L’allée du cimetière est très étroite et peut à peine accueillir le cercueil. Les porteurs-chauffeurs chargés de transporter le défunt se heurtent à des petites branches et cailloux qui roulent sous leurs chaussures polies, le manque d’espace les contraint à avancer lentement tandis que la boîte pèse sur leurs épaules. Ils ne balaient pas le passage avant la cérémonie, pour faciliter la marche ? se demande David. Ce serait plus commode. On a l’air d’une bande d’amateurs.
Lui et ses trois collègues hissent en hauteur le cercueil, se retrouvent les bras tendus comme s’ils brandissaient un trophée tout le long du chemin sinueux. David est à deux doigts de lâcher, dissimule la douleur sur son visage. Quelle idée pour une entrée de cimetière ! J’ai pas été prévenu du parcours du combattant, pense t-il. C’est sa toute première mise en pratique avec la maison de pompes funèbres qui l’a embauché il y a quelques semaines, trois autres cérémonies l’attendent pour cette journée pluvieuse où les invités prennent trois fois plus de place avec leurs parapluies noirs déployés, ses pompes sont pleines de gadoue et le cercueil paraît plus lourd que pendant la formation. Les mannequins qu’ils foutent dedans doivent être plus légers que les corps réels, même si les enseignants prétendent le contraire. C’est pas possible autrement.
En plus il se les caille et n’est pas assez couvert, n’a pas dans sa garde robe de manteau présentable et on lui a enjoint d’éviter le K-way. Autant dire que ce ne sont pas les conditions idéales pour honorer son contrat. Purée mais je me casse le dos, pense-t-il, combien pesait ce bonhomme ? Un pépé encore bien en chair d’après les photos et d’après les bras de David. Il a atterri dans ce milieu par piston après avoir cumulé plusieurs petits boulots qui ne le menaient nulle part jusqu’à ce que ses parents désespérés fassent appel à leur vieil ami Robert, directeur d’une maison de pompes funèbres parmi d’autres dans la ville, à part que la sienne est la mieux recommandée, d’après Robert lui-même.
David ne s’y est pas opposé, il peut continuer à être au service d’une clientèle, cependant il a formellement demandé à faire partie de l’équipe extérieure, autrement dit celle qui entoure la cérémonie, qui porte, qui conduit mais de ne surtout pas faire partie du staff qui reçoit les familles fraîchement endeuillées qui entrent dans le bureau en larmes et racontent leurs vies, non non non ça lui fout trop les boules, il aurait peur de ne pas savoir garder ses distances et d’être absorbé par le chagrin des autres, pas possible. Ça lui évite également d’être en charge de la paperasse administrative et collé à une chaise en plastique, asphyxié par les reflux des produits chimiques utilisés pour embaumer les cadavres qui remontent du sous-sol. Ça c’est une autre paire de manches : thanatopracteur. Mon dieu, mais qu’est-ce qui est passé par la tête de ces types et de cette nana Corinne, la seule thanatopractrice de la région sûrement, pour avoir décidé de passer leur vie à bidouiller des morts ? Perverse vocation, se confie-t-il. Il est persuadé qu’ils leur causent. Ça permet aux disparus d’avoir des contacts humains avant de partir sous terre. Quand on y pense, c’est plutôt noble comme boulot, à moins qu’ils s’amusent à faire des trucs dégueulasses... Il a un haut-le-cœur rien qu’en l’imaginant.
Il envisage par la suite d’être maître de cérémonie, de gravir les échelons, sur les conseils de sa copine. Jeanne estime que ce serait judicieux de pratiquer la prise de parole en public afin de travailler sur sa timidité et de reprendre confiance en lui, un peu comme un acteur qui accompagne les familles dans leurs derniers hommages, c’est émouvant, assure-t-elle. David et le groupe sont enfin arrivés à bon port, enfin devant la tombe... Ses nouveaux collègues lui lancent des regards hautains, ordonnant au petit novice de les laisser gérer eux-mêmes tandis qu’ils déposent délicatement la caisse au sol. Vous avez peur que je me barre avec, c’est ça ? Pauvres cons, David les sent pas ces types, des portes de prison. Ses muscles sont enfin libérés, ses chaussures de plus en plus sales et il flotte toujours désagréablement.
Le maître de cérémonie, David a oublié son prénom, s’avance et ouvre son discours pour la cinquantaine de personnes venue enterrer le pépé. Ah oui c’est ça, lui c’était Louis. Louis le mort numéro un de la journée. Les trois autres porteurs et lui ont le devoir de rester à distance du groupe, au bord du gros trou, prêts à charger. David essaie d’interagir discrètement avec eux, il est censé y être autorisé mais les portes de prison restent de marbre. Les collègues de la papeterie étaient plus rigolos, pense David, ceux-là sont des clichés d’employés funéraires. Il en profite alors pour observer le maître de cérémonie, en prendre de la graine pour son futur job, ça fera plaisir à Jeanne.
