Le barrage

mardi 31 octobre 2023 par Dominique Berberian

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Pour Martine

Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2023

« Un bonheur mathématiquement parfait », Victoire utilisait souvent ces mots pour se décrire l’état de plénitude auquel elle était parvenue. Seule depuis deux ans, elle venait de tourner la page sur un épisode sombre de sa vie sentimentale, un désastre auquel elle avait échappé de justesse, et désormais, elle avançait droit devant elle, en équilibre sur un seul rail d’acier. Elle ne rêvait plus, ou elle avait perdu la conscience de ses rêves. Le soir, elle s’endormait d’un bloc, et le temps que durait la nuit, elle échappait à elle-même, aux nœuds d’angoisse qui l’avaient torturée jadis. Quand elle se réveillait, il suffisait d’un claquement de paupière et elle était tout entière à sa vie, disponible. Pourtant ce matin-là, en ouvrant les yeux juste avant le bip de son réveil, elle avait la nausée et flottait dans les reflux d’un rêve lugubre et concret : deux personnages secondaires d’une histoire se rencontrent trop tôt dans le récit. Ils devisent longuement. Que faire ? Après d’interminables débats, ils réalisent que le personnage principal sera très en retard, ou peut-être ne viendra pas. À cet instant précis, le récit change de cap pour devenir leur propre histoire, et le troisième disparaît. Victoire se réveille.
Ce rêve, d’où lui venait-il ? Que voulait-il lui dire ? Jérôme l’avait sentie indécise ce jour-là. Il posa la caméra dans le coffre de la voiture et s’immobilisa dans le flash d’une photographie en noir et blanc pour lui demander si elle se sentait bien. Elle était très fatiguée, elle avait perdu l’habitude de se lever avant l’aube. Il incrusta la réponse, mais sans s’en satisfaire. Il était pressé de partir.
Il pleuvait à verse, les gouttes du rêve s’accrochaient aux pensées de Victoire et sur l’écran sans fond de sa mémoire, elles se mélangeaient aux bribes de la soirée qu’elle avait passée en compagnie de cet homme dans un club de jazz. Elle avait fini par accepter de rencontrer Hugues. Elle pensait déjà tout savoir de lui. Ils avaient longtemps échangé sur un site de rencontre avant de se résoudre à ce premier rendez-vous.
Les essuie-glaces firent un long cri aigu sur le pare-brise et Jérôme voulut mettre de la musique. « Non, s’il te plaît… » Non, elle n’aurait pas dû accepter de rencontrer Hugues, mais plutôt rester perchée sur son rail d’acier. Pourtant, et pour la première fois depuis si longtemps, elle avait ressenti une émotion.

Il lui a donné rendez-vous dans un bar de jazz. Il a réservé la table numéro quatre, juste à côté de la scène. Elle l’attend. Elle a choisi une robe de couleurs vives, rouge, jaune, qui brillent sur l’or sombre de sa peau métissée. Dans la salle, des conversations en sourdine, et une poignée d’ombres grises penchées sur leurs verres. Elle ne reconnaît personne. Le murmure des voix s’amplifie, des rires tombent de la mezzanine, les reflets de la nuit se regardent dans le vernis noir du piano. Il apparaît avec sa gueule volontaire de champion cycliste. Il s’installe au piano. Elle l’a reconnu. Il semble plus maigre que sur ses photos de profil. Il baisse la tête en direction du contrebassiste, et d’un coup, la musique prend toute la place. Elle le regarde caresser le piano. Il lui sourit, puis bascule en arrière et serre les yeux comme un homme qui jouit. Elle l’écoute et c’est la musique qui lui parle. Il l’appelle de ses yeux, tout s’efface autour d’elle et elle se sent piégée dans l’immensité de son regard.

