- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2015
Tout a commencé en juin 2025. J’étais à mon cabinet, je n’avais qu’un seul rendez-vous et mon patient était en retard de plus d’une demi-heure. L’activité avait fortement baissé, la psychanalyse était depuis longtemps dépassée par les psychothérapies en tous genres : iridologie, focusing, écologie libidinale, constellation familiale, biofeedback. Thérapie par les pieds, les oreilles, les molaires, les vertèbres, comment les préceptes du vieux Freud résisteraient-ils à cette meute payable en Carte Bleue. Personne ne voulait plus attendre dix ans pour espérer aller mieux, devant un barbu à lunettes payé à ne rien faire.
J’étais donc en train de maugréer en parcourant machinalement les pages du Monde, quand une annonce pour le moins surprenante attira mon attention.
Wonderful Word Corporation France recrute 120 psychiatres-psychanalystes. Se présenter le 13 juin à 14h au siège de la société : tour Égée – 18e étage – La Défense, quartier Faubourg de l’Arche. DES psychiatrie et certificat de Fédération Freudienne de Psychanalyse exigés.
Je n’en croyais pas mes yeux, je relus plusieurs fois l’annonce, en répétant bêtement, à la façon de Christian Clavier dans Les Visiteurs, un vieux film du XXe siècle : « Mais qu’est-ce que c’est que ce binz ? »
Financièrement, je n’avais pas le choix. Je me rendis le jour dit à l’adresse indiquée. Dans le grand hall vitré, un panneau lumineux annonçait « Recrutement WWC : se présenter comptoir 4 », où un escadron d’hôtesses en tenue saisissait sur ordinateur l’identité des candidats. Après avoir vérifié la validité des diplômes présentés, elles leur octroyaient un badge magnétique permettant d’accéder aux ascenseurs. Au comptoir, un professeur autrefois très médiatique avait quelque difficulté à faire reconnaître ses compétences.
– Je suis désolée, Monsieur, vous n’avez pas de justificatif et vous n’apparaissez pas dans le fichier national du ministère.
– C’est un scandale, vous entendrez parler de moi, je vous le dis !
Cependant, il n’insista pas et quitta rapidement les lieux. La rumeur d’imposture qui courait sur lui était-elle donc vraie ? Les autres candidats firent semblant de n’avoir rien entendu.
Dans l’ascenseur, la majorité montrait l’attitude goguenarde de ceux qui viennent avant tout par curiosité. Au 18e étage, nous fûmes dirigés vers un grand amphithéâtre, chaque place était munie d’un micro et d’un écran tactile intégré. J’estimai le nombre de candidats présents à plus de 300, bien plus qu’au 95e CPLF, Congrès des Psychanalystes de Langue Française qui venait d’avoir lieu à Grenoble.
Une dame, dans le style de M, patronne du MI7 dans James Bond, se présenta à la tribune.
– Bonjour et bienvenue. Mon nom est Rose Nèves et je suis la directrice des ressources humaines de Wonderful World Corporation France …
Elle introduisit son propos par une présentation de la société, spécialisée dans les neurosciences. WWC pratiquait depuis plus de 15 ans des recherches sur le cerveau à partir des tomographies à émission de positons, plus connues sous le nom de PET scan, procédé à la pointe de l’imagerie médicale.
– … notre approche thérapeutique est nouvelle car elle n’est pas du tout chimique. Nous ne fabriquons pas de médicaments, mais notre objectif est bien de réduire les troubles mentaux et du comportement …
Elle reçut un murmure d’approbation de la salle. De nombreux praticiens présents avaient le sentiment, depuis longtemps, de n’être que des dealers de médicaments. Cependant, elle ne donna pas plus de détails sur les axes de recherche et enchaîna sur la définition des postes à pourvoir.
– … Une population de 3000 individus a été sélectionnée. Ils sont volontaires, âgés de 18 à 20 ans, et présentent tous des troubles anxieux plus ou moins handicapants. Votre travail consistera à recevoir en consultation 25 patients pendant une période de 6 mois dans le but d’établir un diagnostic précis. Votre rémunération, forfaitaire, s’élèvera à 50 000 €. Les consultations se dérouleront ici. Vous pourrez aménager vos horaires pour garder votre clientèle privée, à condition que vous assuriez 25 heures par semaine chez WWC. Pour des raisons de confidentialité, je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant. Je vous laisse un quart d’heure de réflexion. Ceux qui ne sont pas intéressés peuvent quitter la salle. Pour les autres, un questionnaire s’affichera sur leur écran, auquel vous devrez répondre. Il s’agit d’une épreuve mise au point par nos cogniticiens, appelée le test de la poule et de l’artichaut.
