- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2025
Comme à son habitude, Léon paresse au Café Baudelaire, dans un recoin tranquille où personne ne le dérange. Il apprécie le charme suranné des murs de briquettes un peu ébréchées sur lesquels de petits spots jettent des éclats rosés. Des ardoises proposent boissons et menus, des cadres noirs mettent en valeur des photos de paysages de montagne ou de bord de mer où Léon ne s’aventure pas car il déteste l’eau.
Il est là, pour l’atmosphère chaleureuse et le charme vieillot du café. S’il boit, c’est essentiellement de l’eau plate, la moindre lampée d’alcool le fait divaguer et la caféine ne lui convient pas davantage. Lorsqu’il ne somnole pas, il écoute d’une oreille les conversations. Il aime l’animation des moments d’affluence autant que le calme des heures creuses. S’il s’absente, les habitués demandent :
— Léon n’est pas là ?
Sa place réservée offre une vue complète de la salle, havre d’odeurs, de couleurs, de sons variés et parfois de musique. Il perçoit le heurt d’une assiette sur le comptoir de bois et la porte qui claque, enregistre l’imperceptible bruissement des pages d’un journal et de petits rires en cascade qui éclatent et s’épuisent peu à peu. Léon est poète, capable de connaître l’extase pour un rai de lumière embrasant l’étagère des verres ou pour les nuances des tomettes patinées par des milliers de pas.
Ambiance cool cet après-midi, pense Léon. Quatre participantes à un atelier d’écriture itinérant sont installées à une table. Leur regard butine jusqu’à ce qu’un détail de leur environnement éveille leur intérêt, elles posent alors des mots sur leur page, puis leurs yeux refont le voyage entre la salle et leur carnet. Léon observe leur manège semblable au va-et-vient d’un insecte obstiné.
Un couple âgé, engourdi par la fatigue post-prandiale, commande des boissons. L’homme boit un café vanille dont l’odeur intrigue Léon tandis que la femme savoure sa boisson chocolatée avec un plaisir évident qui dessine un joli sourire sur ses lèvres, semblable à celui du chat du Cheshire, songe-t-il. Peu à peu les contours de son visage disparaissent et bientôt il ne discerne plus que son sourire.
Soudain la salle s’anime. Des habitués échangent des nouvelles et Marina lance des paroles enjouées depuis le comptoir. Un bruit de bises claque, et encore sa voix proposant un café. Un jeune homme debout, parle fort en ponctuant ses paroles de gestes amples. Léon ne quitte pas des yeux ses mains, voletant autour de lui telles d’infatigables oiseaux. Puis il sent une douce torpeur l’envahir et ses yeux se ferment pour une de ces micro-siestes dont il se délecte.
Un homme élégant d’une cinquantaine d’années, aux cheveux grisonnants, pousse la porte du Café Baudelaire. L’air frais s’infiltre dans la pièce tandis qu’il hésite sur le seuil, et il rentre car le froid est trop vif pour rester sur la terrasse offrant une vue magnifique sur la cathédrale Saint-Étienne. Il choisit une petite table ronde avec vue imprenable sur la façade de briquettes roses qui illumine la place. Il ôte son manteau et avant de s’asseoir, sort de l’une de ses poches, une enveloppe kraft qu’il pose sur la table et tâte délicatement. Il se sent à l’aise dans l’ambiance de ruche du Café Plume et jette un regard intrigué vers le petit groupe affairé à l’écriture.
Un verre de bière est à présent posé à côté de l’enveloppe, il y plonge ses lèvres avec délectation et observe un quinquado qui, sitôt entré, disparaît derrière l’écran de son ordinateur. Cliquer, mailer ou je craque ! Ses neurones happés par le circuit électronique de la machine, il n’accorde aucun regard à la salle et personne ne fait plus attention à lui. Non loin du groupe de l’atelier d’écriture, des jeunes gens papotent en un jargon d’étudiants d’école de commerce, entrecoupé d’expressions que Léon, tiré de son sommeil, comprend mal : c’est galvaudé, hésite pas, je régale, c’est pas zizou. Une fille recommande : Cheulez pas trop ! sans se départir de son air guindé. Enfin ! ils sortent.
Une femme à la chevelure blanche a poussé la porte et s’assied à présent devant le guéridon proche de celui de l’homme. Sans attendre, elle fouille dans son sac pour en extraire une enveloppe blanche qu’elle pose devant elle.
Il lui sourit et se présente :
— Je suis Paul !
— Louise, répond-elle.
Elle explique qu’elle a été motivée par l’aspect ludique de la proposition d’écriture. Il répond que c’est sa seconde expérience mais cette fois le contenu de son enveloppe est différent. Cette rencontre extravagante amuse Louise, et tandis que Paul admire le rideau soyeux et nacré de sa chevelure, elle trouve malicieux les yeux noirs de son coéquipier. Elle songe que l’affinité ressentie de l’un envers l’autre, n’est pas de moindre importance pour ce qu’ils s’apprêtent à faire.
Le groupe des écrivaines les observe tout en continuant à prendre des notes. Marina remarque Le Petit Robert posé sur leur table à côté d’un dictionnaire des synonymes. Bel écrivodrome, aujourd’hui ! se réjouit-elle. Le volume de la musique est bas, une belle lumière passe par la porte vitrée et la cathédrale resplendit sur la place Saint-Étienne.
