« La biographie de l’enfant prodige est moins nette et moins sûre qu’on ne le croit. »
Louis Forestier, professeur à la Sorbonne
Arthur Rimbaud s’en rend bien compte, il n’est plus un gamin. Il rentre de sa promenade courbatu, trempé de sueur. Quelle idée aussi de marcher sous ce soleil de plomb. Il n’a plus vingt ans, il en a cinquante de plus. Il faut reconnaître que c’est un bon marcheur, personne de sa connaissance n’irait dire le contraire. Pour passer le temps, il a calculé qu’à raison de vingt kilomètres par jour pendant cinquante-cinq ans, ses pieds avaient déjà parcouru plus de 400000 kilomètres. Il connaît Charleville et les environs comme sa poche. Il faut dire qu’il y a été facteur, un métier qui demande de bonnes jambes.
À l’heure de la retraite, ses jambes ne se sont pas senties concernées. Alors, comme il dit aux passants, il continue à faire sa tournée. La sacoche en moins.
Assis sur un banc centenaire, en face de sa maison, le vieil Arthur se repose. Ou plutôt non, il s’adonne à sa nouvelle passion : la poésie. Après sa tournée durant laquelle il ne pense à rien, le retraité a pris l’habitude de s’asseoir à l’ombre d’un vieux chêne. Là, il rêve à sa jeunesse, au plaisir qu’il éprouvait à vingt ans en enjambant crânement des ruisseaux, à l’odeur entêtante des blés mouillés, à son bonheur lorsqu’il tendait le courrier à Louise, la jeune paysanne qui lui avait fait tourner la tête parce qu’un jour, sans le faire exprès, en saisissant ses lettres, elle lui avait frôlé la main. Louise avait fini par se marier avec un autre que lui. Ironie du sort, les lettres qu’il lui tendait fièrement étaient sans doute celles de son rival.
Il avait ressassé cela longtemps…
À cela maintenant, Arthur ne pense plus. Le temps a fait son œuvre. Il lui reste le meilleur : des odeurs légères, des souvenirs frivoles de chevauchées, le vent faible d’un amour de jeunesse : des sensations attendries.
Sensation, c’est justement le titre de son dernier poème. Dernier poème, c’est beaucoup dire, il n’en a écrit que deux et Sensation n’est pas encore tout à fait terminé. Il lui manque un petit morceau de vers. Il connaît par cœur le début…
Sensation
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la nature…
… Mon dieu, que c’est dur la poésie. Pour le premier quatrain, quelques heures avaient suffi. Et encore, il s’était replongé dans la lecture d’Hugo. Il s’était inspiré de son Demain dès l’aube… J’irai par la forêt…qu’il connaissait par cœur comme tout le monde. Pour le deuxième quatrain, c’était une autre paire de manche, surtout la fin. Ça ne venait pas. Enfin, qu’importe…
Le vieux Rimbaud aime son banc. En plein été, l’ombre du grand chêne est une bénédiction pour lui. Le fond de l’air est doux mais pas étouffant. Il est temps de s’allumer une bonne pipe. Même s’il s’est mis à composer, il a bien tout son temps. Il regarde en fumant les gens qui s’affairent, les enfants qui rient, les couples qui se promènent. Quand parfois il aperçoit des amoureux, il lui arrive de se sentir tout chose. Il n’a jamais eu la chance de tenir une femme par la main, lui. Il imagine avec quelques regrets ce qu’aurait pu être sa vie avec Louise ou avec une autre femme… Tiens, quelqu’un a gravé un cœur sur son banc et a laissé des initiales. Son visage s’éclaire d’un sourire indulgent. À vingt ans, exactement à l’endroit où il est assis, il avait fait pareil. Les traces avaient disparu, bien sûr, mais lui, il s’en souvenait comme si c’était hier. Ah, la jeunesse, c’était le bon temps, il était bienheureux, ma foi… Bienheureux comme avec une femme.
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la nature bienheureux heureux comme avec une femme.
Pas si mal…
L’ombre a tourné. Le soleil gagne du terrain. Il est l’heure de la sieste, ma foi.
