La bruyère parfois mène au sang.
Marie Cosnay
On part en début de matinée, shorts et croquenots, sacs à dos inégalement remplis. Flasque comme un sein de vieille femme, le mien ne contient en tout et pour tout qu’une bouteille d’eau. Quand le sien est bourré jusqu’à la gueule de tout ce qui constitue désormais sa vie. Ainsi cette grosse serviette de bain rayée bleu et rouge, dont je me demande à quoi elle pourrait servir, sinon à l’étendre par terre quand on aura décidé de se reposer. Pour l’Olympus Reflex, je sais. Sans avoir vu ses derniers clichés, je sais qu’il photographie des fenêtres, des plus anciennes aux plus modernes, y compris celles en trompe-l’œil. Quand je l’invite à s’expliquer, il me répond que les fenêtres sont les yeux des façades. Si j’insiste, il ajoute que ces yeux nous regardent, qu’il s’agit d’un échange. C’est la preuve qu’autour de lui le monde continue d’exister. Son pas est ferme, sa démarche souple et rapide. Où va-t-il puiser cette énergie ? Dans la chaleur de l’été qui commence ? Dans ce paysage de vacances ? De temps en temps, il braque sur lui l’œil du Reflex, sans actionner le déclencheur, telle une arme dont il menacerait le bord de route, le ciel et les nuages, le sommet des arbres, les oiseaux. Ainsi ce rapace, qui profite d’un large courant d’air pour se laisser glisser, et qu’il suit dans le viseur jusqu’au moment ultime de sa disparition.
On commence par emprunter la route goudronnée où ne passe plus personne depuis que des travaux à la sortie du village en interdisent l’accès aux véhicules. On est tranquilles, on peut marcher au milieu. Lui ne s’en prive pas. Pour une fois que la situation l’autorise à adresser un pied de nez au destin. C’est sa manière d’oublier. En tout cas, moi j’oublie. C’est pourquoi je l’engage à se jeter délibérément dans la descente. Parce que je sais qu’il aime ça, foncer. Ce que je n’oublie pas, que je n’arrive pas à me sortir de la tête, c’est ce qu’il m’a déclaré hier quand on s’est retrouvés après trois ans d’absence. Il m’a demandé, et ce furent ses premières paroles, si j’étais au courant. Au courant de quoi ? Il a cligné de l’œil. Au courant qu’il avait « la maladie ». Non seulement il a souri, mais il y avait une pointe de fierté dans sa voix. J’ai répondu que j’étais au courant, m’interdisant de réutiliser ce mot et son curieux article, ce mot qu’il avait fait sien, de même que tous ceux qui partageaient son sort l’avaient fait leur. Comme s’il s’agissait d’un code secret, d’un mot de passe. Comme s’ils habitaient la même cité, le même immeuble, le même étage, et que, d’une certaine manière, sans pourtant se connaître, sans s’être jamais rencontrés, ils avaient partagé le même lit.
Il fait beau et chaud, une chance. D’où la serviette de bain. Mais aujourd’hui c’est pour le soleil. Hier c’était pour l’eau. Hier il s’est installé au-dessus du barrage. Il a déployé sa serviette, moins pour éviter le contact de l’herbe, qui à cet endroit est restée drue, que pour se jouer la cérémonie du drap de bain qu’on étale voluptueusement au bord de l’eau, sur lequel on se couche en se laissant bercer par le clapotis des vagues. Il était seul, ayant choisi d’être seul. Ne m’en avait même pas parlé. Cette fois non plus, on se comprend du premier coup d’œil, on communique par les yeux. Les siens sont bleus, d’un bleu intense, très beaux. Est-il possible d’avoir autant de lumière dans les yeux, et de cette qualité, comme si de rien n’était ? J’en profite pour lui soutirer des bribes de son histoire, timidement. J’ai besoin d’en connaître davantage. Il ne me confiera que ce qu’il a envie de dire, de toute façon. Alors que non, il est ouvert, il est ouvert à tout. Car de même qu’il y a « la maladie », il y a « le garçon », c’est ainsi qu’il le désigne, et je me représente un gamin fluet, à peine pubère, venu d’un de ces pays où les hommes naissent petits et le restent, restent des garçons finalement. C’est quand il précise que le sien « savait », et, surtout, que lui aussi « savait », que je prends la mesure d’un aveu qui (forcément) me déboussole. Alors « la maladie » ? Un don des dieux ? Un lien brûlant entre deux hommes ? Je me retiens au bord des lèvres, j’évite de m’offusquer. Me voilà face à quelque chose de trop grand pour moi, de trop grand pour lui aussi sans doute, mais au moins il est dedans et s’y enroule comme dans une couverture de survie, comme dans un linceul. Depuis trois ans, il vit avec « ça », qui ne doit pas être si terrible puisqu’il n’en est pas mort, pas encore, malgré de temps en temps un passage à vide où l’esprit s’égare, où la panique s’installe. Une larme brille au coin de son œil, tel un diamant. Comme il en porte un autre à l’oreille, je me fais la réflexion que son sens de la coquetterie est demeuré intact, qu’il travaille toujours dans la dentelle. C’est à ce moment qu’il entreprend de me regarder. Non comme on regarde habituellement quelqu’un, en lui passant au travers. Ce regard emperlé est pour moi, ce diamant m’est offert, que j’accueille comme il le mérite. Avant de comprendre qu’il s’agit d’autre chose.
