- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2019
L’homme contemplait l’océan avancer dans sa direction en rouleaux bleutés écumants puis reculer, inlassablement. Les pieds de sa chaise pliante enfoncés dans le sable humide et brun, cependant que le soleil déclinait déjà, il écoutait de la musique. L’air se rafraîchissait et les derniers rayons de l’astre du jour couvraient la grève d’un fin manteau argenté et scintillant. Sur sa gauche, la petite cabane de pêcheur qu’il avait acquise peu après le décès de son épouse demeurait silencieuse et seuls le murmure des eaux et les cris de quelque oiseau égaré au-dessus de sa tête troublaient la quiétude des lieux.
Un lecteur de CD reposait sur ses genoux osseux et le vieillard monta le son avant de réajuster ses écouteurs. L’âge aidant, il n’entendait plus aussi bien que par le passé mais la pureté de cette voix féminine qu’il affectionnait tant aurait traversé des murailles, éveillant ses sens et réchauffant son cœur. Le regard accroché à l’horizon, il s’en berçait encore aujourd’hui, avec le même plaisir, laissant les souvenirs investir son esprit toujours alerte. L’espace d’un instant, il revit cette vieille photographie jaunie qui devait désormais moisir dans un album poussiéreux au fond d’un grenier qui ne valait pas mieux.
Sa mère posait avec fierté sur un fauteuil en cuir, un frêle enfant aux yeux mi-clos dans les bras. C’est son grand-père qui l’avait sans doute prise, dans cet appartement parisien. C’était en 1926 et l’un de ses aïeux lui avait raconté bien plus tard que ses parents le confiaient à Morphée au son de Berthe Sylva et ses Roses blanches. Amusé à l’évocation de cette anecdote, le dos endolori, l’homme esquissa un sourire et battit des paupières. Peut-être son goût pour les vocalistes féminines lui venait-il de ces jours qu’il ne connaissait que par procuration. Plongeant le regard sur ses mains ridées, il crut ensuite revenir dans cette chambre d’adolescent où, douze ans plus tard, il avait échangé un tendre baiser un peu gauche avec la nièce de la voisine, une veuve de guerre qui le terrifiait. Il ne se souvenait plus du prénom de la petite fille, ni de ses tresses blondes et ses doigts menus mais dans sa mémoire résonnait toujours, avec l’éclat de la première écoute, une reprise jazz de Gone with the Wind d’Allie Wrubel et Herb Magidson. Car si les images se faisaient parfois fugaces, évanescentes, insaisissables, les mélodies, au contraire, perduraient en lui, comme autant de bouées de sauvetage disposées au hasard sur le tumulte de sa longue vie.
Un vent glacé soufflant du large se leva soudain sur cette plage qui lui en rappela aussitôt une autre, quelque part en Provence, où son père trouva la mort en 1944, débarqué avec ses frères d’armes des Forces françaises libres. Lui aussi, malgré sa jeunesse, avait imité ce courageux parent et rejoint les rangs de la Résistance, un an et demi auparavant. Une semaine après ce tragique décès dont il n’avait pas encore eu connaissance, la BBC diffusait un extrait de C’est toujours la même histoire, interprété par Édith Piaf. C’était le signal que les hommes du réseau de renseignement auquel il appartenait attendaient depuis plusieurs semaines. Les Alliés avançaient enfin sur la capitale. Il était temps pour eux de passer à l’action. Et tandis que la Môme perçait sa mémoire de sa voix inimitable, l’homme revit les rues de Paris hérissées de barricades. Sacs de sable épais et parfum d’insurrection. Coups de canon et meurtrières improvisées. Un goût du sang dans la bouche. Puis celui, plus traître encore, de la liberté recouvrée où le chaos remplaça la dictature et l’injustice l’ignominie. La gorge serrée, sa vue se troubla. Regard mouillé.
