RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

MARGE DE MANŒUVRE

mercredi 15 avril 2020 par Jean Bensimon

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Marine vient de m’envoyer un texto : « J’ai à te parler. » Suivent le lieu du rendez-vous, un café, et le moment. Une sécheresse inhabituelle qui me surprend et me blesse. Sur- prendre est un mot faible, elle me stupéfie.
Ma confusion dure un moment, je suis oppressé. Puis je renverse la tête en arrière, ferme les yeux et respire profondément ─ inspire-expire… Je me souviens de notre dernière rencontre, jeudi dernier. Orageuse. Marine, très déterminée, avait dit non à tout : à nos vacances en Grèce, à notre projet de vivre ensemble dans mon studio, etc. Je dis notre projet, en fait dans un cas comme dans l’autre il s’agissait de mes propositions qui visiblement ne l’intéressaient pas, elle allait y réfléchir... C’était une autre, tout à fait une autre. Seul un changement profond pouvait inspirer son attitude. Et qu’est-ce qui lui a pris de me donner un tel rendez-vous ? Pourquoi n’a-t-elle pas téléphoné tout simplement ? Le texto est d’autant moins compréhensible que d’habitude c’est chez moi que nous nous rencontrons, pas dans un café, parfois dans le restaurant où nous dînons. Je ne vois qu’une explication : elle veut rompre et pour ça elle préfère un lieu neutre. Bien sûr, la chose est alors plus simple, plus facile. On évite la scène ─ que de toute façon je n’aurais pas faite, ce n’est pas mon genre, pas du tout.
Oui, tout converge vers cette explication. La chose est claire. Plus d’une fois Marine n’était pas disponible, évoquant diverses obligations familiales, peut-être a-t-elle conservé des liens avec un homme qu’elle aime encore. On voit souvent ce genre de situations. Et puis elle est orgueilleuse de sa beauté, évidente, alors que moi je suis pas mal sans plus. Nous sommes juste de la même taille mais les femmes préfèrent généralement les hommes plus grands. Lors de notre première rencontre le coup de foudre avait été de mon côté, pas du sien. Un autre détail me revient, dont je ne comprends la signification qu’aujourd’hui. Depuis quelque temps elle ne portait plus de talons hauts, paraître plus grande que moi devait lui être insupportable. D’ailleurs à plusieurs reprises des hommes lui ont fait des avances en ma présence, et je n’ai pas réagi assez fermement à leur culot ; j’imagine ce que c’était en mon absence. Les rapports de force sont en sa faveur. C’est le chat qui joue avec la souris qu’il vient d’estourbir. Elle a pu aussi rencontrer quelqu’un et je découvre aujourd’hui l’euphémisme de l’expression, qui me paraît terrible. À propos j’en ai sans doute trop fait jeudi soir dernier : il est connu qu’il faut éviter de se mettre en situation de demandeur, alors on déséquilibre la relation. Et céder au caprice d’un pouvoir revient à le renforcer : ensuite il ira plus loin. Un manque de stratégie évident, c’est donner des verges pour se faire fouetter. Il est naturel qu’aujourd’hui je paie l’addition. Salée l’addition. En définitive j’affronte une situation des plus sombres ─ si je me suis souvent moqué de mon patronyme, Lenoir, cette fois il est justifié.
Bon, il ne suffit pas d’épiloguer, de déplorer. Maintenant il faut définir une tactique
pour cette rencontre afin de sauver notre amour. S’il n’y a qu’une chance, il faut la saisir. D’abord rester dans le registre : elle se montre distante, l’être aussi. Comme si de rien n’était. Ensuite ne pas faire profil bas, ne pas capituler. Surtout ne pas craquer. Laisser la débandade de la volonté et de l’intelligence aux gens dépourvus de cervelle, fragiles ─ dépressifs, et compagnie. De toute façon, si dans un premier temps la faiblesse génère l’apitoiement, elle provoque ensuite et durablement le mépris donc l’éloignement. Quand on se laisse traiter comme une merde, on est une merde. Rester digne : on respecte davantage les vaincus qui se sont battus. S’il faut perdre, que ce soit dignement. Ne pas faire non plus profil haut, si je puis dire. Ne pas lui adresser de reproches, par exemple au sujet de ce texto absurde, de son comportement buté jeudi dernier, de ses retards récurrents, de son attitude pour le moins ambiguë il y a un mois environ avec Machin-Chose ─ je n’arrive jamais à me souvenir de son nom ─ qui avait l’art de s’envelopper de mystère et de se faire mousser sans avoir l’air d’y toucher, et son regard disait que je n’étais pour lui qu’un gringalet insignifiant. Ne pas lui demander de m’aimer, cela ne se commande évidemment pas. Une telle attitude serait même contre-productive. Rien de plus lourd, de plus stupide que le forcing. Entre les deux il ne reste qu’une bande où je devrai me cantonner. La voie de la raison, de l’efficacité. Certes ce ne sera pas facile, mais nécessaire. Ma marge de manœuvre est étroite. Très étroite.
Dans l’immédiat j’envoie à Marine un texto aussi sec que le sien : « D’accord. » Et vogue la galère !
Cela ne m’empêche pas de tout repasser dans ma tête pendant une bonne partie de la
nuit suivante. Un sommeil bref entrecoupé de cauchemars.

