Nage et tu retrouveras ton souffle

dimanche 20 décembre 2020 par Andrea Pandolfi

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Depuis que j’avais acheté le camion à un gars qui partait en taule, je n’avais rien repeint. Sur les parois, le décor à l’aérographe avait pâli, le A de SQUALES et le I de VIVANTS n’étaient plus visibles. Je m’assis lourdement sur le bitume. Le grondement ne venait pas de l’océan, mais de l’autoroute, Les grands espaces n’étaient pas le nom d’une plage mais celui d’une aire de repos. Appuyé contre une roue, bière dans une main, téléphone dans l’autre, je consultai la boîte vocale… Un courant glacial sortit de l’appareil. Astrid, ma fille, avait rendez-vous avec la directrice d’un EHPAD. Il fallait que je vienne de toute urgence. Fin de ce message. Le second était d’Elmer. Il m’attendait avec impatience et une bouteille de Jack Daniels. C’est donc lui que je rappelai. Je serais là-bas en fin d’après-midi. Boris et Pequot devaient se pointer un peu plus tard. Je rentrais enfin chez moi. Mes requins aussi. Je terminai songeusement ma Corona. Astrid se promenait quelque part dans ma tête, avec les biberons, les premiers pas, le plaisir de la voir grandir. Et puis Suzanne, sa mère, ma femme, était partie, les choses s’étaient progressivement gâtées, avaient pris de la mauvaise graisse. Je malaxai ma canette vide, la balançai dans une poubelle et me dirigeai vers les sanitaires de la station-service. J’y croisai un type qui me demanda si l’énorme camion aquarium, le Squales Circus, était à moi. Je fis oui de la tête.
— Vous trimbalez vraiment des requins ?
J’indiquai ma main gauche du menton.
— Les risques du métier, dis-je en suivant le mouvement de ses yeux. Il comptait mes doigts.
— Vous voulez dire que…
— Qu’ils m’en ont bouffé trois.
— Merde !
Il me tapota le bras et s’éloigna en grommelant je ne sais quoi.
Ce baratin marchait toujours. Je ne pus m’empêcher de sourire en pensant à mes trois braves requins corail qui ne se nourrissaient que de crustacés ou de petits poissons. Mes doigts, c’est une tondeuse qui me les avait aspirés, du temps où j’étais jardinier municipal à Cherbourg. Je me hissai dans la cabine, me remis au volant. J’extirpai de la boîte à gants l’almanach des marées et même si je le connaissais par cœur, consultai pour la énième fois l’horaire : Cherbourg : Marée basse 16h41 marée haute 22h32. Coefficient 110. Tout était prévu, calculé. Je savais que je pouvais compter sur Elmer et Boris. Concernant Pequot, j’avais davantage de doutes. Mais de toute manière, c’était trop tard pour revenir en arrière. Alors direction la route des caps. Avec dans le dos vingt mille litres d’eau bleue que j’entendais un peu clapoter.
— On rentre au bercail, mes petits gars, murmurai-je.
Les requins ne répondirent pas. La route était ennuyeuse, on ne peut pas emprunter le chemin des écoliers avec un engin pareil. Je m’arrêtai un moment pour assister à l’étrange repas d’immenses animaux de ferraille blanche, immobiles au sommet des collines qui masquaient la mer. Ils engloutissaient le vent dans un bruissement satisfait et monocorde. Au fond de ma poche, mon téléphone sonna. Astrid. Les éoliennes continuaient à avaler. J’escaladai le marchepied et claquai la portière. La sonnerie cessa enfin au moment où je démarrai. Dernière ligne droite.
Et voilà. Arrivé à bon port. Comme convenu, je garai le camion sur le parking du bar, Le Bounty, et gravis à pied la petite route cabossée qui conduisait chez Elmer. Son chalet était niché au milieu d’arbres et d’une jungle d’herbes embrouillées, de ronces qui s’entortillaient autour de mes chevilles, de chardons qui me piquaient les mollets, s’agrippaient obstinément à mes vêtements, hostiles et silencieux. Je m’attendais presque à entendre Elmer leur crier de cesser de me retenir, que j’arrivais en ami et que j’étais autorisé à entrer. À ce moment, il apparut, massif, dans l’encadrement de la porte de sa maison, le ventre enveloppé dans un tablier Best cook of the world. Il leva ensuite les bras, comme un gros tourteau pinces écartées, et les referma sur moi.