Le monde autour d’elle avait pratiquement disparu. La nuit défilait derrière la vitre en courant vers sa fin. Au-delà de la ligne d’horizon chiffonnée, une aube incertaine tirait le noir vers le gris, et des lueurs orange se poursuivaient jusqu’au bout du ciel. Elle était sur le point de se rendormir lorsqu’un shoot d’adrénaline lui perfora les veines et sa tête ondula un peu sur un morceau de ce rêve. Le visage de Jérôme apparut dans un brouillon de réalité, figé droit devant lui. Qui était-il vraiment, Hugues, le pianiste d’hier soir ? Pour penser à autre chose, elle ouvrit sa tablette et lança son dernier reportage derrière le barrage, pendant les inondations. Dix, douze, quinze ? Dans la vallée, plus personne ne savait combien de fois la rivière avait débordé. La pluie se mettait à tomber, deux semaines d’affilée, trois, et l’eau recouvrait tout, et la ville devenait un labyrinthe de boue. « Dérèglements climatiques », disait-on. Jérôme avait fixé sa caméra à l’avant d’une barque. Ils avaient remonté le courant sur trois kilomètres jusqu’à l’entrée de l’ancienne centrale électrique. Ils avaient glissé par-dessus un pont englouti — celui qu’elle empruntait enfant pour aller à ses cours de danse classique —, puis longé les hautes façades de l’athénée, des cahiers flottaient dans les classes du premier étage. Un long travelling de plus de vingt minutes dans les ruines d’une cité lacustre. Au montage, elle avait fait insérer des images de visages grelottants, les derniers habitants, à bout de souffle, hurlaient leur désespoir. On les avait abandonnés. Aucune compagnie d’assurance ne paierait pour les dégâts. La zone avait été déclarée sinistrée, inhabitable, ils auraient dû partir depuis longtemps déjà, pour aller vivre dans un de ces villages de containers construits sur les hauteurs, et attendre. Attendre quoi ? Que la pluie cesse ? Que la rivière retrouve son lit ? Il aurait fallu qu’ils se résignent à aller s’entasser dans ces parallélépipèdes alignés dans l’herbe sur les collines de la rive droite, au sud, sur la rive gauche, la construction de la base de loisirs nautiques avait déjà commencé. Ils étaient perdus, réduits au rang de zombies obstinés, et bientôt les images que Jérôme avait filmées seraient les ultimes reflets visibles de leurs vies englouties.

Le premier set est terminé. Applaudissements. Elle vibre d’impatience, elle sait qu’il viendra s’asseoir près d’elle. Il se lève, salue et présente ses musiciens. À la basse… à la batterie… Il s’installe face à elle. Il a de longues mains mobiles, frénétiques. Il lui parle en traçant des lignes invisibles du bout des doigts sur la table. Une main vient poser une bière au centre du dernier cercle, mais sans estomper le trait de fusain qui enfume leurs yeux. Il a deux fils, il leur apprend à s’occuper des abeilles. Il a installé quelques ruches sur le toit de son immeuble. Il voudrait lui faire goûter son miel, mais pas ici, elle rit, une autre fois certainement. La gamme des émotions que la musique peut contenir est infinie, des milliers d’instants arrachés aux milliers de vies de ceux qui l’écoutent quand il joue, un immense jet d’eau argenté, des millions de reflets qui crépitent dans l’iris du ciel, un vertige. Un autre musicien qui le connaît pose une main sur son épaule et lui glisse un compliment. Il prend un air embarrassé de modestie, mais sans le regarder, ses yeux restent tout à Victoire. C’est pour ça qu’il est musicien, il le sait, pour absorber les émotions des gens jusqu’à s’y perdre lui-même, c’est son métier, étrange, non ? Elle ne répond pas. Dans l’acier chromé d’une colonne, elle observe le reflet de son propre corps, de son existence à cet instant précis, une lame verticale multicolore, flamboyante, rouge et jaune. Elle l’éblouit. Il lui parle aussi de l’imperfection mathématique de la musique, de l’anomalie des commas sur la roue des quintes. Elle ne comprend pas bien, mais elle ne l’interrompt pas. Sur un piano, aucune note n’est juste, pourtant, côte à côte, noires et blanches résonnent en parfaite harmonie. Elle lui sourit en comprenant l’allusion à sa chanson préférée, Stevie Wonder, Paul McCartney, elle le lui a écrit dans un message sur le site de rencontre. Il fredonne, ebony… ivory… Elle sent le souffle tiède de sa voix dans le décolleté de sa robe, un picotement au bout des doigts. Elle fait glisser sa main vers la sienne en espérant qu’il viendra l’effleurer, mais non, il doit remonter sur scène. Il tape sur la table, un coup sec du plat de la main. Il égrène quelques notes, c’est Naima, une ballade de John Coltrane. Il joue un long trille sur la troisième et la contrebasse le rejoint en vrombissant doucement. Elle a les yeux qui se ferment, mais du fond de sa solitude, elle voit encore son visage. Peut-être sont-ils les deux personnages de son rêve ? Mais le troisième alors, qui disparaît, qui est-il ? Ou elle ?