Puis les années avaient passé, les haines s’étaient tues et le pays rebâti pansait ses plaies. À trente ans, le jeune homme habitait seul un petit village isolé au milieu de la campagne champenoise quand il fit la connaissance de Jeanne. Elle était d’une grande beauté, brune aux longs cheveux bouclés et de quatre ans sa cadette. Ils se marièrent un an et demi plus tard et conçurent leur premier enfant après une soirée dansante donnée en leur honneur. Fuyant les flonflons en catimini, ils firent l’amour dans une chambre surchauffée, à la ville, où un poste de radio flambant neuf dispensait Johnny B. Goode, de Chuck Berry. À cet instant, le vieil homme grimaça. Jeanne, l’amour de sa vie, la femme à laquelle il était resté fidèle jusqu’au bout, celle avec qui il avait vécu mille hauts et mille bas, n’était désormais plus. Elle l’avait récemment quitté pour un monde que l’on disait meilleur, affaiblie puis terrassée par la maladie.
Un pied caressant le sable du talon, l’octogénaire tentait tant bien que mal de contenir sa tristesse. Tout autour de lui, le ciel se parait d’ocre et d’indigo, cependant que la clarté du jour diminuait. Sur l’horizon oriental, une lune gibbeuse levée depuis peu semblait survoler la cabane.
Et tandis que les vagues redoublaient de force comme pressées par les premières lueurs du crépuscule, l’homme se souvint de ce jour étouffant de 1969 quand leur fils, Gérard, n’avait pas décollé du téléviseur où Neil Armstrong, engoncé dans une combinaison blanche qui semblait peser deux tonnes, posait les pieds sur l’astre lunaire. À côté de lui, l’insecte Apollo se dressait, immobile et froid. Le gamin ne perdait pas une miette du spectacle en noir et blanc, de ces images saccadées et un peu floues. Dans l’autre pièce, son père regardait de loin, bercé par Joe Cocker qui entonnait With a Little Help from My Friends. Jeanne l’y avait rejoint pour l’embrasser. Martine, leur second enfant, dormait à l’étage. C’était encore le temps béni du rock’n’roll. Celui où le SIDA et les ecstasy ne gâchaient pas encore les festivités nocturnes auxquelles s’adonnait la jeunesse. Leur aîné, par chance, était encore loin de tout ça. La tête perdue dans les étoiles, il rêvait, après l’exploit des Américains, de devenir spationaute. Sept ans plus tard, il se mariait.
Cette année-là, précisément, avait repris Claude François d’après un standard né de l’autre côté de l’Atlantique. Le vieil homme, happé lentement par un ciel rougeoyant presque, croyait à nouveau entendre cette ritournelle en ouvrant une bouteille à son fils, cependant que la sœur de ce dernier réclamait un peu du breuvage à qui voulait l’entendre. Clotilde, la jeune mariée, était alors resplendissante. Elle ne but pas de vin, ce jour-là. Assis sur sa chaise, les pieds glacés, l’homme changea de disque et sourit jusqu’aux oreilles quand débuta l’intro d’un nouveau titre. Ils étaient tous là, autour de lui, à ce barbecue mémorable où jeunes et moins jeunes dansaient ensemble, dans la joie et l’allégresse, sans se poser de questions. « Carpe diem ! » avaient-ils scandé à la cantonade, un verre à la main. Que ces années étaient loin derrière lui, désormais. Toutefois, ces moments de bonheur ne l’avaient jamais quitté. Au contraire l’avaient-ils accompagné dans les périodes de vaches maigres, de doutes et de souffrance, lui apportant le réconfort et l’espoir dont il avait besoin.