**
Charleville, Le 28 Juillet 1871
Chère (sic) Monsieur Paul Verlaine,
J’ai lu avec grand plaisir vos Poèmes saturniens et vos Fêtes galantes. Même si j’ai trouvé certains de vos poèmes un peu osés (je mets cela sur le compte de votre jeunesse), d’autres ont retenu mon attention parce qu’ils étaient bien tournés je crois. Je me permets de vous écrire pour vous envoyer mes deux poèmes, Le buffet et Sensation qui auront peut-être la chance de vous plaire. Si je m’adresse à vous, c’est parce qu’un voisin m’a laissé entendre que vous connaissiez les gens du Parnasse contemporain, une gazette à Paris qui, paraît-il, n’hésite pas à publier des beaux vers. Je suis retraité, je vais sur mes soixante et onze ans. Pour passer le temps, je m’adonne à la poésie depuis quelques mois. Ce n’est pas un travail facile mais c’est une occupation comme une autre ma foi. Si par hasard mes vers avaient la fortune d’attirer votre attention, pourriez-vous les recommander au directeur du Parnasse ? Je n’ignore pas le caractère cavalier de ma requête mais je crains que, sans l’appui de votre part, mes poèmes ne soient négligés ou mal lus.
Dans l’espoir que mes vers ne vous laissent pas indifférents, je vous prie d’agréer, Monsieur Verlaine, l’expression de mon profond respect.
Arthur Rimbaud
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A Paris, en plein Quartier latin, dans une chambre de l’Hôtel des Etrangers, des artistes refont le monde à leur manière. Les résidents ont déjà rédigé des pétitions. Si le tapage ne cesse pas, si ces ivrognes claquent encore la porte à quatre heures du matin en sortant ivres morts du meublé, ils donneront un congé définitif. Il faut dire que les jeunes poètes n’y vont pas de main morte. Il s’agit du Cercle Zutiste.
— Zut ! dit Charles Cros, si on ne peut plus faire la bamboche en France, on va devoir s’exiler à l’étranger. On ne boit pas pour rien, on boit pour l’inspiration, pas vrai ?
— Hier soir en sortant, t’aurais pas dû t’oublier sur la porte du gérant, répond Germain Nouveau, l’œil vitreux, c’est pas la première fois, il va finir par nous causer des ennuis.
— J’y peux rien, il me fait penser à Musset, et sa femme à George Sand. Tu sais bien que les romantiques attardés ou les gros bourgeois, je peux pas les sentir. Ils me donnent envie de vomir.
— Si ça peut te rassurer, t’as vomi aussi sur son mur, ajoute Paul Verlaine de mauvais poil. Va falloir mettre de l’eau dans notre vin. Et puis, je te ferais remarquer qu’à ton âge, Musset il avait déjà écrit toute son œuvre. Toi, Charles, t’as écrit quoi ? Et toi Germain ? A ce rythme-là, on va finir comme Armand Colin.
— C’est qui Armand Colin ?
— Normal que tu ne connaisses pas son nom, il était toujours comme nous. Il pensait plus à boire ou à rigoler qu’à produire quelque chose.
— Arrête de jouer les rabat-joie, dit Germain, t’étais loin d’être le dernier hier. Nous au moins, on n’a pas montré notre c… à la boulangère.
— J’ai fait ça ? dit Verlaine penaud.
— Quand tu as bu de l’absinthe, tu es capable du pire, affirme Charles. En même temps, avant que l’on s’endorme sur le banc à la belle étoile, tu as été très poétique. Je ne sais pas où tu vas chercher tout ça. Tu as récité des vers comme un somnambule. Je me souviens de quelques-uns. C’était pas mal du tout. Ecoute :
Mon unique culotte avait un large trou.
Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse,
Mes étoiles au ciel avaient…
Après, je ne me souviens plus, j’ai dû m’endormir aussi. Crois-moi, quand tu bois, ce n’est pas la première fois que tu déclames ce genre de vers. Ce qui est surprenant, c’est qu’ils ne ressemblent pas du tout à ton style. C’est de qui ?
— J’en sais rien, répond Verlaine en se passant la main dans les cheveux, j’en sais rien du tout, ça doit être l’absinthe. Il m’arrive d’avoir des images dans la tête mais j’oublie tout le lendemain.
— C’était très original. Tu devrais les mettre sur le papier. Personne n’a jamais fait ce genre de vers.
