- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2024
Tout a changé ce matin : il vient de sortir en fredonnant. Il fredonne une chanson que, petit, il écoutait sur le phonographe que son père avait acheté un an ou deux avant sa naissance, le phonographe dont le plateau était voilé depuis que l’appareil était tombé du porte-bagage du Bima Peugeot, sans doute le jour même de son achat.
Oui : tout a changé. Il perçoit l’odeur, un sourire aux lèvres, l’odeur par lui tant attendue du retour du beau temps, où le soleil du matin, par une alchimie invisible mais puissante, fait craquer comme des bulles les senteurs des herbes coupées la veille, ainsi que celles, plus subtiles, des herbes encore sur pied mi-courbées par le poids des gouttes de diamant parfait de la rosée. C’est le début d’avril. Un avril qui pointe enfin son œil bleu et radieux sur le souvenir pesant de l’humidité grise et froide d’un interminable hiver.
Mon joujou, mon joli pantin,
Qui est si drôle et si malin…
Mais la chanson ne commençait pas comme ça. Qu’importe. Il fredonne ; il chante, pour dire le mot juste ! L’a-t-il encore, ce soixante-dix-huit tours ? Il sourit : de la vétusté du souvenir - au moins soixante-cinq ans -, des objets qui faisaient son bonheur d’alors, et du retour du beau temps.
La douceur du soleil caresse ses lèvres entrouvertes ainsi que la peau de ses mains et de son visage et, malgré la canne qu’il serre dans sa main droite mais dont il ne sent plus que l’aspect ornemental voire flatteur, il continue à sourire. Les années passent et peu importe puisqu’il retrouve comme aujourd’hui à chaque fois le printemps ; au reste, il ne s’interroge pas : pour lui la vie qui vient est la même que la vie qui est. Il suffit d’être patient durant les hivers - durant l’hiver, simplement, le même à chaque présent. Ce qui serait moche - mais vraisemblable, voilà ce qu’il pense -, ce serait qu’il meure en hiver… Mais est-ce que la mort est quelque chose qui le concerne vraiment ? Passons. Il marche, accompagné de ses bonheurs passés, il se sent comme quelqu’un que les gens regardent marcher tout auréolé de ses gloires. Et celle du moment, c’est d’être le seul, à n’en pas douter, à connaître la chanson du polichinelle, à en savoir encore air et paroles. Le début ? Il chante avec emphase pour le faire revenir, mais c’est vain ; il y avait, en tout cas, avec l’enfant qui réclame son polichinelle, une mère - la mère de l’enfant, oui - et un médecin ; un docteur, comme on disait il y a un siècle, date de l’enregistrement de la chanson. Et la chanteuse, c’est - « c’était », tout lui revient petit à petit - une certaine Jane Deloncle, de l’Empire - un théâtre parisien, sans doute -, avec une voix comme celle des diseuses de l’époque : roulant les r et grandiloquente malgré un phrasé curieusement nasillard… Petit, il l’imaginait Jane Deloncle, à cause de son timbre et de l’usure du disque, comme une vieille dame, tiens : comme sa grand-mère, exactement… Il s’arrête dans sa marche pour en rire ; il fait beau.
Qui le fait danser dans mes mains,
Maman, Maman, tu le sais bien :
Je veux mon polichinelle.
Un polichinelle… Les enfants d’aujourd’hui - les petits garçons, car les petites filles avaient-elles le droit d’y toucher ? - savent-ils seulement ce que c’est ? Accepteraient-ils, à l’aire des consoles de jeu, de jouer avec un pantin en bois ? Et que veut dire, d’ailleurs, jouer avec un pantin en bois ? Comment s’y prend-on au juste ? Lui-même, qui n’a jamais vu l’objet autre part que sur des images anciennes ou oublié au fond d’une brocante, secoue la tête en formulant la question… En outre,
explique Jane Deloncle à l’oreille de sa mémoire, toujours en roulant les r, dans une phrase qui lui parait un rien trop didactique pour une chanson.
Et puis, quel sens faut-il comprendre au juste dans le mot « malin » de « Il est si drôle et si malin » ? Et d’ailleurs, le temps lui aussi a changé en un clin d’œil. Méchantes - malignes - surprises d’avril, il fait gris, il fait froid : présent captif, sans la moindre odeur, présent emprisonné mais qui, d’un coup, libère les tout premiers mots de la chanson :
L’enfant se meurt et la pauvre maman…
La canne a perdu son aimable décorum : elle n’est plus qu’un indispensable fardeau, pesant comme un membre malhabile et, traîtrise douloureuse d’une ancienne alliée, elle commence à blesser la main qui la tient trop serrée.
La vieille chanson a cent ans, elle lui fait mal à présent, agressive comme un mythe qui vous aveugle par ses sortilèges incompréhensibles : il vient de retrouver en elle une de ses peurs enfantines, une de ces peurs que les enfants ne savent pas raconter, mais qui planent, peur où se mêlaient la voix nasillarde et le ton de Jane Deloncle, les paroles offensives à force d’être douloureuses, mais dont il ne trouvait nulle part la force de s’extraire, et par-dessus tout, la peur de l’aiguille du phono qui allait sauter de façon imminente puisque toujours au même endroit, entraînant le bras dans un déraillement terrifiant, dérapant sur tout le disque et qu’il fallait avoir le courage d’immobiliser afin de couper court à l’écrabouillement de la voix…
Et tout cela parce que l’hiver est revenu, qui élargit le présent en une grisaille sans lendemain, infinie, dans laquelle on pourrait se dissoudre sans même en avoir la moindre conscience.