Seule une quinzaine de personnes abandonna. Comment pouvaient-ils se permettre de renoncer aussi facilement à une telle rémunération ? Pour moi, la question ne se posa même pas. De plus, j’étais très curieux et excité par cette expérience. Je fus classé 72e au test, avec un score de 14,754/ 20 et donc engagé. Il s’agissait d’un dialogue d’apparence loufoque entre la poule et l’artichaut, dans lequel il était demandé de qualifier un certain nombre de comportements inconscients. Bien sûr, il ne fallait pas tomber dans le piège tendu à notre propre inconscient, afin qu’il attribue à notre insu un caractère phallique à l’artichaut et naïf au gallinacé.
Quelques jours après, je reçus le contrat de travail à signer, incluant un engagement de confidentialité digne de la NSA. L’étape suivante consistait en une réunion de briefing à laquelle furent convoqués tous les engagés. Cette fois, ce fut le directeur scientifique du projet qui nous reçut.
– Mesdames, Messieurs, mon nom est Angus Hoas. Je vous souhaite la bienvenue dans le département recherche et développement de WWC.
S’ensuivit le laïus habituel sur l’excellence de la société, les compétences de ses chercheurs, l’engagement à long terme des partenaires financiers. Après ce long préalable, il entra enfin dans le vif du sujet.
– … Vous allez participer au programme confidentiel Traumaless. Nos ingénieurs, parmi les meilleurs spécialistes mondiaux en Intelligence Artificielle et nanotechnologie, travaillent depuis plusieurs années à la mise au point de régulateurs intelligents des récepteurs synaptiques. Les logiciels intégrés dans des bio-puces sont basés sur des algorithmes d’apprentissage automatique. Pour schématiser, le flux des données fournies par les PET scan est traité en continu par un module passif capable de comprendre le fonctionnement cérébral du patient. En particulier, nous sommes désormais capables de localiser les populations de neurones où siègent les traumatismes refoulés, accumulés depuis la naissance. En retour, un module actif peut agir sur ces zones afin de les désactiver. Ainsi, contrairement aux médicaments qui agissent sur les effets – angoisses, phobies, pathologies comportementales, notre technologie permet d’en éradiquer définitivement les causes. En résumé, nous serons capables de débugger le cerveau.
L’orateur laissa planer un silence de quelques secondes, savourant son effet. Les auditeurs étaient pour la plupart sidérés. Je demandai et obtins la parole.
– Pourquoi avez-vous besoin de nous alors que tout oppose la psychanalyse aux neurosciences ? De plus, comment avez-vous pu imaginer que nous pourrions, non seulement cautionner, mais être complices d’une telle méthode de contrôle sur le cerveau ?
– Ecoutez mes arguments avant de juger. Il n’y a aucune destruction physique de cellules comme dans une lobotomie. Il n’y a pas non plus de dressage comme dans les thérapies comportementalistes. Fondamentalement, il n’existe aucune différence déontologique avec l’utilisation de médicaments. Outre la méthode, notre objectif est le même que le vôtre : gommer les traumatismes refoulés qui handicapent la vie de nombreux adultes. Pour répondre à votre première question, nous avons besoin de vous pour guider nos logiciels d’apprentissage. L’apprentissage dit « non supervisé » engendre des explosions combinatoires qui nuisent à son efficacité. Les heuristiques tirées de vos comptes rendus sont indispensables. Ces heuristiques doivent être de grande qualité. Nous avons choisi la France pour mener cette expérimentation car c’est dans votre pays que se trouvent les meilleures écoles de psychanalyse.
Ces arguments avaient porté. Le débat se prolongea mais au bout du compte, il n’y eut aucun désistement.
