RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Le Roi des Aulnes

lundi 2 novembre 2020 par Catherine Roger

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C’est ça qu’il aime : couper, tailler, débiter, en blocs, en bûches, en rondins... tous les arbres alentour. Se constituer une clairière, un cocon à l’abri des regards, façonner son univers... C’est ça qu’il aime.

Ce grondement furieux, le moteur de la tronçonneuse ou de la débroussailleuse qui s’emballe à longueur de journée, c’est lui, c’est sa voix, son être-là, sa présence au monde.

Entre les hauts fûts des arbres qui tous se haussent pour mendier la caresse du soleil, j’aperçois sa silhouette qui se rapproche à grands pas. Parfois la lame ripe sur une pierre qu’il n’a pas vue sous l’épaisse couche d’humus, la tourbe qui recouvre le sol partout alentour, un tapis de mousse, de feuilles mortes et de fougères, un tapis de verdure où l’on s’enfonce dès qu’on y pose le pied. Il faut être prudent car les sources abondent alentour. Pour peu qu’on pose le pied là où l’eau sourd, on s’enfonce jusqu’au genou, parfois plus.

Avec ses grosses bottes de caoutchouc et son pantalon boueux, il avance torse nu. Il adopte un mouvement tournant, un peu saccadé, pour se frayer un passage. Le geste auguste du semeur, sauf qu’il coupe, lui. Ce bruit métallique d’une lame qui cogne la moindre branche, la moindre souche qui affleure, l’odeur d’essence, si agressifs au début dans cette belle forêt d’aulnes.

Le soleil perce à travers la futaie. Il joue de ses reflets sur les feuilles et l’entrelacs mordoré des rameaux. Des arbres hauts et souples et graciles dont les fines branches oscillent au moindre souffle de vent. Un havre de quiétude, en apparence seulement. La forêt est toujours en mouvement. Elle abrite mille créatures. Je suis devenue l’une d’entre elles. Je peux rester des heures à contempler une libellule bleue et une libellule orange qui se disputent une feuille au bout d’une branche.

Il m’arrive d’oublier des heures durant le grondement furieux de la débroussailleuse. Puis la machine pousse un cri suraigu, qui me sort de ma torpeur. Ma méditation peut-être. Cet état de vacance qui m’habite parfois tout entière peut-il prétendre s’appeler ainsi ? Je ne sais...

Quand le moteur tout à coup se tait, la forêt retrouve sa voix. J’entends les trilles joyeux des oiseaux, assez rares dans cette forêt profonde, le chant des cigales. Comme si j’étais tout à coup sortie de l’eau où on m’aurait plongé la tête de force.

C’est un moment curieux. De soulagement certes. Car ce lancinant bruit de moteur dans les oreilles à longueur de journée m’est parfois aussi insupportable qu’un mal de dents. Mais aussi de crainte. Où est-il passé ? Il a ôté ses bottes en caoutchouc et les a déposées devant la cabane.

Il se lave dans le ruisseau. À la rivière, devrais-je dire. L’eau est très haute cette année. Il a beaucoup plu cet hiver. En cette saison, la rivière est riante sous le soleil. Elle regorge de truites. De longues herbes s’étirent dans le courant. J’y vois Mélusine, la fée aux longs cheveux de mes lectures d’antan.

L’eau est fraîche et extraordinairement limpide. Les abords sont glissants. Des fourrés impénétrables m’empêchent de remonter le cours de la rivière. J’ai peur d’être emportée par le courant.

Ici, il n’y a rien à lire, alors j’écoute le murmure de la rivière. Je regarde l’eau courir. Son débit est très rapide. Elle forme des remous, une sorte de tourbillon, là où un arbre a poussé avec le temps,
puis le bois a pourri peu à peu et il ne reste plus que ce tronc vermoulu qui sort de l’eau et semble couper la rivière en deux. Elle court inlassablement vers la gauche, cette eau. Bien que j’aie une vue limitée à quelques mètres seulement à cause de la dense forêt, j’aperçois une minuscule plage de sable blanc vers la gauche.