Il est de ces lieux qui n’existent que pour qu’on les quitte, et la ville de (beep) est de ceux-là, il est désormais interdit de prononcer ou d’écrire son nom, elle est pile au milieu de la « zone d’exclusion 48 » et officiellement, elle a déjà disparu, officiellement, plus personne ne vit ici… Elle avait déclamé ces mots face caméra à la fin de son reportage. Assise à l’avant de la barque, elle tenait le micro dressé devant son gilet de sauvetage, le crêpe noir de ses cheveux ballottait dans une odeur de bois pourri et de cadavres en putréfaction. Jérôme avait entrouvert la vitre latérale de son côté, et la même odeur emplissait l’habitacle. La route sinuait doucement sous une nappe de plomb, et sur la droite, courait une enfilade de rectangles aux couleurs familières. Le « F » rassurant de Facebook qui semble dire « soyez heureux » sur sa pastille bleue, CMYK, 84, 62, 0, 0 ; le sourire niais d’Amazon.com, orange ; l’oiseau qui trille vers le ciel ; le petit chien roux, Dogecoin ; et le sinistre ₿, Bitcoin. Des grues en grappes brassaient le ciel par-dessus les data centres en construction. Bientôt, les turbines du barrage y injecteront des millions de mégawattheures, et l’on viendra entasser ici tous les rêves de l’humanité, des rêves de pixels, toutes ces jolies images de fêtes, de plages ensoleillées, de montagnes brillantes, de cartes postales d’un monde qui disparaît jour après jour. Le deal était simple : la vallée est perdue, on l’a bradée à un consortium chargé de la construction du barrage et de grands entrepôts pour héberger nos belles images. Plus loin dans une puissante odeur de ciment frais, la route allait buter contre une montagne en construction, le barrage, une silhouette de ziggourat qui coupe la vallée en deux : l’aval pour les GAFAM, l’amont pour la zone d’exclusion sertie dans une clôture électrique. Un seul point de passage autorisé. Au check-point, deux agents de sécurité en salopettes orange remuaient des matraques clignotantes. Deux lampes torches braquées sur les visages de Victoire et Jérôme, deux bips lugubres sur les QR codes de leurs autorisations de filmer. La barrière se leva, et il put lancer la voiture vers l’entrée du tunnel. Trois kilomètres dans un tube à sens unique. À l’autre bout, la même lumière grise sur des collines pelées, des damiers de souches parfaitement coupées, des affouillements chaotiques arrachés à la douceur d’un vallon par les crues successives. Des premières maisons, il ne subsistait plus qu’un éparpillement de briques concassées et d’objets brisés le long des traces de chenilles gravées dans la boue par des bulldozers. Sur un replat à mi-hauteur du coteau, des survivants s’acharnaient à récolter de quoi survivre. Jérôme regarda Victoire, elle semblait presque pleurer. Elle n’avait plus pleuré depuis si longtemps. Était-ce l’émotion ? La musique surgie des doigts de Hugues hier soir ? Ou était-ce la vision de ce cauchemar : tout ce qui restait des paysages de son enfance ?

Après le concert, après le dernier verre, sur le trottoir, il effleure ses mains et essaie de l’embrasser. Elle se détourne en baissant doucement la tête, un pas en arrière, puis elle revient l’affronter, droite et fière comme la proue d’un drakkar, elle a décidé que c’est elle qui doit prendre sa bouche. Elle lui donne un premier baiser comme on offre un pur bloc d’amour, sans trembler, et elle s’enfuit, sans se retourner.

