Lundi férié. Les jours fériés ont une odeur de jour férié quoi qu’on fasse, quoi qu’on en dise. Depuis le lever, une sensation poisseuse de désœuvrement ne me quitte pas. Désœuvré, ça veut dire sans œuvre ? Ça veut dire que l’on n’a plus d’œuvre à mener ? Ordinateur sur les genoux, lecture des nouvelles, toujours tragiques, toujours terribles, déjeuner sur une variation asiatique. Baiser sous le genou. Mélancolie du couple malgré les meilleures exigences, malgré l’amour. Nous sommes encore Nous, nous ne sommes que Nous ! Vertige du temps à venir. Derrière une porte, on se dit ah c’est toi ! Qui veux-tu que ce soit, comme si on se prenait à rêver d’une surprise. Journée lente, poisseuse, volets fermés. L’été qui arrive, les projets qui excitent puis qui se réalisent. Lire, manger, s’allonger. Des désirs qui commencent et qui s’éteignent aussitôt, comme des flammes qui meurent tout de suite avalées par la cire. Cinq heures, lecture, six heures, toujours lecture, puis l’errance encore dans les deux pièces de l’appartement. Il est parti après le déjeuner, et je suis seule, toute seule. Je m’allonge et me rallonge sur les différents objets qui le permettent. Finir le livre du moment, au moins aujourd’hui j’aurai fini quelque chose. Un mal de ventre diffus qui s’installe puis se précise. À huit heures du soir, ça suffit, il faut se décider. La décision est prise, je descends de chez moi, je monte sur le vélo et j’éprouve immédiatement le rythme délicieux de la bicyclette. L’air est doux et chaud, la lumière dorée, et c’est écrit dans le ciel : ce soir le jour n’en finira pas. Je suis seule, et j’aime cela sans l’aimer tout à fait. Rue de Babylone, Catherine Labouré est fermé. C’est bizarre, je n’y pense même pas en passant devant, du moins pas tout de suite. Il me faut repartir par la rue Vaneau pour replonger dans cet après-midi brûlant de juillet au jardin, après une nuit d’ivresse, d’amour aussi dans mon souvenir mais il faut se souvenir que le souvenir arrange le passé à sa guise, enfin il y avait eu ce pique-nique sous les pommiers, il avait existé, les cerisiers un peu plus loin, les brouettes renversées sur le côté, et nous deux, comme les brouettes, allongés sur un châle... Des petits sandwichs, des petites salades, des petites bouteilles, des petits mots, et cette gêne déjà là, mais cet amour si grand qui n’allait que grandir et mourir puis survivre par intermittence, je veux dire survivre au moins dans un sens, ses deux yeux bleu-vert d’animaux étranges, ces mots jamais prononcés et ces confidences sur le passé : se raconter, toujours se raconter pour que l’autre sache, lui donner un peu de soi, l’émouvoir, en lui parlant de soi pour l’attacher à soi, l’obliger à écouter, à répondre, à garder en lui les mots qu’il ne voulait peut-être pas entendre. L’air sur mon visage est tendre, il me caresse et me parle à l’oreille, heureusement que je suis sortie, sortie pour voir le monde, voir la vie, la vie des autres, la vie qui reprend. Je tourne sur la gauche dans la cité Vaneau qui me renvoie à ces après-midis chez les grands-parents de cette amie d’enfance que je n’ai jamais revue, un appartement sombre qui ressemblait à celui du film de Haneke et des deux vieux qui meurent et qui s’aiment, et partout des voitures qui rentrent du long week-end de Pentecôte, qui déchargent les coffres pleins de courses, de vélos, de petits enfants fatigués qui n’ont plus école depuis plusieurs mois.