On est arrivés en bas de la descente. Longeant les grosses canalisations en provenance du barrage, d’où l’eau suinte par endroits, il nous vient le même réflexe (enfantin) de ramasser par terre, qui un morceau de bois, qui une pierre pour en faire tinter le métal dur, d’un noir de goudron. Ce concert improvisé nous retient le temps d’un retour à notre enfance commune (sans se connaître, on a vécu la même, les mêmes élans, les mêmes ferveurs, les mêmes promesses sacrées. C’est ce que je peux lire dans ses yeux. Que ce diamant ne m’appartient qu’à condition que je me charge également du reste, autrement dit de ce qui l’a déposé là). Il ajoute qu’il n’a personne d’autre, et parce que la formule pourrait me déplaire, il précise, personne de confiance, personne d’assez fort, sans achever sa phrase. Cette fois j’accuse le coup, je tangue un peu. J’ai besoin de souffler, alors je détourne la tête, je porte mon regard ailleurs. J’ai vite fait de repérer le chemin qui doit nous conduire là-haut. Réduit à un fil, il s’enfonce sous d’épaisses frondaisons de hêtres et de châtaigniers avant de disparaître. Ensuite il n’y a plus d’arbres, et la roche est nue, celle d’une falaise en à-pic au-dessus du vide. Quand je dis nue, j’oublie les bruyères, d’un violet profond, qui, dans le tremblement de l’air, sembleraient avoir été peintes. Ce chemin, c’est lui qui l’a choisi. Pour les bruyères, pour la forêt, à commencer par ce hêtre tricentenaire dont on distingue à peine la cime tant ses branches se mêlent à celles des voisins, entravant leur croissance. Comment lui en vouloir ? Louis XIV et Vauban furent ses contemporains, dont il a dû conserver la mémoire, car son tronc est plus épais qu’un cuir d’éléphant, craquelé, bosselé, moussu par endroits. Nous nous plaquons à lui, bras tendus. Déployant nos ailes, nous effleurant du bout des doigts, nous ne couvrons que les deux tiers de la circonférence totale du vénérable, et j’en ai un peu honte, je n’aimerais pas qu’on nous surprenne dans cette posture. Mesurer le tour de l’arbre, je peux admettre, mais se coller à lui comme s’il s’agissait d’un géant protecteur ? Découper un morceau d’écorce, le laisser infuser dans une coupelle d’eau de pluie, et consommer cette mixture ? Sans me laisser le temps de réagir, il me tend son laguiole. Une main innocente (la mienne), une main féminine (la mienne) se doit d’actionner la lame. C’est un peu comme si Dieu intervenait à travers moi. Je découpe dans l’écorce un morceau guère plus large que mes deux doigts, et surtout deux fois plus court, qu’il m’invite à lécher après lui. Cette fois je crois qu’il perd la tête, en tout cas je ne retrouve plus celui que j’ai connu, et c’est en vain que j’essaie de lire dans l’arête de son nez, plus aiguisée que dans mon souvenir, dans le pli de sa bouche, plus marqué, dans son menton plus carré, ou plus pointu, en tout cas plus volontaire, ce qui le pousse à scarifier ainsi ce très vieil arbre et à invoquer Dieu. Evidemment je ne vois rien. Cherchez la mort chez ceux qu’elle a réussi à coloniser, vous ne trouverez rien. Si j’essaie de faire le tour de chacune de ses cuisses avec mes mains, je n’y arriverai pas davantage qu’avec nos bras le tour complet de ce tronc, et il se met à rire. Ce compliment vient de lui en suggérer un autre, concernant cet autre membre (si je vois ce qu’il veut dire), dont certains de ses amants (petite taille, petites mains, petite bouche) peinaient eux aussi à faire le tour. La mort elle-même n’en viendra pas à bout. La blague est audacieuse, car si la mort est une pute, elle fera la pute, elle attendra son heure comme elle sait si bien le faire, avant de jeter la patte. Et ce sont les parties tendres qui subiront ses premiers outrages. Ce dont il se montre encore si fier sera boulotté comme une pomme, elle n’en laissera que les pépins. C’est sûrement pour ça qu’il a pris ma main dans la sienne, et qu’il la broie. Pour me la garder vierge. Et pour m’obliger à me taire. Que je cesse de parler de ce que je ne connais pas. Que j’arrête de vanter sa bonne santé, sa supposée force de caractère, si je ne veux pas le voir s’écrouler à mes pieds, frappé, comme pourrait l’être ce très vieil arbre, par la maladie qui secrètement le ronge, ou par la foudre. Il s’agit de reprendre des forces pour ce qui reste à accomplir, il s’agit de se remplir de sève tout en veillant à ce que celle qu’il concentre en lui depuis plusieurs semaines ne jaillisse prématurément, sinon tout serait foutu, et je comprends qu’il fait allusion à ce que le pendu répand au pied de son gibet.