Voici venu le moment magique si attendu où Paul et Louise échangent leur enveloppe, suscitant la curiosité de l’entourage. Les deux protagonistes décollent enfin le papier avec délicatesse et chacun étale le butin sur sa table.
Sur le guéridon de Paul se déploie la quintessence de la vie de Louise : à côté d’un pinceau de peinture chinoise, de nombreuses photos : en minuscule bébé souriant, enlacée à un jeune homme, fillette sur une trottinette rouge, adolescente vêtue d’une jupe indienne à clochettes, adulte avec deux enfants. Suit le cliché d’un jardin envahi de volubilis et de roses trémières, un billet d’entrée de l’exposition Chagall, Le Triomphe de la Musique. Une jolie carte postale de Soleil rouge de Zao Wou-Ki et une image du Mont Valier enneigé complètent ce micro-univers.
Louise a disposé devant elle une partition de Vivaldi et divers clichés : chaussures de marche, bibliothèque tapissée de livres, femme en manteau de fourrure. Paul bébé, dans les bras d’un grand garçon, photographié un jour de rentrée sous le porche de l’école Jean Jaurès. Paul adulte, avec un chat roux à pattes blanches endormi sur un tas de feuillets posés sur son bureau. Adolescent, campé fièrement sur une mobylette rutilante. Une reproduction du Jardin des Délices et une vieille loupe au manche orné d’un dauphin, émeuvent Louise.
La consigne de leur jeu d’écriture est d’inventer un texte dans une forme libre, à partir du territoire intime déployé sous leurs yeux. Louise et Paul sortent calepin et stylo et les voici partis pour une bonne heure d’écriture. Juste le souffle de l’inspiration mêlé à l’observation des objets. Ils restent réceptifs à la présence muette de l’autre qui pourrait révéler des traits de son caractère. Louise observe de près les photos en s’aidant de la loupe et range les portraits en ordre chronologique. De ces trésors, naîtra un récit fictif dont son partenaire sera le héros.
Au Café Baudelaire, le quatuor lit les textes produits avant de clore la séance et le quinquado est sorti. Paul et Louise notent, raturent, réécrivent, attelés au miracle d’offrir à l’autre une version inédite de sa vie.
Le temps écoulé, c’est Louise qui commence à lire son texte, il porte sur l’origine du désir d’écrire de Paul. Celui-ci y retrouve, comme c’est le cas dans les scénarios des rêves, des épisodes modifiés de son existence, tandis que certains faits sont conformes à la réalité. Un paragraphe évoque le petit Paul se réfugiant dans la senteur florale du manteau de fourrure de son élégante mère. Plus loin est décrite son entrée à l’école Jean Jaurès où naquit sa passion pour la lecture et à tant lire, il aima bientôt également écrire. Adulte, il trouvait son inspiration dans la marche sur les sentiers des forêts d’Ariège, les idées d’ingrédients pour de futures nouvelles, jaillissant au rythme de ses pas. La présence contemplative d’Ambre, sa chatte rousse à pattes blanches, installée sur son bureau, était l’autre élément indéfectible de son inspiration.
La fin du récit est très sombre. Un hiver, Ambre avait disparu et avec elle, le désir d’écrire de Paul. Nostalgique, il admirait parfois avec sa vieille loupe, une photo de sa muse désormais absente.
En réalité, Ambre était particulièrement casanière et ne s’éloignait jamais de l’espace de la maison et du jardin. Pendant la lecture de la nouvellette, Léon, tiré de sa somnolence, a redresse la tête pour mieux entendre, ennuyé du ton grave qu’a pris l’histoire. Le drame n’est pas sa tasse de thé ou pour mieux dire sa soucoupe de lait.
À présent, Paul lit son texte, un poème rimé au style enfantin qui amuse Louise :
Si fière était la fillette
Sur sa rouge trottinette
Et plus tard vêtue d’indienne
Telle une petite reine
Si pourpre le volubilis
Qui la coiffe avec malice
Quel délice, cette hélice !
Léon s’est levé afin de mieux entendre le poème. Il creuse son échine, s’élance et saute légèrement sur le guéridon de Paul pour venir se caler sur ses épaules. Celui-ci se sent ému, car de la fourrure blonde et brune de Léon, sort un parfum si doux !
— Oh ! dit-il en lui caressant le dessus de la tête, que voilà un beau chat, fort, doux et charmant ! Léon, sensible aux caresses et à la poésie, ronronne joliment.
Marina s’est approchée et remarque que le discret Léon fait une fois de plus la fierté du Café Baudelaire.
— Quand il miaule, on l’entend à peine, fait-elle malicieusement.
Paul déclame alors :
Il juge, il préside, il inspire
Toutes choses dans son empire ;
Peut-être est-il fée, est-il dieu ?
Bercé par la musique baudelairienne, le feu des prunelles pâles de Léon donne à ses yeux l’apparence magique de vivantes opales. Alors il miaule longuement, langoureusement. Louise conclut en souriant, que pour dire les plus longues phrases, sa voix n’a pas besoin de mots.
Référence : Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, Texte de 1861, LI, Le chat