Au milieu de la rue qui trace une légère pente, je tombe sur deux amoureux beaux et riches, elle qui tient son vélo, lui debout à ses côtés. Peut-être se retrouvent-ils tout juste ? Elle est blonde et bronzée, le teint doré, le cheveu d’or, le visage pur sans artifice, et il chuchote près de ses lèvres. Ils s’aiment et ça se voit. Je balaie cette pensée d’un revers, je pédale. Le jour n’en finit pas de tomber, et je m’en retourne vers d’autres rues, je monte une petite côte, je pousse un peu plus loin encore : j’ai envie de perdre du temps. Tiens la rue des Quatre-vents, ce nom que mon père adore prononcer ; il disait Quand j’habitais rue des Quatre-Vents, et cette pensée me réjouit, lui qui ne doit même plus ce souvenir de l’existence de cette rue, ni de celle de beaucoup de choses. Je descends de vélo et je le pose contre un petit plot le temps d’acheter des citrons à l’épicerie. Devant le magasin, un visage me tombe sur le cœur. C’est lui, c’est son ami intime, son meilleur ami ; il me sourit, s’approche pour m’embrasser sur les deux joues, c’est ce qu’on fait avec les gens qu’on connaît, et je recule vivement, il me dit pardon, c’est vrai, l’épidémie. Ce n’est pas du tout l’épidémie le problème, c’est ce que me rappelle ce visage qui me fait sauter en arrière. Je balbutie quelques mots, je suis embarrassée il le voit et je vois qu’il le voit. Il n’y peut rien. Nous nous trouvons devant la caisse, je cherche la monnaie et me tourne vers lui sans le regarder dans les yeux, je lui demande comment il va, lui me demande comment je vais, je réponds quelque chose que j’ai oublié, je suis plus gênée que lui sans aucun doute, avec mes trois citrons et lui ses trois bières... Pour qui sont-elles d’ailleurs, que fait-il là ? Je veux le savoir et je ne le veux pas. C’est idiot, je le sais bien qu’il habite en face. Nous nous quittons maladroitement, à bientôt, dit-il, il faudra que l’on se voie avec untel, bien sûr, bonne soirée, bonnes bières, et je jette mes citrons dans mon panier, j’enjambe le vélo et repars. Je suis troublée. Mon cerveau se met à penser à toute allure, et je pédale lentement, semble-t-il pour ralentir mon esprit. Ces trois bières, pour qui étaient-elles ? Remontait-il chez lui ravitailler deux compères inconnus, était-il là Lui, le garçon du pique-nique ? La balade en vélo qui tourne en rond, qui revient toujours à un point fixe, on boucle la boucle. Il était là, peut-être, à quelques mètres de moi, dans l’appartement du copain qui achetait les bières, il fumait, riait, il était en haut et j’étais en bas, et encore une fois la vie faisait que nous ne croiserions pas, que ça serait manqué, et heureusement. Je pense qu’il ne faut pas y penser, qu’il est avec quelqu’un maintenant, que moi aussi, grâce à lui d’ailleurs, grâce à la souffrance dont il est le moteur, il m’a fait dire, écrire, quitter, aller vers un autre qui m’aime et me protège. C’est depuis cela que j’écris. Pas officieusement bien sûr, ça a toujours été le cas, mais c’est devenu peu à peu une écriture qui commence à s’assumer, à vouloir exister au-dehors.