— Tu crois ? dit Verlaine pensif. C’est bizarre, cette poésie ne me ressemble pas. Tu n’as retenu que ces quatre vers ?
— J’ai une assez bonne mémoire, dit Charles, mais je ne me souviens pas de tout. Quand tu es dans cet état-là, tu n’es plus le même. Un vrai gamin. Tu es révolté, survolté, tu parles comme un illuminé, un voyant…
— Alors, on ne peut rien en tirer, dit Verlaine en hochant la tête, mes lecteurs me prendraient pour un fou.
— J’ai peut-être une idée, dit Germain dans l’œil vitreux duquel est apparu un éclair de malice. On est là pour prendre du bon temps pas vrai ? Et pour écrire aussi ? Depuis un moment, on s’amuse à consigner les vers qui nous passent par la tête dans notre Album Zutiste. On parodie Coppée, on pastiche Hugo… C’est un peu barbant à la longue, vous ne trouvez pas ? Moi, je vous propose de monter d’un cran. Ça vous dirait de créer un poète ?
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Arthur est assis sur un banc. Un autre banc. Pas seul. A Charleville, tous les jeudis soirs, au square, on donne un concert en plein air. Il y est venu accompagné d’une amie, une vieille dame. Elle s’appelle Henriette. Elle est presque invalide. Elle est veuve. Ils se sont rencontrés lors de sa tournée. Il avait soif, elle lui a proposé un verre d’eau. Depuis un mois, il passe chez elle à l’improviste. Quand il traverse un ruisseau, lors de sa promenade, c’est avec plus de légèreté. Les blés ont une odeur de pain chaud.
Ils sont assis main dans la main. Pour la première fois. Pour venir, elle s’est appuyée sur son épaule. Elle aime bien la musique.
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— C’est une idée de génie ! répète Verlaine enthousiaste. Quand j’aurai un peu trop bu, il faudra prendre des notes. Vous devrez participer aussi.
— On pourrait peut-être commencer maintenant ?
— Il faudra que notre poète ait l’air vrai. Il nous enverrait des lettres qu’on écrirait.
— Ce serait un provincial qu’on inviterait à Paris.
— Il faudra mettre tout le monde au courant !
— Calme-toi Paul, pas trop de monde, objecte Germain, sinon ça va se savoir. Une dizaine d’amis, pas plus. Ils devront jurer de garder le secret. Plus tard, si notre poète est connu, ils témoigneront l’avoir fréquenté.
— Tu as raison. Aujourd’hui, on pourrait peut-être commencer par faire son portrait dans les grandes lignes. On leur en parlera après. Je suis sûr que notre idée va les éblouir. Je vois déjà leurs têtes !
— Quand tu as trop bu Paul, dit Charles, je te le répète, tu parles comme un gamin révolté. C’est un peu décousu mais crois-moi, on n’aura jamais vu ça.
— Un gamin, dit Paul de plus en plus mordu, un gamin, voilà ce qu’il nous faut… Avec notre expérience, on en fera un génie !
— Pas qu’un génie, dit Germain sentencieux, pas qu’un génie… Un homme.
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Pour la première fois, véritablement, Arthur se sent un homme. Henriette a des mains menues et sa robe à fleurs, quand elle marche en s’appuyant sur son épaule, fait des petits frous-frous. Le concert est terminé. Le chemin du retour baigne dans la lueur du couchant. Arthur évite les grandes enjambées. Henriette, de son côté, fait des efforts pour allonger le pas. La musique les habite encore. A l’heure de se quitter, les étoiles ont remplacé le soleil. La lune fait des sourires complices. Arthur prolonge les adieux en lui montrant timidement ses deux poèmes. Elle aime bien ça.
Il a l’air d’un grand gamin.
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— Bon, récapitulons, dit Verlaine, Ce sera un gamin révolté de seize ans. Je l’aurais invité à venir chez moi. Il aura déjà écrit une partie de son œuvre avant de monter à Paris. Il aura récité ses vers un peu partout devant témoins. On fera publier quelques-uns de ses poèmes dans des revues…
— Ce sera un très mauvais garçon, ajoute Charles, un buveur, un débauché, un extravagant.
— Oui, c’est plus pratique. Plus personne ne voudra de lui à cause de son caractère. Comme il n’a pas le sou, il retournera souvent chez sa mère.