Ils remontent vers la gare. Elle emmène Jérôme à travers le parc. Ils s’avancent vers les restes du kiosque à musique. Tordu par une force extravagante, il est presque couché, on dirait qu’il a voulu s’envoler. Au centre de la plateforme octogonale, ventre en l’air, tel un gros cafard échoué auquel on aurait arraché les six pattes, une voiture, une coccinelle noire. Deux bûcherons débitent de grands arbres. Ils s’interrompent un instant, ils essuient la sueur de leurs fronts, et regardent ceux qui veulent les filmer. Ils refusent de faire face à la caméra, de leur parler. Ils font des gestes brusques pour qu’on les laisse tranquilles. Plus loin, derrière le théâtre abandonné, par les fenêtres égueulées des immeubles en désordre, on entend le bruit des planches qu’on arrache, et soudain, au bout d’une rue encombrée de gravats, elle reconnaît la maison à son pignon peint : une publicité pour la source miraculeuse qui soigne les rhumatismes et le mal de vivre, ses couleurs sont intactes comme les souvenirs de Victoire. Au fond d’une forêt, une très belle femme, posée, style Belle Époque, généreuse, presque une déesse enveloppée dans une robe à l’antique rouge et blanche. Elle incline une amphore, et l’eau de la source coule dans les mains de deux jeunes enfants nus, un bonheur mathématiquement parfait, la plénitude. Victoire connaît bien cet endroit. Enfant, avec sa mère, elle allait souvent s’y promener, autour du lac, une flaque d’eau noire, immobile, encerclée par un balustre en rondins. Elles tournaient dans un sens puis dans l’autre aux pieds des collines, le long d’un sentier de boue, dans une odeur de sapins mouillés, et à chaque passage, elles plongeaient leurs mains dans l’eau rouillée de la source. Elle connaît bien cette maison. Lorsqu’elle était toute petite, sa mère la lui désignait comme un endroit maléfique qu’elle devait contourner. Et puis elles sont parties, Victoire n’avait que huit ans, et le souvenir de cette maison s’est égaré dans les replis de son enfance, jusqu’à ce qu’elle la retrouve aujourd’hui.
Jérôme déplace sa caméra pour filmer la publicité peinte sous un autre angle. Il la trouve belle. Victoire lui dit qu’elle aura bientôt disparu. « La maison ? — Oui, et la source aussi… » Il ne comprend pas tout de suite ce qu’elle a voulu dire. Une voix les appelle, un homme est sorti de chez lui, de derrière la source miraculeuse, et elle l’a immédiatement reconnu, mais lui, non, il la voit pour ce qu’elle est : une journaliste en train de faire un reportage. Il les appelle. Elle ne l’a pas reconnu à son visage, non, plutôt à son corps gigantesque, maigre, qui tangue sur ses deux jambes en fils de fer. Il s’approche, il veut bien leur parler, face à la caméra, mais pas du barrage, pas de la rivière qui va tout engloutir, sa maison, ses derniers rêves. De cette époque, elle a gardé très peu de souvenirs, un peu comme si chaque rêve dont elle ne se souvient pas en avait effacé un. Elle revoit seulement la façade peinte, les promenades autour du lac, les journées à l’école saturées d’ennui, ses cours de danse, et enfin le train qui les a emmenées vivre ailleurs, pour échapper à ce lieu maléfique, elle n’a que huit ans.
Le rez-de-chaussée est vide. De longues plaques du plafonnage sont tombées et recouvrent le plancher d’une épaisse couche de gravats qui craque sous les pas. Il vit au premier étage, dans une seule pièce. Il s’installe sur une chaise rafistolée face à Jérôme qui cadre, qui met au point et va clipser le micro-cravate sur la chemise de leur hôte. Il est prêt. Au centre de la pièce trône un poêle à bois rouillé, relié au plafond par un long tuyau de travers. Il parle avec calme, sur le fond de sa voix, glisse un voile de tristesse. Il était directeur de l’académie de musique. Bien sûr, elle le savait, elle l’avait reconnu. Il ne partira pas, jamais. Il n’y a pas de place pour lui dans ces boîtes à chaussures en haut du thier. Dans un coin, sous la fenêtre, une couverture pelée, jetée en boule sur un matelas moisi, c’est là qu’il dort. Victoire tourne lentement sur elle-même, elle s’imprègne de cette misère qui suinte des murs dans une odeur de papier pourri. Elle s’attarde sur le piano à queue. Dans ses souvenirs, il n’était qu’une barre de nuages, la promesse d’un orage, et pour aller poser ses mains sur les touches, elle devait tendre ses bras vers le ciel, en se hissant sur la pointe de ses pieds, comme à la danse. La voix de l’ogre résonnait au loin. Maintenant, il est tout nu, une carcasse dressée sur ses trois pattes noires, tel un insecte cuivré. Il a brûlé toutes les planches pour se chauffer. Quels sons pourraient sortir d’un piano dépiauté de la sorte ? Elle s’approche de l’instrument et fait ce geste, prête à enfoncer une touche au hasard. Il est foutu. Elle renonce et s’éloigne. Enfant, elle a toujours refusé d’apprendre à en jouer. Il se lève, sort du champ, Jérôme le recadre de dos face à la carcasse du Steinway, et là, de ses deux mains crochues, il plaque ce qui devrait sonner comme un accord instable de septième diminuée, trois tierces mineures empilées, mais seul un assemblage de cris dissonants retentit en sourdine, une seule note pure et propre parvient à s’extraire du chaos : Sol#
Il est foutu. Il revient vers Jérôme et la note n’est bientôt plus qu’un soupir. Il fixe longuement l’œil de la caméra, il cherche la réponse à une question qui l’obsède, mais qu’il n’ose pas poser. Elle reçoit un texto de Hugues. Il lui demande quand il pourra la revoir. Elle lui répond : ce soir, peut-être, je t’appelle… Il est foutu. Il parle encore longuement en tournant autour du poêle. Elle évite son regard. Jérôme filme, caméra à l’épaule, à reculons, il cadre serré sur le visage tendu du musicien. Il leur parle de ses meilleurs élèves. Une violoniste très douée, une bête de concours, elle fait une belle carrière, il dit son nom, Victoire ne le connaît pas. Un autre, un pianiste de jazz, apiculteur amateur aussi, capable de faire naître tant d’émotions différentes dans une seule phrase de seize mesures… Il lui disait : « Tu dois écouter les gens qui sont assis là, à t’entendre, tu dois dénouer les fils de leurs émotions, les tisser, et les leur rendre, alors la musique deviendra le miroir de leurs âmes, et ils t’écouteront ». Elle s’arrête, s’approche de lui et dit : « Hugues ? — Oui, vous le connaissez ? — Un peu », et elle fuit son regard, elle redescend l’escalier, et s’en va revoir la publicité pour la source disparue.

