bas.
− Il aurait eu des soupçons, s’il ne nous avait pas vus à la représentation. Tout le village est là.
− Sauf Sarala.
Selvam ricane.
− Mais elle, il sait pourquoi !
− Tais-toi, imbécile, il va nous entendre !
Ils reculent un peu, et dans leur silence haletant, c’est la voix du récitant qui de nouveau s’élève.
− Elle a rencontré le Musicien Céleste. L’amour jaillit de son cœur et elle tombe sur le sol, foudroyée.
Ramesh entend aussi, et le martèlement des percussions l’accompagne tandis qu’il cherche son chemin dans l’obscurité. Ici, la boutique de Natarajan, le savetier-réparateur de parapluies. Là, à sa droite, l’arbre dormeur, dont les feuilles se ferment au crépuscule. Plus loin, les terrasses où des lumignons palpitent dans leurs coupelles de terre. Et au-dessus, toujours, le clignement des astres, avec la Voie Lactée bien distincte dans ce ciel pur d’avant la mousson − un ciel de mansuétude qui semble d’avance tout pardonner aux hommes.
− Princesse, princesse, reviens à toi !
Ramesh soupire. La voix résonne dans son dos, un peu assourdie par la distance. Elle raconte une si vieille histoire, et pourtant ce pourrait être la leur, à Sarala et à lui. Pour eux aussi, tout a commencé comme un conte − cette petite fille en bleu qui lui souriait, quand il passait chaque matin sous sa terrasse. Ce qui l’a attiré d’abord, ce n’est pas son visage de poupée, ni même ses petits pieds, chaussés de sandales dorées. Non, ce qu’il a aimé tout de suite en elle, c’est son bras, ce bras mince et nu qu’elle appuyait sur la balustrade, chair contre pierre, avec ses bracelets de verre où ricochait le soleil. Sarala, il l’a toujours regardée en levant les yeux. Lui par terre, elle là-haut, du côté des étoiles.
− Princesse, ce n’est pas à celui-là que tu es destinée !
Il le sait bien, que Sarala n’est pas pour lui. Trop riche, trop belle. Et puis sa caste, bien au-dessus de la sienne. Une fille comme elle, il ne devrait même pas lui être permis de la regarder. Elle est là-haut, perchée dans son monde, bien au-dessus de sa petite vie à lui. On peut à la rigueur lui couler des regards en douce, mais sûrement pas la toucher, jamais. Pourtant, c’est bien à lui qu’elle a demandé un jour, en se penchant sur la rambarde : « Dis, j’ai laissé tomber ma poupée. Tu veux bien me la ramener ? »
Et ensuite, quand se sont-ils revus ? Il ne sait plus, il a l’impression qu’elle a toujours fait partie de sa vie. Elle lui est aussi intime que le battement du sang dans ses veines. L’aime-t-il ? Il ne sait pas. On ne sait pas si on aime son cœur, sa peau. On sait seulement qu’on ne pourrait pas vivre sans eux. C’est cela qui le lie à Sarala.
Elle est sa reine, sa déesse au visage d’enfant, sa Lalita de quinze ans pour toujours. Mais lui, qu’est-il pour elle ? Elle doit bien savoir qu’ils n’ont pas d’avenir ensemble. Le riche Murugan ne donnera jamais sa fille à un paysan.
− Ton fiancé, princesse, ce n’est pas le musicien pour qui tu te consumes…
La voix résonne toujours, là-bas, sur la place invisible. Le battement des tablas s’accélère. Un son de flûte, en arrière-plan, s’amenuise dans la nuit : le musicien s’en va. C’est le guerrier rajpoute qui vient d’entrer en scène. Ramesh porte la main à sa poitrine. Pourquoi cette douleur ? C’est un beau soir, un soir de rendez-vous. Sarala l’attend dans le vieux pavillon, au fond du bosquet de tamariniers. « Nous serons tranquilles, ils seront tous à regarder le spectacle − Et toi, tu ne veux pas aller voir le kathputli ? − Oh, moi, on m’a déjà raconté la fin ! »
Ramesh se hâte, enfile une venelle après l’autre. Tout à l’heure, trois ombres l’ont dépassé et il a baissé la tête, craignant d’être reconnu. Mais les silhouettes ont disparu, sans doute des paysans regagnant leur maison de terre, à l’écart du village. Ramesh se dépêche. Il longe l’étang aux lotus, et le coassement des crapauds-buffles couvre le bruit des instruments derrière lui. Mais Ramesh connaît bien l’histoire, il n’a pas besoin d’entendre pour savoir où en est le spectacle. Là-bas, sur la scène drapée de pourpre, se succèdent les épisodes de la séduction. Le Rajpoute veut éblouir la princesse, il a convoqué les acrobates, le jongleur, la danseuse et le charmeur de serpents. La musique se déchaîne, des rires perlent dans l’assistance. Puis des cris. Le cœur de Ramesh se serre. Que s’est-il passé ? Les tablas manquent un battement, on entend les oh ! de la foule.