Le mec déblatère son speech machinalement, faussement ému, sur un ton surfait, on sait qu’il en enchaîne plusieurs par jours et qu’il n’est pas particulièrement touché par la mort du pauvre Louis. C’est con, pourquoi ce n’est pas un proche du défunt qui se charge d’encadrer tout le truc ? Ça apporterait beaucoup plus d’émotion et le décédé serait honoré par quelqu’un qu’il chérissait, pas par un inconnu appliquant mécaniquement les formalités de son boulot, s’exclame David. Il s’imagine alors révolutionner le monde des pompes funèbres, convaincu qu’il ferait bien mieux que ce naze soporifique.
Faut faire passer le temps, il s’ennuie sévèrement, peut même pas aller sentir les couronnes de fleurs, elles sont particulièrement colorées, on a envie de les toucher. L’endormi a bouclé son discours, c’est une jolie nana qui prend la relève, sa fille apparemment. Elle dit comme quoi personne ne s’attendait à le voir partir, que c’est une tragédie, qu’elle se retrouve orpheline et suffoque de chagrin. Elle clôture par un poème d’un des ces auteurs que David a étudié à l’école, il aimait bien, il s’en rappelle, ça l’avait ému à l’époque. Tout le monde la regarde avec une compassion démesurée, elle essaie de se contenir, serre la gorge, se bat d’une voix frêle pour aller au bout de son texte. Purée, il sent que ça monte. Merde, merde, ses yeux commencent à s’embuer, une larme coule sur sa joue et la morve veut sortir. David se détourne légèrement, passe une main sur son visage, regarde ses pieds dégueulasses en attendant que ça se tasse. Il ne s’y attendait pas, purée, n’aurait pas imaginé qu’une inconnue vêtue de noir déclamant un poème pouvait le faire chialer. Les portes de prison le reluquent curieusement, il tourne davantage la tête, faut pas qu’ils le voient sinon ils vont cafter à Robert que le nouveau pleurniche aux enterrements.
Par crainte de se faire à nouveau embarquer par l’émotion, il fait dos à l’assemblée, contemple la route qui longe le cimetière, la ligne d’horizon brumeuse indique qu’il fera moche toute la journée. C’est un village probablement avec quoi … moins de deux mille habitants ? Il se lance dans des paris, sur le trajet qui mène à la tombe il a remarqué quelques noms qui revenaient souvent sur les épitaphes, un village familial qui n’a pas dû accueillir grand monde. Les bagnoles passent à toute allure sur cette route de campagne, polluent les discours qui s’enchaînent à la mémoire de Louis. J’ai jamais compris pourquoi ils foutent des voies rapides près des cimetières, cogite David toujours concentré sur des détails extérieurs tels que la hauteur des arbres, la largeur de cette tombe-ci, la gravure de celle-là, pense à autre chose ! Des bribes de paroles lui parviennent, Louis avait l’air d’être un bon gars visiblement très entouré très aimé mais David ne veut pas s’attarder là-dessus, on lui a recommandé à la formation d’avoir l’oreille discrète, de ne pas adopter une attitude intrusive à l’égard des proches, il ne sait pas trop comment s’y prendre mais il continue de fixer les oiseaux perchés sur les branches pendant que les trois autres cons se tiennent raides comme des piquets, pense à autre chose ! Sa cravate oppresse sa pomme d’Adam, Jeanne l’a trop serrée ce matin, si ça continue il va s’étouffer et rejoindre le vieux. Un air d’opéra vibre entre les tombes, les bruits de miasmes et de mouchoirs accompagnent la musique, c’est fou que ce soit un truc de gonzesse de pleurer sur des airs de chants lyriques, pourvu qu’aucune ne se vautre sur la tombe en braillant, espère David.