En 1983, son aîné – ou plutôt la femme de ce dernier, leur avait donné une petite-fille, à lui et son épouse, un gros bébé prénommé Julie. Évènement dont il n’avait rien su, trop occupé à visiter tous les night-clubs de la capitale en quête de Martine, alors âgée de dix-huit ans. Après plusieurs heures de recherche, il l’avait finalement débusquée, ivre morte, se frottant à un jeune homme dont l’état n’avait rien à envier au sien, au son du Let’s Dance de David Bowie. Pourvue d’un décolleté affriolant et choquant pour l’époque, la lycéenne semblait habillée des rouges, bleus et verts criards des projecteurs de la discothèque parisienne. Son père, sous les huées des uns et l’accent so british du chanteur peroxydé, avait alors tenté de raisonner son enfant, avant de la tirer par le bras, bon gré mal gré, jusqu’à la sortie de l’établissement. Une discussion houleuse s’en était suivie. Ce ne fut pas la dernière entre Martine et lui. En dépit des années, il s’en voulait de ces tensions, de ces constants rappels à l’ordre, de ces disputes sans fin. Aujourd’hui, sa fille lui avait pardonné depuis longtemps et vivait en couple, heureuse, avec une femme charmante rencontrée peu après son second divorce. Elle était plus jeune que Martine et s’appelait Agathe.
Le vieil homme, rivé à sa chaise, contemplait toujours l’océan quand il se souvint de ce matin de juin où, au petit-déjeuner, sa fille s’était félicitée de la décision prise par l’OMS de retirer l’homosexualité de la liste des maladies mentales considérées comme telles par le milieu de la psychiatrie. À la radio, Elton John entonnait Sacrifice, morceau de choix qui devait cartonner dans l’ensemble du monde occidental. Son frère était là, lui aussi. Et Clotilde. Et les petits-enfants. Jeanne, quant à elle, était encore en pleine santé et respirait la joie de vivre. Âgée de soixante ans, il lui semblait qu’elle était plus belle que jamais. Il avait raison. Et à nouveau sa vue se brouilla. Le vague à l’âme revenait en force, sur cette plage, plus tenace encore que par le passé. Elle lui manquait tellement. Combien de temps exigerait-on de lui avant qu’il puisse enfin la rejoindre ? Dans ses oreilles, toujours cette voix douce qui semblait lui murmurer. Jeanne lui apparaissait. Vision cruelle. Ses doigts lui faisaient mal de ne plus pouvoir la toucher. Comme s’ils s’étaient engourdis à cause de quelque cinglant vent d’hiver.
La maladie avait été diagnostiquée en 2001, peu avant les attentats de New York et Washington. Dans les couloirs de l’hôpital, un interne fredonnait Hasta La Vista, de MC Solaar, conférant du même coup à cette triste journée un caractère inutilement surréaliste. Il avait soixante-quinze ans et toutes les montagnes pesaient désormais sur ses épaules. Il avait mal, bien sûr. Pour elle. Pour lui. Pour leurs enfants. Au début, l’espoir les avait accompagnés. Mince mais bel et bien réel, à en croire les cancérologues. À un certain moment, Jeanne avait même semblé aller mieux. Puis une rechute intervint, brutale et définitive, celle-là. Cela faisait maintenant deux ans que son épouse adorée les avait quittés. Était-ce la fatigue conjuguée à la langueur qui le gagnait ce soir ou la fraîcheur inattendue de cette journée d’automne ? Triste et exténué, le vieil homme tenta de bouger sur sa chaise, un peu engourdi. Ses membres répondirent sans se presser. Peut-être avait-il présumé de ses forces, songea-t-il. Autour de lui, la nuit tombait lentement sur la grève, tandis que l’océan s’apaisait. Une pensée lui traversa soudain l’esprit.
Le doux accent de Simone Simons, vocaliste du groupe Epica, caressait son âme. Plus pur que jamais. Il ferma les yeux afin de profiter au mieux de ce ravissement. Sa poitrine se soulevait à intervalle de plus en plus espacé. Le moment était idéal pour partir, bercé par ce magnifique morceau qu’il ne se lassait pas d’écouter à longueur de journée. La lune brillait haut dans le ciel noir comme de l’encre et l’eau avançait, gonflée par l’attraction de l’astre nocturne. Le cadran du lecteur indiquait, tel un clin d’œil du destin, le titre de la chanson.
Tides of Time.
Les marées du temps.