Accident. Là-bas, sur l’estrade, le filin de soie tendu au-dessus de la scène vient de se briser sous les pas du danseur de corde. Surpris, le manipulateur lâche les fils enlacés à ses doigts. La marionnette tombe. Elle ne tombe que de la courte distance qui sépare le ciel peint du parquet de la scène, mais pour elle, c’est une chute infinie. Le bruit du petit corps d’étoffe qui s’écrase ne parvient que plusieurs secondes après aux oreilles de Ramesh, telles ces étoiles lointaines dont l’extinction n’est pas tout de suite perceptible sur la terre. Le danseur gît dans un coin, ses mains de tissu repliées sur sa kurta blanche.
Confusion. Applaudissements mêlés de cris. Puis la voix du récitant domine le brouhaha de la foule, les tablas crépitent de nouveau dans la nuit.
− Magicien, oh, magicien, je t’appelle !
Ramesh quitte la route, s’enfonce dans un chemin creux. Derrière lui, le spectacle a repris. On entend s’écrier les enfants, dont les voix aiguës saluent chaque nouvelle apparition.
Ramesh s’est mis à courir. Il sait que la représentation se prolongera une partie de la nuit, mais qui lui dit qu’ils resteront tous jusqu’à la fin ? Après le carrefour, il bifurque dans une allée de tamariniers dont les branches se rejoignent au dessus de sa tête. Tout au bout, le pavillon se découpe sur le fond du ciel. C’est un petit bâtiment octogonal, vestige d’une ancienne demeure du temps du Raj. « Ce n’est pas interdit, tu es sûre qu’on peut ? » Elle a ri. « Bien sûr, tu es bête ! J’ai demandé la clef au jardinier, il ne sait rien me refuser. » Ramesh a promis, lui non plus ne sait pas dire non à Sarala. Mais il n’est pas tranquille. Tout est si calme alentour, la voix du récitant n’est plus qu’un son à peine audible, dont le murmure se mêle au déferlement des vagues. Les tamariniers cachent le ciel. Et ces fleurs blanches au pied du pavillon, on dirait une foule, dont les petits visages se pressent pour mieux voir, dans leur collerette de nuit.
Ramesh lève les yeux vers la balustrade. Une mince silhouette se penche vers lui.
− C’est toi ? Monte vite, je suis là-haut.
Ramesh pousse un battant, s’engage dans l’escalier qu’éclaire à demi la lueur d’une veilleuse. Il a peur. Comme tous les petits, les grillons de la nuit, il aurait préféré l’obscurité. Même sa chemise le gêne, si repérable dans la pénombre. Pourquoi a-t-il cédé à cet absurde besoin de se faire beau ? Sarala sait bien qui il est, elle l’a déjà vu dans ses frusques de laboureur !
Il examine le fouillis d’arbustes des deux côtés des marches, les niches où ont dû autrefois se dresser des statues, mais qui n’abritent plus que de l’ombre.
− Sarala ?
− Je suis ici.
Il lève la tête, il la voit apparaître en haut des marches, il sent descendre vers lui l’odeur du jasmin enlacé à sa natte.
Elle lui tend les bras, et il oublie tout pour s’élancer vers elle.
Le premier coup l’atteint au ventre et le plie en deux. Puis il est saisi à la gorge et des poings le frappent à la poitrine, tandis qu’une main s’abat sur le revers de sa tête. Ils sont trois, ils ont surgi de l’ombre où ils s’étaient tapis pour l’attendre. Il ne les voit pas, à cause du sang qui lui brouille la vue. Mais il les reconnaît à leur souffle, au son particulier de leur han tandis qu’ils s’escriment sur lui. Il y a là Selvam, le cousin de Sarala. Murugan, son père. Et l’oncle à la montre d’or, le gros Kumar des conserveries de la côte.
Ramesh dégringole trois marches, tombe sur le dos, rebondit. De nouveau, ils sont sur lui, le martelant de leurs poings. Il ne se défend pas, il n’a même pas l’instinct de lever les bras pour se protéger le visage. A quoi bon ? Ils sont plus forts que lui et ils ont le droit pour eux, ils défendent l’honneur de leur famille. Demain, quand ils se vanteront de leur exploit, tout le village leur donnera raison.
− Ça va, dit Murugan. Je crois qu’il a son compte.