— Je suis content de te voir enfin, Fred !
Et moi donc !
— Allez, suis-moi. Tu te souviens, de la petite terrasse, on voit la mer. En ce moment elle est basse, comme prévu, dit-il.
La mer ! Enfin ! Effectivement, la maison d’Elmer surplombait l’océan.
— Tu as réussi à garer le camion ? Tout va bien pour tes bestiaux ?
— Tout va bien, dis-je, toujours en scrutant la plage. 
Et puis j’aperçus l’eau : une fine ligne scintillante tapie contre l’horizon.

— Je vais préparer de quoi boire, annonça solennellement Elmer.
Le vent se levait. Et moi, à respirer tout cet air, je me sentais tellement léger que j’aurais pu m’envoler en battant des bras un peu fort. J’étais là, heureux. Heureux mais un peu anxieux. J’entendais des cris de mouettes, et aussi des tintements de glaçons qui s’entrechoquaient. Elmer revint avec un plateau.
— Astrid a téléphoné deux fois, fit-il en me tendant un whisky. Elle m’a demandé si je savais où tu étais.
— T’as répondu quoi ?
— Que je n’en avais aucune idée. Pas question qu’on te laisse aller dans un EHPAD.
— Pas question que j’y aille ! dis-je.
Et on trinqua. Je n’aurais jamais dû vendre ma maison, en partant il y a des années, mais j’en trouverais bien une autre. Et je n’en bougerais plus.
Toujours pas de Pequot, toujours pas de Boris. Sans eux, mon projet capotait. Elmer dut lire dans mes pensées :
— Les deux autres ne devraient pas tarder.
Et effectivement, Boris apparut. Suivi de Pequot, venu avec sa femme, Marie.
Pequot me regarda bien en face :
— Tu es sûr que tu as bien réfléchi ?
— Écoute, mon vieux, lui dis-je patiemment, je n’ai pensé qu’à ça toute l’année. Alors oui, j’ai bien réfléchi.
La mer commençait à remonter.
— Asseyez-vous, proposa Elmer qui dévissait le bouchon d’une bouteille de rhum. 
Il versa une bonne rasade et lui mit un verre dans une main.
Pequot se laissa tomber dans l’unique siège vacant.
— C’est de la folie, soupira-t-il, l’air lugubre, de-la-fo-lie.
Marie lui rappela :
— Écoute, d’après ce que j’ai compris, vous avez tout prévu au poil près, non ?… Pourquoi tu t’inquiètes, mon chéri ?
— C’était au téléphone ! Ça fait combien de temps que t’as pas mis les pieds ici, hein, Fred et…
— Sept ans, mais je suis là, maintenant.
— Allons, ça va marcher, assura Marie.
— La théorie est une chose, la pratique en est une autre ! Non ? demanda son mari.
Personne ne répondit.
— Et si on n’y arrive pas ? Et si tu flanches au dernier moment ? Tu ne pourras pas revenir en arrière, t’as pensé à ça ? reprit Pequot qui suivait son idée.
Il ferma les yeux et contempla sur l’intérieur de ses paupières la suite du désastre.
— Et si les flics se pointent et…
— Bon, l’interrompit Elmer. Parlons net : tu te dégonfles ou tu viens avec nous ? 
Pequot fronça les sourcils, presque mélancolique :
— Non, je ne me dégonfle pas, je viens. 
Et il poussa un râle d’agonie, la tête entre les mains.
Je me levai pour remplir mon verre, le cognai doucement contre le sien. 
— Tchin, mon vieux. C’est la meilleure chose à faire. 
Boris mâchonna une feuille de menthe et sourit :
— Moi c’est pour ça que je marche !
Pequot revint à la charge :
— Dis-donc, Fred, t’es bien certain que tes requins corail survivront dans la Manche ? Hein ? Elle est pas pareille que la Mer rouge et…
— On en a déjà parlé, coupai-je. Les scientifiques de l’observatoire des requins pélagiques m’ont garanti qu’ils s’adapteraient dans un océan froid ou bien ils migreraient vers des eaux plus chaudes.
— Tu leur as pas dit ce que tu comptais faire ! Ils parlaient en théorie ! Et la théorie est une chose et la prat…
— …tique en est une autre, on sait, coupèrent Boris et Marie.