Le fond est tapissé d’herbes vertes et de pierres glissantes. Des lentilles d’eau, je crois, flottent en surface. Quand il fait très chaud et que je n’y tiens plus, j’y avance à tâtons jusqu’à mi-cuisse pour me tremper, me rafraîchir. Mais il y a de grands trous. J’ai peur de me casser quelque chose et de ne plus pouvoir bouger du tout. C’est l’immobilité que je crains le plus.

Au début, il m’a mise dans la cabane près de la rivière. Quatre murs de planches, un toit de tôle, trois mètres sur deux. À l’intérieur, une planche à mi-hauteur, une sorte de châlit qui m’a servi de lit pendant longtemps. Des semaines, des mois peut-être... Il m’y a couchée, après m’avoir attaché les mains. J’oubliais, il y a une porte à la cabane, avec une grosse serrure et un cadenas à l’extérieur. J’y voyais assez clair à cause des planches disjointes. Même la nuit. Mes yeux se sont vite habitués à l’obscurité et les nuits de pleine lune, c’était comme en plein jour.

J’ai eu très peur au début. Je ne savais pas ce qu’il me voulait. J’ai été presque soulagée quand...
Il m’a déliée, donné à boire et à manger, du pain et du fromage. C’était en plein jour. Il était normal. Il paraissait normal. Banal même : la cinquantaine, ni grand ni petit. Il avait des gestes très doux. Ceux qu’on adopte face à une petite bête, un lièvre ou un hérisson, qu’on ne veut pas effaroucher.

Il y avait une vieille caravane abritée sous un auvent de bois, lui aussi recouvert de tôles, qui procurait de l’ombre et un certain confort sous le soleil. Une planche posée sur deux chaises à l’extérieur, un jerrycan d’eau avec un petit robinet. Il ne me regardait pas en face. Il m’a montré du menton des choses qu’il avait posées là pour moi : du dentifrice, une brosse à dents, un gant de toilette, un savon, une serviette, une bassine, et aussi une bouteille d’eau minérale. Tous objets incongrus dans ce contexte.

Et il m’a fait signe de me laver. J’ai cru qu’il était sourd et muet. Je lui ai fait comprendre par des signes que je voulais faire mes besoins autrement. Il m’a tendu un pot de chambre et du papier toilette. Je me suis mise à l’écart et j’ai fait caca dans un pot sous les arbres en pleine forêt. C’était... grotesque. Curieusement, alors que je suis constipée depuis toujours, ce pot est devenu ma grande consolation, mon confort le plus précieux. Il a restauré mes fonctions naturelles. Comme c’est bizarre !

Puis il a installé une vieille chaise de toile au bord de la rivière et m’a fait signe de m’asseoir. À quoi bon parler à un sourd muet ? Je me suis assise et j’ai pleuré doucement pendant des heures au bord de la rivière. Il s’est éloigné et a repris son travail à peu de distance.

Pendant les jours qui ont suivi, il a reproduit le même rituel : après m’avoir attachée pour la nuit et portée avec grande douceur sur le châlit de bois dans la cabane au bord de l’eau, il m’a déliée chaque matin, fait signe de me laver...

Chaque jour, une chose nouvelle apparaissait. Un matin, du café, un autre, du pain beurré. Un soir, avant la nuit, il m’a tendu solennellement une pomme et m’a fait un sourire. Je l’ai acceptée. Je l’ai mangée. Du pain et du fromage à la pause le midi et un jour, une truite qu’il a vidée et nettoyée devant moi, puis cuite sur un petit feu de bois, bien circonscrit entre des pierres plates pour éviter que le feu ne se propage.

Tout alentour de cette forêt d’aulnes, j’étais convaincue qu’il y avait des pins. Nous étions au cœur de la Forêt des Landes. Je ne pouvais pas vraiment le voir car tout autour il n’y avait que des aulnes et des chênes, mais je pouvais le sentir. Ça sentait la résine, la résine de pin. Et j’entendais parfois des engins. Il devait y avoir une route, pas très loin.

Entre mes moments de torpeur, de méditation ou de vacance, mon esprit enfiévré élaborait des plans de fuite. Dès qu’il me détacherait, je le pousserais sauvagement, et je m’enfuirais. Où donc ? Il aurait tôt fait de me rattraper. Il avait pris mes chaussures. J’avais la plante des pieds tendre et sensible des gens de la ville. Il aurait tôt fait de me rattraper.