− Alors, fils, tu as compris cette fois ? Tu ne tourneras plus autour de Sarala ?
Recroquevillé au bas des marches, Ramesh ne répond pas. Il essaie de bouger une main, n’y parvient pas. Il revoit la scène, là-bas, les poupées qui s’agitent au bout de leurs fils, actionnées par les doigts habiles du marionnettiste. N’y a-t-il personne, au-dessus de lui, pour redonner vie à ses membres engourdis ?
− Sarala !
Elle est toujours là, dans son voile d’or. Ramesh se tend vers elle dans un effort désespéré de tout son être. « Je suis petit, si petit, je ne suis rien du tout sur cette terre, et pourtant je t’aime. Est-ce que c’est interdit de t’aimer ? » Les trois hommes n’existent plus, ils lui ont fait mal, mais ils ne sont personne. Son destin s’appelle Sarala. Dans ce grand ciel constellé, elle est pour lui la seule étoile, c’est autour d’elle que gravite son humble vie. Mais Sarala ne répond pas. Et lui, il grelotte tout à coup, il fait si froid dans ce silence de Sarala, avec pour unique bruit de fond le martèlement rythmé des tablas qui résonnent au loin, couvrant le grondement étouffé de la mer.
− Qui es-tu, enfant, pour prétendre ainsi arrêter le cours du destin ?
− Sarala !
Il la voit se détourner et disparaître à l’intérieur du pavillon.
Intermède entre deux actes. L’estrade est vide, les acteurs ont quitté la scène.
− Sarala…
Pas de réponse. Ramesh est seul, les deux mains repliées sur sa chemise blanche. Doucement, il rampe vers le parterre, où les fleurs blanches se haussent du col pour le regarder. Tu as mal, mon petit, tu as mal ? Vois, nous sommes là, si belles. Vois, nous sommes celles qui consolent de tout…
Là-bas, sur la place, Murugan a repris son siège auprès des autres spectateurs. Le rideau est tombé, la foule bavarde et rit, elle attend la deuxième partie de la représentation. Mais Murugan ne dit rien, son attention est ailleurs. Fasciné, son regard ne parvient pas à se détacher du funambule brisé. La marionnette gît dans un coin, informe tas de chiffons entre le rideau et l’estrade. Les fils encore attachés à ses doigts serpentent sur le sol. Elle ne bouge plus, elle qui a tant dansé. Murugan remue, mal à l’aise. Assis à l’autre bout de la place, Kumar lui adresse des signes satisfaits et Selvam est retourné rire avec ses compagnons. Ils ont fait ce qu’ils avaient à faire − ils ont donné une leçon à ce blanc-bec qui tournait depuis des mois autour de Sarala. Chacun a son karma et doit rester à sa place en ce monde. Les marionnettes sur la scène, le marionnettiste derrière le rideau, les étoiles dans le ciel et les vermisseaux sous la terre.
Murugan tire un mouchoir de sa chemise, éponge son visage en sueur. Un instant, sous le pipal sacré, il cherche des yeux la chemise blanche. Mais c’est inutile, le gosse ne reviendra pas. Honteux, sans doute. Ou déçu. Sarala a bien joué son rôle, il faudra la féliciter. « Tâche de l’attirer dans le pavillon ! − Et vous me donnerez quoi ? − Deux bracelets pour tes poignets ! » Elle aime les bijoux, Sarala. C’est une reine et elle le sait. Murugan est fier de sa fille. Et en même temps…
Le rideau se relève. La Princesse est de nouveau en scène
− Je te donnerai, Princesse, tous les trésors de la terre, si tu veux bien, un instant, tourner vers moi ton regard de gazelle…
Murugan n’y tient plus. Il adresse un signe à Selvam, qui contourne le public pour le rejoindre.
− Retournes-y !
− Où donc ?
− Là-bas, au pavillon !
− Mais pourquoi, oncle ?
− Je veux savoir si le gamin est parti.
− Bien sûr qu’il est parti ! Il pouvait marcher, on ne l’a pas amoché à ce point.
− Retourne voir, je te dis. Tu as ton portable ?
− Oui, mais…
− Appelle-moi dès que tu seras là-bas.
Selvam s’éloigne, non sans avoir jeté un coup d’œil de regret vers ses amis. Sur la scène, la Princesse fait jouer les reflets des joyaux. Mais elle ne cèdera pas, Murugan le sait. Dans son cœur de poupée, l’amour est plus fort que les tentations de ce monde.
− Tu peux garder tes bijoux, ô guerrier. Moi, je ne veux que les étoiles…
Murugan regarde danser les marionnettes, manipulées d’en haut par le démiurge invisible. Pourquoi Selvam n’appelle-t-il pas ?