J’arrive très en avance au Café des Arts, dans le Marais, une rue tranquille à l’écart des grandes artères. Je le connaissais de vue. L’enseigne est plus discrète que celle de la pharmacie voisine, qui clignote et indique la date samedi 18 mai 2018. Pourquoi Marine a-t-elle choisi cet établissement où nous ne sommes jamais allés ? Quand j’entre, le serveur du bar répond avec chaleur à mon bonjour. Je jette un regard circulaire. Le café me paraît différent, dépaysant. Une applique à la clarté pâle surmonte le comptoir en teck. Sur les murs un revêtement en bois, des glaces qui agrandissent l’espace, des motifs orangés : tambourins, yeux rieurs, des ondulations bleues suggérant l’océan et un grand écran de télévision heureusement éteint. L’agencement des lieux comporte aussi plusieurs renfoncements à la lumière tamisée. Je m’absorbe dans la contemplation d’un tambourin ─ voilà qu’il bat doucement. Avant un entretien comportant quelque enjeu j’aime bien explorer d’abord le territoire où il se déroulera, reconnaître le terrain comme un général avant une bataille ─ la comparaison me fait sourire : général ? Il serait plus exact de parler d’un sous-officier ayant peu d’expérience dans l’art de la guerre ! Et en l’occurrence, la ligne bleue des Vosges c’est Marine…
… Il y a déjà quelques clients, des jeunes surtout. Arrive un serveur au visage mafflu avec, lui aussi, un grand sourire que je lui rends ─ il peut être un allié, on ne sait jamais. Un courant d’air venu je ne sais d’où fait faséyer comme une voile un pan de son gilet. « J’attends quelqu’un. » Je jette un regard circulaire et mémorise la topographie des lieux, notamment l’escalier descendant vers les toilettes, j’hésite. Me mets finalement dans un renfoncement à l’opposé du comptoir mais de manière telle qu’on puisse m’apercevoir en entrant dans le café et que je puisse moi-même voir dans la glace arriver Marine. Pour le moment je ne vois qu’un homme à la mine de papier mâché. Je m’exhorte à la sérénité, sois calme, sois calme… Bientôt je baigne dans une eau tranquille, la houle monte et descend doucement, je ferme les yeux et récapitule la tactique que j’ai arrêtée. Mais la mer est-elle si calme que ça, n’annoncerait-t-elle pas un voyage périlleux ? Café des Arts ou l’art difficile de rompre dans la dignité…

