Le samouraï 

jeudi 2 janvier 2025 par Philippe Crubézy

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2025

Pour Mérignac, après le temps court de l’exécution — Tu es vivant te voilà mort —, est venu le temps de l’éternité. L’éternité est hors du temps comme l’infini est hors de l’espace. Conviction d’un tueur à gages.

Sur la table basse, à côté de ses pieds croisés l’un sur l’autre, une coupelle de bois remplis de fruits secs — figues, abricots, noix —, une bouteille de vodka flanquée de deux petits verres et, posé sur un magazine de mode toujours sous son blister, le pistolet muni du silencieux. À travers la baie vitrée, à peine entrouverte sur le jardin, Axel ne voit rien bouger. Le vent, tellement froid depuis deux jours, s’est absenté. Les plots lumineux disséminés sur la pelouse impeccablement tondue, débarrassée des feuilles mortes, la piscine recouverte de sa bâche verte, les transats repliés, les peupliers au garde à vous ; monde calme sans volupté. Tout est immobile. Nuit noire sous les nuages. La lune se planque, indifférente. Le temps, comme la mer qui gît là-bas en bord de plage, est étal. Étal, létal. Rien ne se passe plus. Quelque chose s’est-t-il déjà passé ? L’hiver lui-même est en suspens.
Il entend faiblement le son d’une radio allumée quelque part dans l’immeuble ou plus loin sur la corniche, sans arriver à distinguer ce qu’il s’y dit. Quelqu’un — une femme — interroge quelqu’un — un homme —, il semblerait.
Assis à son bureau, la tête bizarrement inclinée sur la gauche, bouche ouverte sur des dents impeccables mais rougies par le sang, le cadavre de Mérignac. Tempe droite explosée.

Axel n’a pas retiré ses gants ni sa casquette qui lui offrent un sentiment de protection et d’élégance. La bouteille de bière, ruisselante de gouttelettes glacées, mouille l’intérieur de sa paume, à travers le gant. Il n’aime pas boire sa bière trop froide ; chez lui, il la range dans le bas du frigo avec les légumes. Mais pour Mérignac, une boisson glacée devait sûrement être synonyme de luxe. Champagne, vodka, bière et vin blanc, même traitement. Il repose la bouteille à côté du pistolet en se disant que Mérignac ne savait pas vivre.
Ça tombe bien, il est mort.
Les taches de sang projetées sur le mur, derrière le bureau, n’ont pas atteint le Basquiat. Il s’en est fallu de peu que des dizaines de millions disparaissent sous une petite larme rouge. À quoi ça tient, tout ça… À la viscosité du sang, à la position de la tête, la distance entre la tempe et le silencieux, allez savoir. Et quand bien même la pauvre cervelle creuse de Mérignac se serait répandue sur le soi-disant chef d’œuvre, so what ?! Foutaises ! Axel se fiche absolument de toute peinture. Quelle que soit la toile, aucune émotion. Les gamins peuvent bien déverser des tombereaux de soupe sur La Joconde si ça les amuse.
La sculpture, Axel aime bien. On peut toucher, caresser, soupeser, c’est sensuel, il y a du volume et du poids. En bordure de la piscine, l’immobilité magnifie les peupliers dans l’obscurité et en fait des œuvres d’art, aux yeux d’Axel. Statues de bois et chlorophylle. Avant de lever le camp, Il fera le tour de l’appartement pour vérifier s’il n’y a pas un petit quelque chose, une statuette, un « geste » de pierre ou de bois, ni trop grand ni trop lourd, qu’il pourrait emporter. S’il manque des objets de valeur, de l’argent liquide ou des documents, l’enquête risque de s’égarer. Toujours joindre l’agréable à l’utile.

Axel regarde le rectangle vert pomme de la piscine recouverte. S’il ne faisait pas aussi froid, il enlèverait la bâche et prendrait le temps de se baigner. Nu, il nagerait quelques longueurs, rapide ou dolent, il goûterait l’eau glissant sur sa peau. Il aime être nu, il aime qu’on le regarde, nu. Il ferme les yeux et imagine qu’une femme entre dans la pièce et, au moment où elle se rend compte — sans doute alertée par l’odeur subliminale de la mort — que le sourire de Mérignac est à jamais imbécile, Axel se montre à elle, nu. Il entretient son corps, il est musclé, et la femme ne sait plus ce qu’elle doit regarder de la vie ou de la mort. Alors, elle rit faiblement, nerveusement. Lui, a envie de faire l’amour. À qui pourrait-il faire l’amour, cette nuit ? Peut-être une prostituée, de l’autre côté de la frontière.
Axel, rouvre les yeux. Le rire qu’il entend, par bribes, c’est le rire complice de l’intervieweuse, suivi des dénégations flattées de l’invité. Axel regarde le pistolet couché sur la table basse et se demande qui mérite la prochaine balle, la femme ou l’homme. La renarde ou le corbeau ?
Personne ne lui proposera un tel contrat. Il exécute les mauvais payeurs, les femmes infidèles ou leurs amants, les maris dépositaires d’assurance-vie, les gêneurs, les balances ou les juges, les maîtres-chanteurs, exceptionnellement les criminels de guerre. Pas les animatrices de radio, pas les vedettes.