Finalement son collègue dont il ne connaît pas le prénom annonce solennellement que Louis va être déposé dans sa dernière demeure, le cœur de David s’agite à la vue du groupe qui le regarde au loin, c’est le moment de s’extraire de sa rêverie, les portes de prison lui lancent des regards de leaders et se dirigent d’un pas ferme vers les trois extrémités du coffre, David se dépêche de rejoindre son côté et après s’être donné le feu vert ils soulèvent tous les quatre la boîte en bois, David courbe l’échine, tente de ne pas se casser la gueule. Ils arrivent au niveau de la fosse, c’est le moment qu’il redoutait, celui où tout le monde va le mater en train de déposer le mort dans le trou, on lui a bien précisé pendant la formation que c’était l’étape la plus déchirante de la cérémonie et la plus délicate pour les porteurs-chauffeurs, la pression est à son comble. Deux types du quatuor se foutent dans la tombe, David et l’autre restent au-dessus, chargés de faire basculer la caisse à l’aide de la corde qui entoure le cercueil, elle lui râpe les mains cette corde de merde, ils doivent faire descendre le matos par à-coups pour que les mecs en bas ne se le reçoivent pas en pleine figure, David tire comme un forcené sur la corde, faut surtout pas que ça tombe d’une traite, se dit-il, le poids le fait basculer vers l’avant, plus de force, il perd l’équilibre au rebord et plonge comme une merde avec le coffre. Purée purée quel con, il se retrouve nez à nez avec les mecs qui le fusillent du regard comme s’ils voulaient le tuer, là maintenant dans le trou, quelques têtes se penchent au-dessus d’eux, demandent si le monsieur ne s’est pas fait mal en chutant, c’est gentil merci je vais bien, tout rouge il esquisse un sourire, hésite à balancer une boutade pour évincer la gêne, non c’est pas le moment retiens-toi, reste professionnel même dans ton trou. Son costume est parsemé de terre, il est désormais dégueulasse de la tête aux pieds. Faut qu’il remonte à la surface au plus vite, le molosse a toujours l’air de vouloir lui faire du mal, là maintenant dans le trou, heureusement un des deux autres lui tend la main, et par miracle la montée se passe mieux que la descente. David repose dignement les pieds sur la terre ferme, d’un air assuré glisse discrètement à l’oreille d’une dame que des imprévus surgissent souvent dans ce genre de manœuvre, n’importe quoi, il dit n’importe quoi, mais les collègues austères n’entendent pas. Au moins ça fera une anecdote à raconter à table.
Il a eu le temps de flipper lors des quelques secondes passées en bas, se planquer dans une tombe même pour rigoler, bah c’est pas drôle. Une sensation inconfortable apparaît au sommet du crâne, il passe la main et pressent la forme d’une bosse, dans sa dégringolade il ne s’est pas rendu compte qu’il a heurté la boîte, ça a aussi cogné aux genoux et aux coudes. Quel con, j’ai la tête qui tourne, constate-t-il, les autres terminent habilement de placer le cercueil, et revenus en haut invitent les convives à faire la queue pour les derniers adieux. Il n’est même plus question d’inclure David dorénavant, les confrères le laissent à l’écart pendant qu’ils décrivent aux proches la procédure à suivre. Penaud et humilié, il attend. Comme à la colo quand il était môme. Il pourrait se mettre à poil que ça ne serait pas pire, rien à faire il ne fera pas long feu dans cette entreprise. Les hommes, les femmes balancent des poignées de terre, font des signes de croix, des baisers volés, une photo lancée dans un tourbillon se pose comme par magie sur le cercueil. Ça fait sourire.
Une fois que tout le monde a passé les portes, les chauffeurs endossent le rôle de fossoyeurs, s’emparent de leurs pelles et pioches tandis que la fournée se traîne vers la sortie du cimetière, sans même attendre qu’ils évacuent les lieux pour commencer à reboucher le fossé, c’est dégueulasse. David serre des mains, adresse les dernières condoléances, ils sont touchants ces gens, ne le réduisent pas au mec qui glisse dans les trous, le remercient, ça fait chaud au cœur. Il les observe s’éloigner, certains se tiennent la main, d’autres ont peur de se lâcher, heureusement certains se marrent. Purée je leur souhaite que du bonheur à toute cette troupe, se dit David, que Louis continue d’exister à travers vos souvenirs. Le calme est revenu, il frissonne, pris dans le tourbillon des péripéties il a oublié qu’il faisait froid, qu’il drachait, qu’il était crasseux. Il se trouve désormais en tête-à-tête avec les collègues qui vont lui foutre un coup de pelle, deux bosses il aura, l’envie de prendre ses jambes à son cou et d’aller se protéger dans les bras de Robert tel un fayot. La terre s’accumule, on ne distinguera bientôt plus la caisse, dans quelques jours la poussière, les asticots, la nature prendront place dans le caveau, une odeur putride s’installera, enfin Louis ne sera plus qu’un tas d’os décomposé. Mais purée, le boulot de ces mecs consiste à recouvrir de terreau les cadavres pour qu’ils se désagrègent en paix, tu m’étonnes que ça tourne pas rond, qu’ils ne soient pas chaleureux, peut-être que le message subliminal qu’ils envoient à David, c’est qu’il doit sauver sa peau avant qu’il ne soit trop tard : Notre vie est foutue, petit gars, foutue, on a pris goût à enterrer les morts, maintenant on est morbides, tu sais.