La nuit, je ne me sentais pas menacée par sa présence, ni inquiète de ce qu’il déciderait de me faire, mais j’avais peur des bêtes. Une nuit, des dizaines de limaces se sont glissées sur moi, cherchant sans doute un peu de fraîcheur, attirées par l’odeur de la pêche que j’avais mangée juste avant de me coucher. Il m’offrait en guise de pénitence, un fruit, chaque soir avant de m’attacher, pour se dédouaner de me faire souffrir sans doute. Et cette pêche juteuse avait laissé des traces sur ma peau que les limaces ont suivies à la faveur de la nuit. Je me souviens de cette sensation de dégoût profond lorsque j’ai senti des choses ramper sur moi, qui s’arquaient ou se roulaient en boule dès que je les touchais pour les ôter de mon corps. Mais c’eût été mille fois pire s’il s’était agi d’araignées...

J’ai hurlé comme une bête, la bête que j’étais devenue. Il a accouru en pleine nuit, a vu mon visage bouffi de larmes, révulsé de dégoût. Il m’a détachée, lavée à grandes eaux sous la lune, et m’a fait signe de dormir sur le lit dans la caravane...

Il est parti. J’ai dormi comme une bûche, une pierre, le rocher que j’aurais voulu être. Au matin, il m’a dit : « Tu dormiras dans la caravane maintenant. Je ne t’attacherai plus. »

Il parlait. Il n’était pas muet. Il n’était pas sourd.

Il y a des semaines, des mois sans doute, que je suis loin des miens, auxquels je tâche de ne pas penser, car ça fait trop mal. Mes trois bébés, qui me croient morte sans doute. Il y a eu des moments terribles : celui où je me suis vue dans un miroir, une fois, posé là au matin comme une offrande, et qui m’a brisé le cœur. Je ne me reconnaissais plus dans cette créature au regard de fouine, aux yeux hagards, aux cheveux embroussaillés comme les fourrés alentour, au visage émacié...

Curieusement, parmi ces terribles moments ne figure pas celui où il m’a prise. J’essaie de considérer que je suis retournée à l’état de nature. C’est de toute façon la quasi-vérité. C’est un taiseux. Il ne parle jamais. Quelle ironie ! Moi que le prof de philo dans mon livret pour le baccalauréat avait qualifiée de « Bavarde impénitente à en perdre la voix, mais pertinente, brillante même. »

À quoi me servent la pertinence, l’intelligence qui faisaient ma fierté ? Je ne pense pas pouvoir me remettre de cette mésaventure, pouvoir retourner à la civilisation un jour.

Un jour, je lui ai demandé : « Pourquoi m’avoir kidnappée, moi ? » Il a dit : « Tu étais jolie, élégante, à l’époque... Professeur à l’université... J’ai toujours eu un faible pour les femmes BCBG. »

C’est alors que la moutarde m’est montée au nez. Je me suis mise dans une colère folle. J’ai vu rouge, littéralement. « Tu te rends compte que tu m’as tout pris ! Que tu m’as pris ma vie ! J’étais si bien dans mon confort. J’en ai rien à foutre, moi, de vivre dans la nature ! Nom de Dieu ! »

« Je sais. J’aurais pas dû. Ça a été plus fort que moi. Tu me plaisais. »

Plus le temps passait, plus j’étais fascinée par la nature autour de moi. Les arbres, l’eau de la rivière, toutes les créatures vivantes de la forêt, me semblaient être en parfaite symbiose avec l’univers. Moi seule dérogeais à la règle. J’étais la seule à ne pas me fondre dans le décor. J’étais un élément rapporté. Je gâchais l’harmonie de l’univers. Lui, si attentif et silencieux quand il n’avait pas une tronçonneuse ou une débroussailleuse à la main, c’était une sorte de lutin, une créature digne de cette forêt. Pas moi.

