Au printemps de 1918, le canton de Houdan, située à une trentaine de kilomètres de la capitale, reste un petit paradis. Pas de couvre-feu comme à Paris, pas d’anxiété, pas de risques de se prendre un obus sur la tête tiré par la Grosse Bertha. Henri vient d’avouer à Marie qu’il a choisi d’y louer une villa à cause de ses nerfs. Unanimes, les docteurs ont préconisé l’air de la campagne. Alors à la hâte, il a jeté son dévolu sur cette résidence secondaire, un peu à l’écart d’un village, non loin de la forêt de Rambouillet.
Dans le jardin, assise sous une tonnelle, Marie se frotte les mains. Non pas qu’il commence à fraîchir en cette fin de journée ensoleillée. Disons que la perspective de voir cet homme si fragile à sa merci lui donne d’agréables frissons.
Marie Pascal est une empoisonneuse. C’est pour ainsi dire son gagne-pain. Elle a commencé dès l’entrée en guerre. Tous les enquêteurs et tous les gendarmes étant occupés sur le front ou ailleurs, elle a su tirer parti de la situation. Un homme de plus ou de moins dans la grande hécatombe, qui irait tenir les comptes ? Pratiquement aucun risque.
Sa technique pour rabattre le gibier ? Rien de plus banal : l’annonce matrimoniale.
Jeune femme, jolie, sérieuse, désire épouser célibataire ou veuf entre cinquante et soixante ans.
Pas un mot de plus. Tout dans la sobriété. Les jeunes mâles ayant préféré s’entretuer aux quatre coins du monde, sa clientèle semblait toute désignée : des messieurs d’un certain âge, déjà souffreteux, affriolés par la gent féminine, très fortunés de surcroit. Du pain bénit.
Sa technique pour rabattre le gibier ? Rien de plus foudroyant : le cyanure de potassium.
Pendant qu’Henri prépare un bon repas à l’intérieur, entonnant le grand air de Manon de sa voix de baryton, Marie vide un petit sachet de poudre blanche dans le verre de son hôte. Bientôt, en lui faisant un clin d’œil prometteur, elle lancera avec un air de malice : « À votre santé ! » C’est vraiment son moment préféré, son rituel en quelque sorte, un peu comme un mot d’esprit.
— C’est presque chaud Mademoiselle Marie ! En attendant n’hésitez-pas à vous resservir un petit verre !
Quelle galanterie… La semaine dernière, elle n’aurait jamais imaginé que cet homme d’apparence si fruste puisse être un tant soit peu précieux. Doux comme un agneau. À croire que sa barbe noire dissimulait une sensibilité toute féminine. C’est son premier barbu. Elle en est presque déçue. Un agneau ? Disons plutôt une chèvre avec son bouc de pacotille et sa joie agaçante. Elle l’entend qui chantonne gaiement dans sa cuisine tandis que dehors elle ne distingue que des bêlements lamentables. Elle l’imagine derrière ses fourneaux, tout petit, tout fier, tout maigre avec son tablier à carreaux qui lui enserre la taille. Une proie dérisoire…
— Surtout, ne vous gênez pas pour moi, il reste encore de l’anisette…
Non, elle ne va pas reprendre un autre verre. Bien sûr que non. Surtout pas. Après, peut-être. Disons que ça sera le coup de l’étrier. Pour fouiller la maison, elle aura besoin de toute sa tête. On ne boit pas pendant le travail. C’est un des rudiments du métier. Elle l’avait appris à ses dépens au début de sa carrière. Ce jour-là, elle avait bu une coupe de trop qui lui était restée en travers de la gorge. Elle se souvient que sa victime était allongée par terre la langue pendante, qu’elle avait retourné son logis de fond en comble et qu’elle était repartie avec deux trois babioles insignifiantes. Quelle petite idiote… Elle n’avait même pas pensé à examiner le corps ! Donc cette fois, pas de folies.
— Eh bien Mademoiselle Marie, j’espère que je ne vous ai pas fait attendre…
Bigre, il a revêtu un costume flambant neuf. Ridicule. Marie note qu’il flotte littéralement dedans. Elle estime que s’il pèse une soixantaine de kilos, elle a peut-être un peu forcé sur la dose. Une gorgée et il va tomber raide. Elle n’aura même pas le plaisir de voir son regard surpris et suppliant quand il entrera en convulsion. Tant pis. C’est comme à la pêche, se dit-elle avec philosophie, on prend ce qui vient.
— Si nous trinquions à notre bonheur ? lance Marie, pressée d’en finir, son train du retour étant prévu pour vingt heures.
— Le froid commence à tomber, balbutie Henri les joues en feu comme un premier communiant, je vous invite à partager l’hospitalité de mon logis. Emmenons nos verres. Nous serons mieux à l’intérieur.
Bonne idée, ma foi. Pourquoi ne pas y avoir pensé avant ? Comme ça, elle n’aura pas à s’inquiéter des voisins ou des badauds toujours trop curieux.
— Passez devant, Mademoiselle, vous serez la première à profiter de la chaleur de ma demeure… Mais j’y pense, se risque-t-il à badiner, Marie n’est-ce pas l’anagramme du verbe Aimer ?
— Oh vous êtes vraiment un galant homme, Henri…
C’est trop mignon. En plus, il lui a confié que sa maman avait ajouté Désiré à son prénom parce qu’après avoir accouché malencontreusement d’une fille, elle désirait de tout cœur la venue d’un petit garçon. Quel benêt ! Presque à vous dégoûter du métier.
— Surtout, faites attention à la marche…
Elle se retourne d’un air mutin et constate avec un sourire diabolique qu’il a bien son verre à la main. Au fond de la coupe, elle remarque quelques particules qui n’ont pas eu le temps de se diluer. Pour faire diversion, en se hissant sur la marche, elle retrousse habilement sa robe. Elle sait qu’elle a de belles jambes…
— Si je puis me permettre cette galanterie, s’enflamme Henri avec une exaltation lyrique qu’il n’arrive décidément plus à contenir, je vous certifie que vous serez l’âme de cette maison.
— Vous êtes un gentilhomme achevé, répond Marie, plutôt fière de son nouveau trait d’esprit.
Elle ouvre la porte et constate en effet qu’il fait une chaleur du diable à l’intérieur. Le petit coquin a tout prévu. Tant mieux, ça va lui donner soif.
— Il me faut convenir que vous savez comment vous y prendre avec les femmes, roucoule Marie en se nichant sur le sofa près du feu. Mais le moment n’est-il pas enfin venu de trinquer, Monsieur Landru ?