— Il faudra qu’il disparaisse assez vite. On en fera rapidement un voyageur.
— Mais il nous enverra quand même des lettres, dit Germain.
— Si tu veux, dit Verlaine.
— En tout cas, à vingt ans, il n’écrira déjà plus. Il partira loin, en Afrique ou ailleurs.
— J’aurais même voyagé un peu avec lui, dit Paul. Ça me permettra de me rendre à la campagne pour me concentrer sur mon œuvre personnelle. Je préviendrai ma femme.
— On le fera mourir ? demande Germain avec une inflexion plus grave dans la voix.
— S’il commence à devenir célèbre, il faudra bien mon petit, répond Paul, mais ne prends pas cet air triste. Il n’y aura pas vraiment mort d’homme.
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L’air est si doux qu’Arthur ferme la paupière. Il se laisse gagner par la rêverie. Sur le chemin du retour, dans la nuit, il a demandé du tabac à un jeune vagabond. Ils ont fumé la pipe ensemble. Ils se sont assis dans l’herbe en silence pour contempler l’azur. Ils ne se sont pas adressé une parole. A chaque bouffée, l’air est si doux qu’Arthur ferme la paupière. La lune a des yeux de Pierrot. Arthur aussi.
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— Eh les amis, vous ne trouvez pas qu’on a oublié le plus important ?
— …
— Son nom pardi ! On va l’appeler comment ?
— J’ai déjà ma petite idée, dit Verlaine en sortant lentement des papiers de sa poche pour faire durer le plaisir, regardez, il s’agit d’une lettre envoyée par un certain Rimbaud. Lisez aussi les deux poèmes…
— Amusant, dit Charles après quelques minutes de lecture, c’est tellement naïf que ça aurait pu être écrit par un enfant. Il doit être sacrément nostalgique l’ancêtre. Et son sonnet Le buffet montre qu’il aime bien ses vieux meubles. C’est terrible la vieillesse.
— Bizarre, dit Germain en laissant retomber la lettre, c’est surprenant de commencer quelque chose comme ça à son âge. A soixante et onze ans, la vie est derrière soi.
— Qu’importe, dit Verlaine, pour moi, ce serait le sujet idéal. Notre jeune génie vient de Charleville. Il s’appelle Arthur Rimbaud et il n’a que seize ans.
— Mais on n’a pas le droit de faire ça, objecte Germain, on ne peut tout de même pas lui voler son identité !
— On publiera ses deux poèmes sous son nom, au moins c’est honnête, dit Verlaine, on se contentera d’en ajouter d’autres. Et puis, transformer un vieillard en enfant, ce n’est plus de la magie, c’est tout simplement du génie…
— Tu as remarqué, dit Charles espiègle, il a écrit cher avec un « e »… Et il a été facteur… Pour un homme de lettres, il n’est pas bien doué en orthographe.
— On pourra peut-être tirer quelque chose de ce petit « e », répond Verlaine les yeux luisants de malice, là-dessus aussi j’ai quelques petites idées…
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Charleville, le 30 septembre 1871
Chère Monsieur Paul Verlaine,
Je vous remercie chaleureusement d’avoir appuyé ma demande auprès de la gazette que je vous avais indiquée. Mes deux poèmes étaient en bonne page. C’est une grande fierté pour moi. Grâce à vous, j’ai le sentiment de retrouver une seconde jeunesse. Malheureusement pour vous, je crains de ne plus pouvoir vous envoyer d’autres vers. Mes yeux sont devenus mauvais et ma foi, je ne ressens plus le besoin d’écrire de la poésie. Je vais bientôt me marier. Si je vous confie mon petit secret, c’est que je me doute qu’un homme tel que vous comprendra qu’à mon âge, il devient inutile de peindre des sentiments sur du papier. Elle s’appelle Henriette. C’est une toute petite femme. Quand elle marche en s’appuyant sur mon épaule, sa robe fait des doux frous-frous. Excusez-moi de vous ennuyer avec mes balivernes, j’ai ressenti comme une illumination. Illumination : voilà qui pourrait être le titre du recueil que je n’écrirai jamais.
Encore merci pour votre geste. Peut-être que grâce à vous, des gens se souviendront de mon nom. Qui sait ?
Arthur Rimbaud