Rien qu’à les regarder besogner, David est déjà crevé, il n’y a pas de pelle pour lui, tant mieux il n’a pas la force de remuer ses bras alourdis ni de suer tout rouge comme le gros-là, il se tient toujours à l’écart, dépoussière son costume, très important de se donner une contenance, soudain un des trois fossoyeurs daigne lever la tête vers lui : Tu ne devais pas ramener le corbillard ? demande-t-il, ou plutôt ordonne-t-il. Ah bon ? Je ne suis pas au courant. Si, vas-y, nous on termine le boulot ici, toi ramène la voiture à la maison ça fera gagner du temps. La maison, c’est la maison funéraire, pas celle du type. Bien c’est vous qui décidez, on ne m’a jamais signalé que je devais ramener le corbillard, menteur, je sais que ce n’était pas dans le planning mais c’est mieux que de rester planté à vous mater, pense David. Tiens voilà les clefs, tu connais la route, fais gaffe au volant, dit le gros d’un ton narquois que David n’apprécie guère, les deux autres se retiennent de rire, il se dirige vers la sortie du cimetière, la prochaine fois j’te fais bouffer de la terre gros lard, comment t’as fait ton premier jour ? T’as ressuscité les morts ?
David n’a jamais conduit autre chose que sa petite voiture qu’il a depuis toujours, on dirait un enfant enfoncé dans le gros siège en cuir de la bagnole de son père, il tend maladroitement les bras pour atteindre le volant, peine à enfoncer les pédales, qu’est-ce que c’est que ce mastodonte ? Tu m’étonnes que ce soit ces baraques à frites qui conduisent, c’est aussi lourd que les boîtes en bois cette merde, puis c’est précieux, ils la nettoient tous les jours, une éraflure et je suis encore plus mort, puis où se déclenchent les essuie-glaces ? C’est sale je vois rien, ah c’est là, purée ça fait un de ces boucans ! Toute la ville est au courant que je roule. David avance peureusement jusqu’à la sortie du cimetière avec l’impression de peser dix kilos et de conduire un tank, sa main droite tremblante tente désespérément de manipuler les manettes tandis que la gauche s’agrippe au volant, des dos d’âne lui cabossent le coccyx, impossible d’adopter une conduite fluide ni de passer inaperçu, chaque mètre parcouru est une épreuve pour ne pas perdre le contrôle du véhicule sous la pluie battante, purée comment va se dérouler le restant de la journée !!? Possible que ce job ne soit pas fait pour moi au bout du compte, je suis maladroit, émotif et je n’ai pas pour fantasme de conduire des chars de guerre, j’ai juste envier de me pieuter, ils doivent se marrer les trois autres en train de m’imaginer, jamais conduit un truc aussi encombrant. Arrivé en ville, une silhouette blanche à peine visible sous l’averse traverse au moment où il s’engage sur la voie, il freine juste à temps, le buste porté en avant et le cœur prêt à lâcher, le fourgon pousse un cri strident et s’immobilise net, la femme sous son imper crème l’insulte de tous les noms, David s’excuse à travers la vitre, elle a déjà disparu, il stationne un instant, ça klaxonne derrière, vos gueules connards ! Deux secondes ! Tout le monde est si pressé, mon dieu la ville entière aurait appris que le corbillard de Robert avait tué une femme sur le coup un jour de pluie et ça serait fini pour l’entreprise, mon dieu. Il faut rejoindre la maison au plus vite, David toujours haletant, à bout de nerfs, endure péniblement les derniers kilomètres et à la vue de l’enseigne « Robert Dréaut, maison funéraire » pousse un cri de délivrance. Ça ne lui était pas arrivé depuis la randonnée où il avait perdu Jeanne, si soulagé de la retrouver.
Il entre tout tremblotant dans le hall de la maison, c’est trop, un tout neuf employé de maison funéraire sur le point d’écraser un piéton, c’est vraiment trop. Je vais donner ma démission à Robert, autant le devancer et le faire moi-même, ça m’évitera une humiliation de plus, poliment lui expliquer que je n’ai pas l’étoffe pour évoluer au sein de son entreprise, dire merci infiniment pour tout, descendre dire au revoir à Corinne car elle est sympathique et m’en aller.
Il entend les pas de Robert approcher. Courage, respire, fais pas le con.
Le patron déboule derrière lui, deux verres de champagne à la main, et d’un air frétillant s’exclame :
Félicitations, mon grand ! La famille de ce matin m’a contacté, ils sont ravis de tes services. À la tienne !