Quand le portable sonne enfin, son stridulement se confond d’abord avec les notes perlées du sitar.
− Oncle ?
L’appareil collé à l’oreille, Murugan s’éloigne de la foule.
− Oncle, vous aviez raison, il est toujours ici.
Murugan porte la main à sa poitrine.
− Oncle, ce n’est pas nous. Il n’a pas de blessure, seulement cette bave au coin des lèvres. On dirait qu’il a mâché des plantes !
Murugan ferme les yeux une seconde, le temps de se rappeler ces fleurs blanches, au pied du pavillon.
− Appelle le dispensaire. J’arrive.
Derrière lui, le jeu des tablas s’accélère, scande sa course tandis qu’il dévale la route, la respiration haletante. Il n’est plus qu’à deux cents mètres du pavillon quand il entend le klaxon d’une voiture. Il accélère.
L’ambulance est là, au pied des marches. Par la portière arrière, deux hommes chargent une civière. Une femme en sari blanc, debout derrière eux, lance des ordres d’une voix brève.
− Dr Parvati Surendiram. C’est vous qui m’avez fait appeler ?
Murugan hoche la tête, incapable de quitter des yeux le mince visage aux traits pincés qui dépasse de la couverture.
− Il ne va pas mourir ?
− Que voulez-vous que je vous dise ? Il a mangé beaucoup de datura, il est inconscient. On va lui faire un lavage d’estomac. Ensuite…
− Ensuite ?
− Il est jeune, l’instinct de vie sera peut-être le plus fort. Que puis-je vous dire ? Notre destin est dans la main des dieux.
− Oui, nous sommes tous des danseurs de corde…
− Pardon ?
Il ne répond pas. Les portières claquent, il regarde l’ambulance démarrer en trombe et disparaître au détour de l’allée. Selvam s’avance vers lui dans la pénombre.
− Oncle ?
− Va prévenir la famille du gosse.
− Voulez-vous que je vous ramène ? J’ai ma moto tout près.
− Non. Je vais rentrer à pied.
Lentement, Murugan remonte le chemin. Tout se tait autour de lui, hors le son lointain des tablas, dont le battement fait écho à celui de son cœur.
− Qui suis-je ? Qui suis-je dans cette nuit ?
− Tu n’es rien, rien que cette voix qui appelle. Mais le Musicien est parti, Princesse, le Musicien n’est plus là. Tu es cette voix qui appelle dans le silence du palais désert.
Murugan hâte le pas. Une angoisse l’étreint tandis qu’il scrute les bas-côtés remplis d’ombre. L’image de Ramesh se mélange à celle du danseur de corde, elle s’inscrit partout devant ses yeux. Le pouls de Murugan s’accélère, quelque chose en lui se dédouble. Il est l’honorable Murugan regagnant sa maison par ce soir de fête, et il est aussi ce gamin souffrant, cette marionnette brisée d’être tombée de son ciel. « J’ai fait ce que je devais. Si je ne l’avais pas fait, les oncles, les cousins l’auraient fait à ma place. » Mais aussi : « Moi, si petit, comment sortirai-je de ce tunnel noir ? Moi, si petit, comment retrouverai-je le chemin de la vie, s’il n’y a personne pour me tenir la main ? ».
Là-bas, les tablas ont repris leur cadence de fièvre. Sur un fil de soie tendu d’une tour à l’autre, la Princesse s’évade, sa silhouette se détache, vacillante, contre l’écran de toile où l’artiste a planté des clous d’or pour figurer les astres.
– Celui que l’on ne m’a pas permis d’aimer, je le retrouverai, dussè-je parcourir tous les chemins du monde. Car l’amour ne peut pas être brisé, il a la dureté du diamant qui résiste à l’enclume.
Les tablas ne battent plus qu’en sourdine, et c’est la flûte qui prend la relève. Net et pur, le thème de l’amour s’élève vers le firmament, tandis que Murugan débouche enfin sur la route.
Autour de lui, le paysage s’élargit, les arbres plus clairsemés tendent leurs branches au-dessus de l’étang. Le vent de terre est tombé, on n’entend même plus bruire les feuilles. Le monde se tait pour laisser plus d’espace à la musique. Et Murugan entend ce chant, lui aussi. Les mains croisées sur la poitrine, il laisse croître en lui cet élan, cette prière qui monte de si loin dans le temps, si loin dans son passé d’homme et ne s’adresse à rien ni à personne qu’il connaisse, sinon à ce paysage invisible, cette terre endormie qu’il supplie en lui − de sauver l’enfant.
De sauver l’enfant…