Durant les six mois de notre « mission », les consultations ressemblaient à celles que nous pratiquions dans nos cabinets. Un canapé, un bureau et un fauteuil étaient mis à notre disposition. Des bibliothèques étaient aménagées dans les pièces, des tableaux abstraits de belle facture ainsi que des statuettes africaines composaient le décor. Face au canapé, une photo représentant un champ d’éoliennes produisait un effet apaisant. Seules différences notoires : les séances étaient filmées par une caméra très discrète et l’appui-tête du canapé intégrait un PET Scan. Le patient devait simplement enfiler une sorte de bonnet très fin et peu gênant. Les notes, que nous pouvions garder, étaient scannées par une tablette-support qui nous était fournie.
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Trois années passèrent. Je n’avais plus de nouvelles de WWC. Angus Hoas nous avait prévenus qu’une période de mise au point des logiciels serait nécessaire. La difficulté principale était de réduire le temps de traitement du module d’apprentissage, qui pouvait aller jusqu’à plusieurs mois par patient. Le recrutement de la lauréate 2026 de la médaille Fields, la serbo-italienne Milna Siva, avait été primordial. Elle avait résolu un des problèmes du millénaire, lié à la théorie de la complexité, en trouvant un algorithme polynomial pour un problème dit NP-complet. C’était une révolution dans le domaine des mathématiques, et elle mit ses compétences au service de WWC. Le montant du contrat était resté secret.
Le traitement des 3000 patients que nous avions examinés fut effectué au cours du premier trimestre 2028. Les séances, dites de correction neuronale, duraient un quart d’heure environ, sans aucun effet secondaire. Le sujet devait simplement enfiler ce qui ressemblait à un casque intégral de motard. Des images et des sons, spécifiquement calculés par le logiciel Traumaless-MAN [MAN pour moteur d’apprentissage neuronal] pour chaque individu, étaient diffusés en 3D sur la visière. Le but était d’activer les populations de neurones, berceau des mémorisations traumatiques. Concomitamment, un flux électrique, dit interférence anabolisante, était envoyé sur les zones localisées.
WWC demanda au collège des psychanalystes de former un comité de suivi indépendant, auquel j’acceptai de participer. Le programme Traumaless prévoyait une étude épidémiologique de cinq ans, avant d’envisager une commercialisation de la méthode. Les enjeux financiers étaient colossaux et il ne fallait pas prendre de risque. Le fiasco économique de la société Carmat, inventeur du cœur artificiel, était encore dans toutes les mémoires. D’autres avaient depuis profité de son invention.
Les résultats furent spectaculaires. Je ne donnerai que quelques chiffres, basés sur des comparaisons avec un échantillon de population aux critères sociodémographiques identiques, mais n’ayant pas suivi le programme.
Taux de réussite professionnelle : + 45%
Problèmes d’addictions : - 62%
Tests de QI : + 20 points en moyenne.
Troubles mentaux lourds ou légers : quasi disparition.
Nous travaillions également sur critères qualitatifs. Ainsi, les capacités à résoudre des conflits, à emporter l’adhésion d’un groupe étaient bien supérieures, y compris par rapport à des milieux de niveau social plus élevé. En quelques années, malgré leur jeune âge, on trouvait, dans la population cobaye, un taux élevé d’élus, de représentants syndicaux ou autres leaders d’opinion.
Les résultats furent publiés dans les meilleures revues scientifiques et repris par l’ensemble de la presse mondiale, selon un plan de communication parfaitement maîtrisé par WWC. En quelques semaines, la valorisation de la société dépassa celle des grands acteurs de l’internet. Avant même l’autorisation définitive d’exploiter le procédé, l’anticipation des marchés produisit des effets positifs sur la croissance mondiale.
L’autorisation de l’OMS fut accordée en septembre 2033. Pour assurer une diffusion mondiale, les droits d’exploitation des brevets furent concédés sous licence aux plus grands groupes médicaux mondiaux. Les psychanalystes français et européens furent recherchés et débauchés à prix d’or pour former des équipes internes. Le protocole des 25 séances d’analyse sur 6 mois restait une étape préalable indispensable pour paramétrer Traumaless-MAN.