Axel n’a pas encore envoyé le message convenu au commanditaire. Sans se presser, il tâte mollement ses poches à la recherche de son téléphone puis, pour rester maître du moment et des horloges, il fait négligemment défiler le répertoire jusqu’au D de Diop.
D. Da. De. Di. Dia. Diamant. Diamant !
Axel balance le téléphone qui rebondit sur la table en verre. Diamant !
Bien sûr, elle ne s’appelait pas Diamant, c’est lui qui l’avait baptisée ainsi à l’aube de la première nuit. Rareté, éclat, dureté. Il se lève d’un bond, récupère le téléphone, sans réfléchir appuie sur la touche appeler puis raccroche dans la seconde, jette le téléphone dont l’écran se brise contre le mur. Axel ne respire plus, crise d’asthme, la Ventoline, inhale une fois, deux fois, des claques dans la gueule pour ne pas crier, tourne autour du canapé, une fois, deux fois, fait trop de bruit ça va alerter les voisins, va au Frigidaire, y trouve une bouteille de blanc entamée, fait sauter le bouchon, engloutit d’un coup un tiers du grand cru, frissonne. Respire. Essaie de se calmer. Diamant !

Axel est debout dans le salon, bouteille à la main, devant le bureau où se fige lentement le sang de feu le Colonel Mérignac, violeur, pilleur charismatique et tortionnaire à ses heures. Axel interpelle le mort à voix basse. « Arrête de sourire, Mérignac. Qui n’a pas aimé Diamant ne peut pas sourire. » Le vin glacé lui brûle maintenant l’estomac. Il lève les yeux vers le tableau de Basquiat. Hachures de bidonvilles, hachures de chevaux, de cadavres, slogans raclés sur des murs de misère, têtes nègres déconstruites qui le renvoient à la tête nègre et rare de Diamant, à l’éclat de son corps noir désaxé par l’amour, à la dureté de ses imprécations. Lomé, novembre. Le diamant posé sur son nombril, volé et offert. Lové à Lomé comme un titre de polar colonialiste. Novembre mais nuit claire à Lomé, la lune n’y est jamais indifférente, elle n’hésite pas à éclairer les machettes, les fusils. Violence à Lomé. Intrusion dans la chambre, lutte sauvage sous la clarté de la lune et la vie violée qui s’en va. Diamant !
Basquiat raconte la mort qui chevauche, la violence qui descelle les murs, la beauté du squelette qui n’égale que celle de Diamant. Axel subit la vision du tableau. Incrédule.
Il retire ses gants et plonge ses mains dans l’épaisse flaque de sang qui couvre le sous-main de cuir, le parquet et le mur derrière le bureau. Partout où il y a du sang, il y met ses mains puis les pose sur la toile. Le fluide tiède se mélange aux pigments, les figures s’estompent sous les paumes d’Axel, les détails disparaissent dans un magma sombre. Quand ses mains sont sèches, il retourne à la source, il récupère tout ce qu’il peut et barbouille jusqu’à ce que le tableau ne soit plus qu’une mare de sang verticale.
Sur le bureau, il y a un coupe papier, ivoire, bois et bronze. Il le prend et déchire la toile de deux diagonales croisées.
Puis il finit la bouteille de blanc.

Axel est nu dans la piscine. Il s’est déshabillé tout en marchant sur la pelouse, abandonnant ses habits tachés le long des plots lumineux. Il a roulé la bâche avec précaution puis a regardé longtemps la surface noire où rien ne se reflète. Le sang qui dégoute des mains d’Axel a tracé un chemin sur les dalles autour du bassin. Il s’aperçoit qu’il serre toujours le coupe papier dans sa main, sourit et choisit le petit escalier pour rentrer dans l’eau. Il a compris que pour lui, c’était foutu. Le grand professionnel est arrivé au bout du voyage. Il ne pourra rien nettoyer derrière lui, il a laissé trop de traces. Il a merdé grave mais quand on lui passera les bracelets, au moins, il sera propre.
Sur la dernière marche, il a de l’eau jusqu’au genou. L’eau est très froide, il creuse le ventre. Axel ne voit pas ses pieds comme il ne voit pas la grimace qui lui tord le visage. Il halète comme un petit chien, serre plus fort le poing autour du coupe-papier. Dans l’air, flotte encore des lambeaux de l’interview à la radio. Axel reconnaît maintenant la voix de l’animatrice ; une intellectuelle méprisante dont il a toujours détesté la voix et les émissions. Elle a de la chance qu’il ne soit plus tueur à gages.

Axel fait la planche, l’eau le torture. Il a conscience que le sang de Mérignac s’y mêle lentement alors il résiste et s’efforce de ne pas bouger. Flegme et volonté sont — étaient — sa marque dans le métier ; Axel ne lâche jamais rien, il est connu pour ça, on se rappellera de lui pour ça. L’eau glacée enserre sa nuque, tétanise les muscles de ses épaules et peu à peu l’anesthésie. Il s’habitue, il lâche prise, il ouvre sa main et le coupe-papier s’échappe vers le fond du bassin. Axel n’a plus envie de faire l’amour. Le ciel noir lui parle de l’infini. L’attente qui commence s’apparente à l’éternité.
Il lui semble que la cime des peupliers s’agite imperceptiblement dans l’obscurité, que les statues de bois se mettent en mouvement pour saluer le samouraï déchu.


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