— Bon. Je vais voir si tout va bien, dis-je. Je préfère vérifier la pompe et le filtre de l’aquarium. Il faut vraiment que les requins soient en pleine forme cette nuit
— Je peux t’accompagner ? demanda Marie qui se leva sans attendre ma réponse.
J’aurais préféré être seul. Je le pensai mais ne le dis pas.
— Alors allons-y, claironnai-je en traversant la terrasse.
J’avais l’air confiant, mais à l’intérieur c’était une autre histoire.
Marie jacassa sur la route qui descendait au parking mais elle se tut quand j’ouvris l’arrière du camion. Les ventres argentés passaient et repassaient au niveau de nos têtes.
Le jour tombait. Les yeux verts, vides et indifférents, devenaient phosphorescents. Et les trois silhouettes fantomatiques commençaient à s’agiter. Les requins corail chassent la nuit. Ou alors étaient-ils comme des loups sentant l’appel de la forêt ? On commençait à entendre la mer approcher. Je plongeai dans mes souvenirs. C’était un matin de mai. Des jeunes gens m’avaient craché à la gueule qu’un aquarium comme le mien, c’était une honte. Je n’avais pas su quoi rétorquer car… car ils avaient raison. Je traînais derrière moi un océan de pacotille dans lequel marinaient trois malheureuses créatures presque en voie de disparition. Et je m’asphyxiais doucement aussi, Astrid m’étouffant avec ses projets d’enfermement. J’avais nettoyé ma joue inondée de bave juvénile, et je m’étais enfin décidé en jetant le kleenex dans le caniveau. Voilà ce que j’allais faire : je retournerais au point de départ. Je m’installerais près de chez Elmer, face à la mer, la vraie. Mer à laquelle je rendrais son dû : mes compagnons. Le plan avait mûri. Je garerais le camion en marche arrière tout au bout de la cale, juste avant l’eau qui atteint là un mètre soixante à marée haute. Pequot et Elmer, postés chacun d’un côté, ouvriraient les portes. Boris et moi, à plat ventre sur le toit, on se chargerait de la paroi mobile de l’aquarium. L’eau se déverserait alors dans la mer, entraînant avec elle les trois requins. Et vive la liberté. Evidemment, c’était en théorie. Je pensai à Pequot. Et si ces animaux restaient en rade sur le sol vitré ? Et s’ils étaient incapables de survivre dans l’océan ? Et si…
La remontée jusqu’à la maison fut plus silencieuse que la descente. Lorsqu’on entra, Elmer apporta une énorme marmite. On dévora le plat des yeux. Aucun de nous n’avait faim.
Maintenant il faisait nuit complètement. La mer était haute.
— Il faut y aller, dis-je.
Et c’est ce qu’on fit. Le parking était désert, les néons du café éteints. Boris se mit au volant de sa R8 1964, dans laquelle s’installèrent Marie et Pequot. Je déverrouillai le camion, Elmer s’assit à la place du mort. J’avançais comme un plongeur en eau profonde. Je sentais toute la jetée trembler sous les roues. Ou bien était-ce mon propre tremblement ? Le camion stoppa à l’extrémité du béton. Boris et Pequot se matérialisèrent dans la légère brume qui tombait. Marie attendait un peu plus loin. Boris grimpa sur le toit et me fit signe de le suivre. J’étais tellement impressionné que c’est Elmer qui donna le signal. La flotte de l’aquarium bascula dans la Manche. On vérifia. Il était vide. Alors je regardai devant moi. Rien. Boris me serra le bras et on sauta sur le macadam. Marie s’était rapprochée et scrutait l’horizon. Rien. Elle sursauta :
— Là-bas !
Je pris les jumelles qu’elle me tendait. Du noir… le gris des nuages… encore du noir. Et puis une, deux formes sombres, presque invisibles : deux ailerons. Et le troisième ?
— Où es-tu ? me demandai-je.
— Où est-il, bon dieu ? demanda Pequot.
Nos yeux parcouraient l’espace liquide.
— Il faut qu’il nage pour respirer. Allez, nage, murmura Boris tout près de mon oreille. Il n’y avait plus trace de vie devant nous. J’avais échoué.
Et tout d’un coup, deux ailerons réapparurent, et avec eux un troisième. Il y avait un peu d’eau salée dans mes yeux. Je sentais qu’Elmer m’observait à la dérobée.
— Les embruns, m’excusai-je presque.
— Ils sont jeunes, ils avaient vraiment besoin de leur mer, me dit Pequot, la main sur mon épaule.

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