Désire-t-il que je lui serre le cou, que je le garrote avant de le précipiter dans l’abîme, ainsi que Dieu le fit du plus beau de ses anges ? Cette main qui broyait la mienne accueille avec réticence les bruyères que j’ai la faiblesse de lui offrir. Du coup, ça lui fait passer l’envie de les prendre en photo. Le précédant dans ce qui n’est pas sans m’évoquer les tapisseries « Mille Fleurs », je le vois hésiter, avant de s’engager dans la brèche que je viens d’ouvrir. Il faut dire que le sentier principal se sépare très vite en deux, puis que chacun des sentiers secondaires se divise à son tour, et ainsi de suite, pour mieux nous égarer. La plupart de ces sentiers ne méritent d’ailleurs pas ce nom, et on les repère mal, réduits à des lignes vaguement ondulées entre des plates-bandes qui font se succéder, selon une alternance qui nous échappe, le rose très rose, le presque rouge et le violet foncé. Ou alors c’est qu’il a commencé à avoir peur. D’autres font ça dans le secret d’une alcôve, ils ont recours à un médecin secourable, à un infirmier compatissant. Aucun n’irait confier son sort au premier venu. Sans que ce soit mon cas, je ne fais pas non plus partie des proches. Justement, je me situe à la bonne distance. C’est-à-dire que j’ai le bras assez long pour pouvoir me servir de ma main sans engager aussi ma tête. Et sans la risquer surtout. Seulement les bruyères sont pour moi, pas pour lui. C’est ce qu’il me signifie, tandis que je m’assieds à mon tour. Pas de sentimentalisme idiot entre nous. Un à-pic de plus de soixante mètres nous attend, dont on se dispensera d’établir le relevé de ce qui en occupe le fond : rochers coupants, ajoncs dorés, broussailles. Mais si on se lève trop brusquement, tout se met à tourner, à vaciller - et comme ce serait facile alors, pourquoi ne pas se laisser tenter ?
Il a fait un tas de ce que contient son sac à dos. Outre le laguiole, l’Olympus et la serviette de bain, il possède deux gourdes encore à moitié pleines, une petite fiasque de rhum qu’il s’engage à partager avec moi tout à l’heure, un vieil agenda où il a consigné des bribes de récits, des poèmes et des paroles de chansons, une pochette bleue plastifiée avec ses photos d’enfant, ainsi qu’une identité de sa mère (morte) et de sa sœur cadette, et enfin sa carte d’identité et son passeport, afin qu’on puisse l’identifier au cas où la chute l’aurait défiguré, ce qu’il m’annonce avec un détachement qui me pétrifie. J’ai l’impression d’entendre de sa bouche ce que j’entendrai à nouveau ce soir, ou demain, de celle des gendarmes, lorsqu’on aura retrouvé le corps. La présence des papiers d’identité, bien en évidence dans la poche latérale du sac, plaidera forcément pour une chute accidentelle, ou pour un suicide. C’est du moins ce qu’il pense, dont j’essaie de me persuader moi-même. Évidemment, on s’empressera de consulter les photos. Portes dégondées, fenêtres obturées, murs écroulés, troncs calcinés, vieux bois flottés, vieilles souches à profils d’animaux, sacs plastique pris dans des ronces, drapeaux de feuillages, nuages en lambeaux, rien de vraiment tragique, juste la signature. Sauf que personne ne verra les photos. L’Olympus Reflex est pour moi, j’en ferai ce que je voudrai. Et il s’est mis debout. Et je me dis que ça va être le moment, que ça va être à moi de décider. Une pression de la main dans le creux des genoux ? Une poussée dans le dos ? Il partira en avant et se laissera emporter. Mais s’il résiste ? S’il se rétracte, et que, empêché de réagir par le mouvement que j’aurai contribué à impulser, il se désarticule avec tout ce que cela suppose de contorsions et de grimaces ? Et s’il se met à me crier dessus et à m’accuser ? Qu’est-ce que je fais ? Je crie moi aussi que c’est lui, lui seul, qu’il en porte l’entière responsabilité ? J’ignore si j’ai vraiment le temps de me dire tout ça, car le voilà qui vient de buter contre son sac à dos et qui perd brusquement l’équilibre. Un accident ? Jusque-là j’ai encore envie de le croire. Mais après non, impossible. Non seulement il n’essaie pas de freiner sa chute, mais il fait tout pour l’accélérer, amplifiant les rotations de son corps, avant de se précipiter dans le vide. Horrifiée, je le regarde disparaître, sans esquisser le moindre geste. C’est tout juste si j’ai la force de regrouper ses affaires dans le sac à dos, puis, le poussant devant moi avec mon pied, de le faire basculer à son tour, avant de faire la même chose avec l’Olympus Reflex, ne conservant que les bruyères. Je ne m’en débarrasserai qu’après, sur le chemin du retour.