Je roule doucement dans les petites ruelles, je passe vers son ancienne maison, hasard des rues ou enquête désespérée, on retourne toujours sur les lieux du crime, c’est normal paraît-il, et j’observe ce palais déchu où il avait donné cette fête de fleurs et lui assis sur ce banc dans le jardin caché derrière la maison, sur ce banc en bois posé là, son visage en face de moi, avec son rire, ses silences, quelques dizaines de minutes ça avait duré, une demi-heure peut-être, cette fête qui avait eu lieu bien avant qu’il ne se passe quoi que ce soit, oui bien avant, juste cette légèreté, cette insouciance avant que tout ne change... Je repense à la rue des Quatre-Vents, je repense à toutes les dernières fois avec lui, où il était rue des Quatre vents justement, avant de me retrouver, avant de m’écrire, empêché, occupé aux Quatre-Vents... On avait choisi le mauvais vent, il fallait croire. Il était parti au Zéphyr et moi aux Alizées, enfin c’est idiot on ne saurait jamais... Mais fallait le faire quand même, de tout décider dans la rue des Quatre-Vents ! Et si... Que se serait-il passé si j’avais répondu d’autres mots, si j’avais insisté ? Si je m’étais battue ? On ne comprend jamais ce qu’il faudrait comprendre au moment où il faudrait le comprendre. Serait-il près de moi maintenant ? Dans un appartement, dans une maison, dans un pré verdoyant où il m’attendrait ? Serait-il dans ma vie ? Et si, ce soir-là, j’avais... Et serais-je la même à ses côtés ? Aurais-je eu la place d’être moi, d’être celle que j’étais devenue ? Aurais-je eu l’énergie de travailler, de continuer à écrire, de gagner la sérénité du sommeil, au regard de l’amour dangereux que je lui aurais porté ? L’amour qui dévore tout, qui ne laisse plus de place. Cet amour qui a tellement faim qu’il avale les mots avec tout le reste. Pas l’énergie, je disais, plus l’énergie pour ce genre d’amour, désolée j’ai donné, fermez boutique, pliez bagage, plus rien à voir de mon côté. J’aurais crié sur quiconque m’aurait accusée de résignation. N’empêche que les trois bières c’était sûrement pour lui, j’en suis convaincue maintenant et ça commence à ressembler à une obsession, je me connais, donc je fais la maligne avec mes grandes phrases mais je ne sais pas bien si elles valent grand-chose. Je roulotte dans ces petites rues derrière Saint-Julien-le-Pauvre, il y a du monde qui déambule, ils ont des glaces et des bières à la main. Les cafés vont réouvrir demain alors les bistrotiers préparent leurs terrasses de fortune qui vont transformer Paris en une ville rêvée pour tous ceux qui s’aiment et qui se sont aimés comme disait Prévert, mais en même temps je ne sais pas pourquoi je dis ça, il a dit tellement de choses Prévert que c’est difficile de choisir. Il y a toutes ces façades sublimes, moyenâgeuses, dix-huitième, dix-neuvième, ces fenêtres immenses des étages nobles et les petits oeils-de-bœuf des chambres de bonnes tout là-haut.
Je traverse les quais, le pont qui monte vers l’île Saint Louis, c’est une côte, une petite côte mais tout de même, je le sens dans les cuisses, puis une pente, une petite pente où je me laisse porter par l’inclinaison, c’est délicieux, je ne fais plus rien et la bicyclette avance sans broncher, elle glisse. La Seine est d’huile et mon émotion commence à retomber. Quai d’Orléans, je tombe sur ce restaurant japonais où j’ai dîné avec des hommes, de vieux amants qui m’aimaient trop, ça écrasait, autant moi qu’eux, et aujourd’hui je crois savoir ce que veut dire trop aimer, et je ne veux plus trop aimer. Les doigts dans la prise. Ou c’est ce que je me raconte sinon je ne reviendrais pas sans cesse à ces pauvres bières... Je longe les vieux hôtels particuliers sur le quai, il y a une jeune femme jambes nues au téléphone sur une terrasse, elle a des cheveux épais et ébène - deux fois E - et derrière elle, j’imagine le parquet et le lustre, peut-être appartient-elle à une de ces vieilles familles désargentées qui ont failli tout vendre avec le foncier qui s’est envolé, surtout à cet endroit dit-on, inabordable dit-on, mais ils se sont accrochés, et elle est encore là, la jeune femme. Je repense à Aragon et à son Aurélien - deux fois A - qui aimait Bérénice sur l’île Saint-Louis, et cette impossibilité de l’amour et du retour à la vie après la guerre. Je reprends la rue Saint-Louis-en-l’île, j’ai chaud, le vent sur mes bras nus, je pense à ma tenue et ce à quoi j’avais l’air devant le meilleur ami et ses trois bières dans l’épicerie. Évidemment aujourd’hui je n’ai pas fait attention en sortant, j’ai enfilé ce qu’il y avait sur le tabouret, est-ce qu’il dira que j’étais jolie quand même ? Est ce qu’il dira quelque chose d’ailleurs ? C’est ridicule, ces considérations sur l’apparence. Il faudra écrire tout cela je me dis, il faudra soulager le trop-plein de pensées idiotes en rentrant, je pense déjà au vin et à l’ordinateur, et aux fenêtres grandes ouvertes de mon appartement pendant que j’écrirai toutes ces bêtises qui ne sont que la vie. Je prends par l’arrière de l’île de la Cité, la rue d’Arcole et le chantier de Notre-Dame qui ne peut que rappeler le brasier terrible, je voudrais arriver jusqu’au quai de l’Horloge, passer voir la place Dauphine, et tout est silencieux dans le soir qui ne tombera pas. Mon vélo hoquette sur les pavés, un bruit de chaîne et de dérailleur, les citrons qui gigotent dans le panier, et tout brinqueballe. Je prends à droite toute.