Il m’attachait de moins en moins souvent. Je n’essayais plus de m’enfuir. Oh, j’avais tenté plusieurs fois d’échapper à sa vigilance. Une fois, j’avais les mains attachées derrière le dos, il se lavait à la rivière, j’ai enfilé ses bottes en caoutchouc et j’ai malaisément grimpé le chemin de sable et de bruyère qui menait à un sentier dans la forêt. J’ai enjambé plusieurs troncs d’arbres couchés en travers du chemin... J’étais retenue par les ronces. Je ne sentais rien. J’étais invincible. J’ai couru jusqu’à...

Incroyable ! Il y avait une maison, une belle et vaste maison de bois. Un hangar et cette grande bâtisse de bois. Je voyais des chevaux à travers la clôture. Je ne pouvais pas crier. Je ne voulais pas attirer son attention. J’ai donné des coups d’épaule dans la grille. Il y avait une sorte d’interphone. Je me suis mise tout près et j’ai chuchoté très fort : « Aidez-moi, s’il vous plaît ! » Personne ne venait. J’ai écrit SOS sur le sable du chemin, du bout du pied. II était là, déjà.

Il m’a emportée dans ses bras et il m’a enfermée de nouveau dans la cabane au bord de l’eau. Toutes les fois que je me suis enfuie - trois ou quatre fois, je ne sais plus - il m’a de nouveau attachée et laissée enfermée plusieurs jours et plusieurs nuits dans la cabane...

Une fois, je suis allée à pied jusqu’à la mer. J’ai dû parcourir dix ou douze kilomètres sans croiser âme qui vive. Qu’est-ce que c’est que ce pays perdu ? De longues routes qui se croisent mais ne mènent jamais nulle part. Les deux seules maisons que j’ai vues étaient inhabitées. J’avais les pieds en sang. J’ai marché jusqu’à la mer.

Un soleil de sang commençait à s’aplatir à la base et s’apprêtait à basculer à l’horizon. J’ai foulé le sable blanc avec délices. Je suis arrivée jusqu’au ressac. Un vrai bain de jouvence. Un rituel païen. Tout était calme et tranquille. Il n’y avait personne sur cette plage en cette saison. Il m’a rejointe. Il a posé un gilet sur mes épaules tremblantes, m’a tendu ses bottes en caoutchouc, et m’a ramenée dans la forêt.

Je ne m’enfuis plus. C’est l’immobilité que je crains le plus. J’ai peur de me casser quelque chose, de ne plus pouvoir bouger du tout. J’ai peur de rentrer aussi, d’affronter le regard clair de mes enfants. Comment pourraient-ils comprendre l’apathie, la soumission ?

Quand je regarde la rivière, il m’arrive d’entrevoir une truite mouchetée entre les pierres, entre les taches de soleil. Je rêve que je l’attrape, que je l’empoigne à pleines mains, mon beau rêve fugace
de liberté.

Sur la rive sablonneuse, entre les fougères et les ronces, pousse un arbuste que, faute de savoir son nom, j’appelle « oreilles d’éléphant ». Quand j’étais toute petite un jour, je suis entrée dans un café avec maman. J’étais avec ma petite sœur. On nous a offert un verre de limonade rouge, et il y avait une grande plante dans l’ombre fraîche du café, et maman a dit « Tiens, des oreilles d’éléphant ! Il y a longtemps que j’en avais pas vu. »

L’arbuste au bord de l’eau ressemble à cette plante. Chaque feuille est une oreille d’éléphant, sur laquelle un jour s’est posée une grenouille. Il y en a plein alentour à cause de toutes les sources et de la rivière. Une grenouille d’un vert plus éclatant que toute la verdure alentour.

Elle est restée très longtemps posée sur cette oreille d’éléphant, dont les nervures me semblaient anormalement grosses. Elle me fixait de ses deux yeux globuleux, noirs et tachetés d’or, de chaque côté de sa tête plate sous l’arc plus clair de ce que, faute de vocable approprié, je ne peux appeler que « sourcils ».

Ses yeux ronds sous l’arc de ses sourcils clairs semblaient un peu ironiques et méchants, inquisiteurs aussi, et sa large bouche ne faisait qu’une avec son corps. La bouche, bord inférieur de la tête et bord supérieur du corps. Cette bouche restait fermée, elle refusait de me parler, et se contentait de me regarder. La grenouille était ramassée sur ses quatre courtes pattes, mais prête à bondir pour se nourrir, à s’élancer, à fuir, à saisir les opportunités de la vie. Vivant reproche. Cette grenouille était un vivant reproche. Et elle est revenue pendant des jours sur cette oreille d’éléphant qui lui servait d’observatoire, où elle pouvait me contempler tout à son aise.

