- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2022
Nomen omen. Le nom comme un présage, le nom, peut-être, comme un destin. Le vieil adage latin avait guidé leur quête de la perle rare. Armés du Grand guide des prénoms, épais ouvrage répertoriant plus de quinze mille spécimens dont il détaillait l’étymologie, les variantes, la connotation sociologique et la cote de popularité, ils s’étaient lancé le défi de trouver le vocable parfait, celui dont la signification et les sonorités sublimeraient la quintessence de son être, lui ouvriraient les plus fécondes perspectives et offriraient à sa vie une profondeur inégalée. Un dictionnaire des symboles et un manuel de numérologie complétaient leur arsenal.
Fallait-il déterminer d’emblée un terrain particulier d’investigation, par exemple, les prénoms bibliques ou bien issus de la mythologie gréco-romaine ? Ce fut la première question méthodologique qu’envisagea Aurèle au petit-déjeuner alors qu’il achevait ses œufs brouillés. Laura ne pensait pas qu’il fallût restreindre trop vite le champ des possibles au risque de passer à côté d’une splendide pépite. Tous les domaines devraient au contraire se voir minutieusement ratisser. Elle avait acheté deux carnets – l’un de moleskine très sobre, l’autre dont la couverture fantaisie arborait une ribambelle de chatons dansant la farandole autour d’un arbre – où ils pourraient noter leurs trouvailles, les relire, les admirer, les savourer.
Le critère sur lequel ils tombèrent immédiatement d’accord était celui de l’originalité, valeur emblématique de notre temps : un prénom original pouvait seul fournir un digne écrin à un être dans son unicité absolue. Et elle méritait bien qu’on lui offrît un prénom rare, taillé à la mesure de sa précieuse idiosyncrasie. Cependant, briguer la rareté pour la rareté présentait quelques risques dont ils se rendirent rapidement compte. Car si les saints Radegonde et Polycarpe baptisaient communes et églises, leurs petits noms n’en demeuraient pas moins quelque peu rudes à porter, de même que ceux des anachorètes Synclétique, Euloge, Nymphodore, Sérapion ou Métrodonne.
Laura, fronçant les sourcils, rappelait Aurèle à la raison lorsque, entre deux gorgées de café au lait, la passion de la singularité menaçait de les faire sombrer dans des excès par trop baroques. Donner un prénom était un art subtil, disait-elle, et ils ne l’envisageaient manifestement pas de la même façon. Tandis qu’Aurèle, en artiste fougueux, prônait une liberté absolue, Laura s’efforçait de louvoyer et de chercher une juste mesure entre le Charybde des prénoms galvaudés, trop plats et le Scylla des prénoms extravagants ou ridicules. Car le prénom se devait d’être distingué mais non point snob. Et tout faux pas serait définitif.
Trois jours. Trois jours qu’ils naviguaient d’une thématique à l’autre : des neuf muses (Terpsichore avait séduit Aurèle par la grâce qu’elle suggérait quand Laura penchait plutôt pour les sonorités moelleuses de la mélodieuse Melpomène) aux prénoms floraux (Edelweiss, Pervenche, Pétunia et Pimprenelle avaient suffi à animer tout un dîner), des prénoms médiévaux aux prénoms régionaux en passant par le répertoire de la commedia dell’arte et celui des constellations et autres corps célestes (des voisins n’avaient-il pas osé décliner le thème en appelant leur fille Cassiopée, son frère Persée, le chien Pégase et le poisson rouge Orion ?) – trois jours et tout, vraiment tout, y passa. Trois jours, aussi, qu’ils ferraillaient car leurs points de vue étaient souvent irréconciliables. Aurèle trouvait rondes en bouche les diphtongues d’Aglaé, Mia, Oasis et autres Arsinoé quand Laura les jugeait mièvres et leur préférait les sonorités plus nerveuses des consonnes qui claquent, les Sigrid, les Hector, les Palmyre, les Tomek, les Lutka. Trois jours, donc, qu’ils s’abîmaient sans repères dans le Guide labyrinthique d’où ils tiraient mille merveilles dont ils ne savaient finalement que faire.
« Dis-moi, chérie. Si nous choisissions tout bonnement une lettre de l’alphabet, n’importe laquelle, et que nous tirions ensuite un prénom à la courte-paille parmi ceux qui commencent par elle ? » Il allait bien falloir trancher tôt ou tard et faire un choix ; on n’avait que trop tardé et l’idée plut à Laura, si ce n’est le principe de la courte-paille auquel elle substitua l’écriture automatique parachevée par l’intuition énergétique dont elle seule avait le secret – une espèce de technique divinatoire, en somme.
Après les avoir toutes pesées et soupesées, ils jetèrent finalement leur dévolu sur la prometteuse lettre Z, aussi énigmatique que raffinée. A y réfléchir, elle recelait maint trésor. Aussi, se mirent-ils à jeter le plus vite qu’ils purent en l’air, en vrac et en une pittoresque litanie, tous les noms et prénoms possibles et imaginables commençant par Z qui leur passaient par la tête, en espérant que le charme opérerait : Zéphyr, Zanzibar, Zeus, Zorro, Zébulon, Zohra, Zineb, Zeuxis, Zampano, Zaïre, Zoltan, Ziggi, Zak, Zoroastre et son double Zarathoustra, Zadig, Zahia, Zoé, Zénaïde et sa jumelle Zinaïda, Zidane et Zinedine, Zdenka, Zlatko, Zabriskie, Zita, Zabou, Zulma, Zuleyka, Zénobie, Zorn et Zermelo, Zizi, Zazie, Zerbinette, Zazou, Zola, Zélie, Zelda, Zinnia, Zélina… A cet instant précis, Sa Majesté des lieux, la beauté en personne, bondit souplement sur la table, fière dans son pelage blanc de Turque de Van chic, les oreilles adorablement tachetées de roux, la queue, fournie, ondoyant avec grâce, la fourrure luisant dans la clarté du matin. Zélina. Oui, c’était cela qu’ils cherchaient ! Magique prénom qui lui seyait à merveille ! Zélina, c’était tout elle : l’élégance de la princesse jointe au velouté incomparable du poil. Laura souleva amoureusement la chatte et lui susurra : « Zélina chérie ! » tandis qu’Aurèle, attendri, lui chatouilla malicieusement le menton.