La route du retour fut silencieuse. À l’autre bout du tunnel, il y avait encore ces deux pantins orange, arrogants. Ils avaient reçu de nouvelles instructions, des ordres : plus d’images de la zone 48, ils ne voulaient pas discuter les ordres, certainement pas avec des journalistes. Ils firent mine d’expliquer. La mise sous eau devait débuter la semaine prochaine et tous les habitants qui traînaient encore là seraient « relocalisés » de force dans des villes nouvelles. « Parqués comme des sardines dans des boîtes de conserve… » hurla Jérôme, révolté par ces euphémismes qui cachaient mal la réalité. Ils voulaient saisir la caméra, ou au moins effacer les images. Jérôme protestait encore lorsqu’il vit le canon gris-bleu d’une arme émerger d’un repli de l’uniforme orange. Ils lui firent ouvrir le coffre et ils arrachèrent les cartes SD. « Il n’y en a pas d’autres ? » puis, avec une massette, ils les ont réduites en poussière en les écrasant sur la bordure du trottoir, comme ça en rigolant, ils exécutaient les ordres, point. Victoire se dit que les dernières images de la zone d’exclusion n’iraient jamais rejoindre les millions de téraoctets déjà remplis des visions d’un monde disparu, gorgés des derniers rêves humains. Un hélicoptère vrombit par-dessus leurs têtes. Elle n’entendra plus jamais la voix de l’ancien directeur de l’académie lui parler de Hugues. Un trait de lumière glacée fendit le ciel dans l’axe du barrage en faisant crépiter les carcasses des pylônes à haute tension. Elle ne reverra plus jamais les dernières images de son père.


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