La partie opérationnelle de Traumaless démarrait dans un grand élan d’espérance. Les médias redoublaient de zèle pour décrire le Monde Merveilleux qui nous attendait. Des sociétés offraient le traitement à leurs salariés. Un plan européen de santé publique fut voté pour permettre aux plus démunis d’y accéder. Aux Etats-Unis, les assurances et les banques proposaient des financements aux taux très avantageux. Dans tous les pays concernés, le moral des ménages était au beau fixe.
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Pour ma part, je ne croyais pas aux mondes merveilleux autrement que sortis des studios Disney. Je décidai de poursuivre en solitaire l’étude de mon groupe de cobayes initial. Comme je ne pouvais plus le faire dans le cadre de mes consultations, je réussis à m’intégrer dans les réseaux sociaux des jeunes gens traités, qui constituaient un poste d’observation de très bonne qualité.
Outre ma méfiance naturelle, un autre facteur m’avait incité à la prudence. Une statistique, jugée secondaire par WWC, me donnait quelque inquiétude. Le taux des relations sentimentales stables était significativement inférieur à la normale chez les personnes traitées. Il est vrai que ces relations étaient également peu nombreuses dans le groupe de comparaison, ce qui rendait la statistique peu fiable. Je suivis malgré tout mon intuition et décidai d’axer mes recherches sur une grille de critères relationnels positifs, comme l’empathie, ou négatifs, comme le cynisme. Je complétai par une analyse qualitative en suivant des heures de conversations publiques sur les forums ou les chats. Enfin, je m’attachai à décrypter la gestuelle des sujets dans les vidéos où ils apparaissaient. Considérés comme des pionniers, ils étaient régulièrement invités sur les plateaux de télévision. L’interprétation des résultats était assez délicate, car ils avaient développé la capacité d’adopter l’attitude qui leur paraissait la plus bénéfique selon les circonstances. Mais aujourd’hui, les recherches très poussées que j’ai menées pendant ces dix dernières années confirment malheureusement mes craintes initiales. L’élimination brutale des traumatismes, sans démarche personnelle, si elle apporte des bénéfices immédiats liés à une forte diminution de l’anxiété et des angoisses, modifie négativement la personnalité des sujets à long terme. Cela se traduit par un déficit des capacités émotionnelles, et donc des difficultés à nouer des relations intimes avec les autres, que ce soit au plan familial, amical ou amoureux. La conséquence secondaire est une uniformisation du comportement de toutes les personnes traitées.
J’ai essayé de comprendre quelles étaient les causes d’une telle évolution. Je me suis attaché à comparer les PET Scan de personnes cinq ans après leur traitement Traumaless avec ceux de personnes traitées de façon classique. Des zones corticales très précises et peu connues restaient atrophiées chez les sujets traités par Traumaless alors qu’elles ne l’étaient pas chez les autres. Par ailleurs, des études antérieures, menées au début des années 2000, avaient montré que le cerveau continuait à se développer chez les adultes, sans qu’on en comprenne les raisons. J’en conclus qu’un travail psychologique traditionnel, lent et progressif, dont le sujet est le principal acteur comme dans une psychanalyse, entraîne des résultats secondaires bénéfiques. On observe chez eux un développement neuronal plus important dans les zones corticales liées aux capacités émotionnelles positives, empathie, engagement, état amoureux, ou autres.
Je sais que nombre de psychologues se précipiteront pour trouver dans mes travaux la preuve des phénomènes de résilience, mais je n’ai jamais approuvé ce terme réducteur emprunté à la physique. Je dirais plus simplement que notre capacité à surmonter nos traumatismes fait partie des mécanismes de construction de notre personnalité.
En tout état de cause, j’exhorte aujourd’hui nos responsables politiques à stopper immédiatement le projet Traumaless avant qu’il ne soit trop tard. J’affirme qu’il peut entraîner à terme une modification profonde des comportements individuels et peut avoir des conséquences graves sur nos sociétés. La baisse de la natalité mondiale qui se fait déjà ressentir et que les dirigeants semblent prendre pour un bonne nouvelle est un phénomène qui ne s’arrêtera pas. Si l’on ne fait rien, le Monde Merveilleux que l’on nous dessine court à sa perte. Et dans sa chute, il peut entraîner l’espèce humaine tout entière.
J’appelle solennellement les peuples à réagir et faire pression sur nos dirigeants : refusez le programme Traumaless, exigez son arrêt définitif.