Sur la place, il y a un monde fou, un vrai rassemblement. Tout le monde boit des bières, des spritz, du vin blanc dans des gobelets ou dans des verres à pied très chics descendus des appartements, ça doit faire plusieurs soirs que c’est comme ça, on prend les bouteilles et les boules et on va place Dauphine. Personne ne m’a passé le mot, en même temps, je ne vois personne, presque plus personne, je fais semblant d’avoir encore une vie sociale bien remplie, mais rien n’est rempli, et pas mon cœur ce soir, certainement pas mon cœur. Il y a des groupes d’amis, ils ont mon âge, ils n’ont pas trente ans en tout cas, il y a des filles des garçons qui sont beaux, bronzés, élégants, il y a une fille sublime qui porte une robe bleue à motifs qui lui arrive au genou, aux pieds des sandales plates qui ont tout l’air de tropéziennes, elle lance une boule qui s’approche dangereusement du cochonnet et tout le monde s’exclame, Ah ! Oh ! Elle a dû faire un beau coup, et ils ont l’air heureux tous là, avec les verres, leur ivresse. Je les envie, ils sont nombreux et aimés, entourés, et il y a dans leur éclat une forme d’indécence. J’aimerais faire partie de cette liesse, j’aimerais être là moi aussi avec un groupe d’amis et faire partie de leurs jeux, de leur séduction, m’être faite belle pour ça, et je suis seule sur mon vélo, habillée n’importe comment, sortie pour être sortie au moins une fois dans la journée, sinon je ne sortirais plus, et je vais rentrer seule pour dîner et je pense à la bouteille de vin dans le frigo qui n’est pas finie. Je me demande comment ils font tous ces gens pour avoir tant d’amis, d’amants, de joie à revendre, de sorties et de métiers qui rapportent de l’argent. Je pense que j’aurais quand même pu m’arrêter boire un verre toute seule, que je suis ce genre de fille à boire un verre toute seule, et que ça me plaît d’être ce genre de fille donc il faut continuer à l’entretenir, et puis je me dis qu’il y a trop de monde, trop de groupes, trop de témoins joyeux pour boire un verre toute seule dans un coin. Je les envie, et je pédale en crevant d’envie de leur vie, de leur gaieté, de leur envie de fêter Paris qui s’apprête à se déconfiner. Peut-être ma vie est-elle déjà confinée ... Il me faut maintenant et les fuir et les aimer, et rentrer à ma solitude pour jeter ça sur la page blanche. Ce souvenir de toutes ces amours, de toutes ces bêtises. Je monte la dernière côte à partir de la Seine, et toujours cet affreux mal de ventre. À la maison, le vin macéré qui date de deux jours me brûle l’estomac. Les oiseaux chantent dehors, dans le soir de la cour, et le ciel est bleu clair avec un peu de rose, comme la robe de la Belle au Bois Dormant. Un lundi de Pentecôte. Toujours des pentes et des côtes, et ça sera pareil demain. Il y a des rires d’enfants chez les voisins d’en face, ça résonne, ils sont si proches de moi et c’est ça qui est bien. Le petit garçon rit avec sa grande sœur ou sa mère, qu’importe, c’est une voix de femme. Ces petites voix sont d’une infinie douceur et c’est la seule vérité qui me parvient, la seule chose dont je serai certaine en m’endormant tout à l’heure, quand la nuit sera noire, enfin.