Elle m’observait avec le même regard ironique que mon ravisseur. Mon lutin ravi. Ravi de sa prise. Quoique de moins en moins ravi. Cet homme égoïste qui m’avait ravie. Privée de ma vie de confort pour me plonger dans une forêt profonde, dans un élément qui n’était pas le mien. Et qui m’observait avec ironie. J’étais devenue sa créature.

Je trébuchais à chaque pas, je me faisais piquer par les moustiques, les araignées, saigner par les tiques et les sangsues, engluer de bave par les limaces et les crapauds. Et il pouvait me panser, me soigner, me calmer.

C’était un lutin, un seigneur de la forêt, et j’étais sa créature. Il domptait son environnement et je me soumettais à sa loi. C’était le Roi des Aulnes. Je le savais. Un esprit maléfique qui m’avait ensorcelée et contrainte à demeurer dans son royaume de la forêt. Goethe. Voilà, je m’en souviens maintenant. Schubert. Tout s’explique.

Puis un matin, alors que le soleil me caressait tendrement la tête, j’étais assise sur mon tronc d’arbre coutumier, celui où je m’asseyais toujours pour manger, il venait de me tendre un bol de café pour lequel je lui étais profondément reconnaissante – je débordais de gratitude pour mon lutin – quand j’ai soudain senti une présence à ma droite. Un homme tout de vert vêtu se tenait là, apparu comme par magie.

« Un chasseur ! » me suis-je exclamée à la vue de cet homme en treillis.
 « Non, un pêcheur » a balbutié mon lutin.

En effet, l’homme avait une canne à pêche à la main, qu’il tenait ostensiblement. L’homme a esquissé un large sourire et a dit :
« Eh oui, un pêcheur ! Je remonte le cours de la rivière en pêchant la truite. Je me suis avancé pour vous dire un petit bonjour.
— Mais comment... a dit mon lutin.
— J’habite à une vingtaine de kilomètres d’ici. Je connais votre rivière comme ma poche. J’ai eu du mal à remonter cette année. Je peux vous proposer une truite de votre rivière si vous voulez. »

L’homme, pêcheur accompli, était harnaché de toute une série d’ustensiles improbables qu’il avait attachés tout autour de son cou et aux multiples poches de sa veste de treillis : tire-bouchon, boîte à plombs, fil de nylon, boîte à appâts, leurres en tous genres.

Au bout de sa canne, pendait un fil de pêche lesté de petits plombs et au bout de ce fil, se tortillait un vairon, un petit poisson qui lui servait d’appât. Suivant mon regard, il ouvrit une boîte dans laquelle se tordaient une douzaine de vairons. Des poissons d’un demi-doigt de long.

« Tout retourne à la rivière, dit-il, vidant prestement les entrailles des deux truites qu’il voulait nous offrir dans la rivière. Je pêche au vairon, c’est normal que je rende aux poissons ce que je leur ai pris. »

Il s’apprêtait à partir par où il était venu, par la rivière, lorsque je lui ai dit :
« Attendez ! J’enfile une robe et je vous suis ! »
« On va prendre le chemin, alors. »

Le regard de mon lutin s’est voilé un instant, puis acceptant l’inéluctable, il s’est ravisé, et, en véritable seigneur, il a répliqué : « Très bien, je t’apporte tes chaussures. » Dire qu’elles étaient cachées dans un fourré pendant tout ce temps !

Le Roi des Aulnes n’a pas bronché quand je me suis éloignée vers le chemin à la remorque du pêcheur inespéré. À peine avions-nous parcouru quelques dizaines de mètres que la forêt s’était refermée sur mon lutin. Pendant les heures qui ont suivi, j’ai eu beau tendre l’oreille, je n’ai pas entendu la tronçonneuse, ni la débroussailleuse.

En revanche, de loin en loin, j’ai aperçu, ramassée sur une feuille, prête à bondir, une grenouille qui m’observait de son regard inquisiteur, la bouche fendue par un sourire douloureux.

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