…Voilà Marine ! Elle arrive à l’heure, ce qui ne lui ressemble pas. Son visage exprime la fatigue, et surtout elle n’est presque pas maquillée, ce qui ne lui ressemble pas non plus. Réflexion faite c’est logique, on ne s’en donne pas la peine pour quelqu’un qu’on
n’aime pas. Elle a le regard froid et terne. Elle m’embrasse pourtant sur les lèvres, certes
mollement. La force de l’habitude ? Je dirai plutôt la dernière cigarette du condamné.
— Bonjour Joël.
— Bonjour Marine.
Le serveur est déjà là pour prendre la commande, il ne dissimule guère son admira-
tion pour Marine. Pas plus que les deux jeunes de la table d’à côté. Je ressens la fierté du mâle bien accompagné ─ hélas il n’en pas pour longtemps ; et de toute façon quelle fierté ? C’est entièrement factice… Après m’être assuré qu’ici on prépare ce cocktail je choisis un Bloody Mary. Elle esquisse un mince sourire, sans doute pour contenir sa colère, son orgueil ou son mépris. Moi je ne souris pas. Les consommations arrivent plus vite que prévu. Sans attendre je bois une rasade d’alcool pour me donner du courage tandis qu’elle sirote un jus d’orange.
Je m’agrippe discrètement à mon siège et sans tarder je me lance, d’un ton indifférent, plutôt satisfait :
— En fait je découvre le Café des Arts et je le trouve pas mal du tout. Un agence- ment et une décoration modernes, c’est chaleureux avec des teintes orangées sans rien de criard. J’aime aussi ces sortes de boxes ouverts, à l’intérieur on est tranquilles tout en étant relié à l’établissement. Et le service a l’air sympa.
Son regard est fuyant. Elle a une mimique hésitant entre grimace et sourire puis avec un petit rire forcé :
— Je n’y suis venue qu’une fois, mais oui c’est sympa…
Elle ajoute après un instant :
— … De plus le café organise des soirées musicales à thèmes avec quelques musi- ciens, le mois dernier je crois que c’était les Antilles, juste avant la Grèce. Alors c’est bondé, on refuse même du monde.
J’ai un petit sourire ironique quand elle dit la Grèce parce que jeudi dernier elle avait justement refusé farouchement d’y passer les vacances avec moi. A-t-elle prononcé ce mot de manière délibérée ou par inadvertance ? Quoi qu’il en soit elle feint de ne pas remarquer ma réaction muette. Sans doute est-elle déjà venue ici avec son copain précédent… ou l’actuel, bien entendu je me garde de le lui dire, ça ne m’intéresse pas. Je sens en moi sourdre la colère.
Mais alors je repense à la tactique que j’ai arrêtée, ni profil bas ni profil haut, le petit sourire ne s’imposait pas. Je vois le cycliste dans son couloir du vélodrome. La tête dans le guidon, il ne fait qu’un avec la machine. À la fois volontaire et prudent, il reste dans sa marge, ne débordant ni à gauche ni à droite, ne mordant pas sur les lignes rouges. La voie pour ne pas se perdre. Attention aux limites ! ATTENTION AUX LIMITES !... Les Antilles c’est plus prudent non ?
— J’aurais aimé participer à une soirée antillaise. J’ai assisté, il y a longtemps et bien sûr ailleurs, à un concert, j’adore les percussions de là-bas, elles sont uniques, notamment la
« chacha ». Un jour j’en essayé une. Et toi ?
Elle secoue la tête. Commence une phrase « Joël, je voudrais… » mais s’interrompt aussitôt. Moi, emporté par mon élan je poursuis :
— C’est curieux ce bruit de grenaille. J’adore la biguine et le zouk, plus moderne, leur rythme endiablé m’enchante, il me transporte aux îles. C’est la joie de vivre, la décon- traction absolue…
… Elle m’écoute avec un léger sourire manifestant de l’intérêt ou de la politesse. Plutôt de la politesse.
Mais pourquoi son visage se colore-t-il au fur et à mesure ? Elle a la lèvre supérieure qui rebique un peu, signe de mécontentement. Je ne crois pas qu’elle perçoive que ma voix s’éraille un peu tandis que mes mots hésitent. La conversation, si l’on peut appeler ça une conversation, est dans l’impasse. Je regarde l’ondulation bleue du mur d’en face. La mer, calme jusqu’ici, se creuse de remous. Ça tangue, ça roule. C’est la tempête. Une rumeur de vagues envahit l’espace. C’est la tempête. Le rafiot affronte une mer déchaînée. Le naufrage n’est pas loin, je me vois jeté par le fond jusqu’à ces abîmes où l’on perd la vie. Je m’exhorte : Sois calme, sois calme. Il faudrait remettre du carburant dans la conversation mais je n’en ai pas. Et bientôt je suis las de jouer ce rôle de composition, celui d’un homme de communication que je ne suis pas, en réalité je me montre d’ordinaire réservé, voire timide. Finissons-en, le numéro monté de toutes pièces va se casser la figure. Dans ma tête c’est le méli-mélo, la chaleur me monte au visage, une sueur froide me coule dans le dos, entre les omoplates et sous les aisselles, je vais bafouiller. Je vois les deux lignes rouges se déplacer, se rapprocher de moi. Jusqu’où ça ira ? Elles m’enferment dans une prison, me collent au corps, me serrent de plus en plus. Il faudrait respirer profondément ─ inspire, expire. Mais impossible, je me sens partir en vrille. Il est temps de sonner la retraite ; les troupes vont se replier, en bon ordre j’espère.
Sans écouter mon cœur qui bat la chamade ni le vacarme des vagues qui partent du mur d’en face, je lance de la manière la plus détachée dont je sois capable :
— Au fait, Marine, tu avais quelque chose à me dire ?
Ses yeux s’embuent.
— Oui. Joël, je voudrais que tu m’excuses pour jeudi soir dernier. Qu’est-ce qui m’a
pris, je ne sais pas, peut-être tout bêtement je n’étais pas en forme, j’ai été odieuse avec toi du début jusqu’à la fin. Et pas seulement odieuse, nulle. Depuis j’en ai perdu le sommeil. Joël je t’aime et je voudrais, si tu es toujours d’accord, aller en vacances avec toi en Grèce. Que nous vivions ensemble, et d’abord te présenter à ma mère.

D’un coup l’ondulation du mur devient paisible. La tempête s’est apaisée. J’ai un grand sourire radieux, le premier depuis trois jours.

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