La petite sorcière et Albert le revenant

vendredi 6 octobre 2023 par Pierre Lieutaud

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2023

Il était une fois une penderie fermée à clé depuis de longues années. Cinquante, soixante, quatre-vingts ans, peut être… Une penderie remplie à ras bord des vêtements d’une vieille grand-mère disparue depuis longtemps en laissant derrière elle le silence du temps et une petite sorcière au corps souple, habillée de drapages légers, de dentelles et de lin blanc. Elle l’avait appelée Courant d’air.
Courant d’air était son esclave et avait une mission : la venger, en faisant le malheur des gens, de la vie mauvaise qu’elle-même avait eue sur la terre. Et pendant toutes ces années, la voix de la vieille grand-mère avait appris à sa petite sorcière toute une gamme de méchancetés. Courant d’air savait faire disparaitre d’un coup de baguette magique un chien qui aboie, un chat qui miaule, un bébé qui crie et même un passant qui se tait mais dont la tête ne revenait pas à sa maitresse.

Le jour où un enfant curieux avait trouvé la clé et ouvert la penderie endormie derrière ses grandes portes fermées depuis si longtemps qu’elles semblaient des peintures en trompe l’œil, Courant d’air était aussitôt sortie en bousculant les boites à chapeaux, les robes, les manteaux, les jupes à fleurs qui sentaient la moisissure et le vieux printemps. Elle avait respiré avec délice l’air frais de la chambre, la tête lui tournait.
— Reviens immédiatement, avait ordonné la voix de la grand-mère.
Courant d’air était retournée dans la penderie, au milieu du capharnaüm de vieilles chaussures embauchées au vernis écaillé, de porte manteaux, de boites à chapeaux, de robes et de dentelles.
— Écoute-moi bien, petite écervelée, je ne le dirai pas deux fois, ton rôle est simple, ta mission claire. Fais ce que je t’ai ordonné et n’attends pas. Tu as bien compris ?
—  Oui, maitresse, je me dépêche, j’obéirai… 
— Allez, va, maintenant tu peux sortir.
Nuit et jour, la voix lointaine répétait sa vieille rengaine et Courant d’air tremblait comme un vieux rideau que le vent agitait.
Et tous les jours que Dieu faisait, elle alignait les méchancetés. Quand le temps était glacé, elle éteignait les cheminées, quand la tristesse vous prenait, elle faisait passer à la télé des films tristes pour vous faire pleurer, quand vous marchiez sous la pluie, elle faisait s’envoler les parapluies, elle détraquait les pendules pour que les gens ratent les trains et quand ils se sentaient bien, elle envoyait trente-six douleurs pour qu’ils aient mal et peur.

Courant d’air avait un secret. Tout au fond de la penderie, entre des brins de lavande desséchés par les ans, accroché entre les robes et les manteaux, pendait un costume. Un splendide costume d’homme. Et la petite sorcière était tombée amoureuse de cet habit perdu au milieu des vêtements de la vieille grand-mère. Courant d’air frôlait, caressait, frôlait encore ce costume dont l’odeur délicate, fraiche, entêtante, douce, un peu poivrée ne pouvait être que celle d’un beau jeune homme. Qu’était-il devenu et pourquoi ce costume tout seul au milieu des robes, manteaux, capuches de la vieille grand-mère ?
Pendant les longues nuits où elle entendait au loin, étouffé par les tissus et les portes, les cloches de l’église sonner les interminables heures de sa prison, elle s’était blottie dans la veste à la doublure douce et moirée. Dans une poche, elle avait trouvé le billet d’entrée d’un théâtre. Courant d’air se voyait, assise à côté de son amour, regardant les plafonds aux fresques pastel, les loges où de belles dames rangées derrière des balustrades dorées se laissaient admirer… Dans une autre poche elle avait trouvé une carte de visite. Il s’appelait Albert Delarivière et il était géographe. Avec une plume d’oie trempée dans un fond de boite de cirage presque sec, elle avait écrit un petit message au dos de la carte :
« Albert mon amour, je rêve de toi depuis si longtemps. Reviens, emmène-moi dans tes voyages, je t’en supplie, ne me laisse pas dans cette penderie où il ne reste de toi qu’un costume »
— Petite dévergondée, je t’interdis absolument de t’approcher de ce costume.
— Mais pourquoi ? Qui était cet homme ?
La voix de la grand-mère hurlait au fond de la penderie et Courant d’air n’en était que plus intéressée par celui qui avait porté le costume. Et tous les soirs elle se réfugiait dedans en rêvant.
Il faudra bien qu’un jour il se manifeste, au moins son fantôme, son âme… murmurait-elle en caressant le costume et en respirant son odeur.

Albert était un revenant comme il y en a tant dans le monde. Des passe-murailles silencieux, omniprésents et invisibles qui vont et viennent, entrent dans les maisons, les lits, les autos. Albert voulait retrouver son costume, celui qu’il portait le jour de son mariage avec une jeune fille toute petite, mince, habillée de drapages légers, de dentelles, de voilettes et de lin blanc. Une jeune fille adorable qui avec le temps était devenue une harpie autoritaire, vindicative, une grand-mère méchante et dissimulée. Et il l’avait quittée un beau matin en ne laissant que ce costume.

Quand le petit enfant curieux avait ouvert la penderie, Albert avait tout de suite aperçu son costume et le corps léger habillé de dentelles, de voilettes, de lin blanc qui tourbillonnait entre les cintres et les manteaux. Une jeune fille qui ressemblait tant à celle qu’il avait épousée qu’il s’était glissé dans son costume en se disant que dans la vie d’un revenant le passé pouvait revenir…
La nuit venue, comme tous les soirs, Courant d’air, en catimini, s’était glissée dans le costume où Albert lisait et relisait le message. « Cette fois, pensa-t-il, j’ai l’éternité et mon expérience de revenant pour recommencer ma vie… » Et il prit dans ses bras Courant d’air, si heureuse et émue qu’elle était devenue molle et blanche comme un grand morceau de coton…
Aux premières lueurs de l’aube, les araignées étonnées ont vu un costume se décrocher de son cintre et se glisser sans bruit hors de la penderie.
Quand elles discutent maintenant entre elles, longtemps après, de cette histoire étonnante même pour des araignées, elles se disent, mais elles ne sont sûres de rien, que de l’intérieur du costume sortaient des rires, des gloussements et des mots d’amour…

La petite sorcière s’appelle maintenant Madame Courant d’air Delarivière et elle passe son temps, qui n’en finira jamais, à faire le tour du monde avec Albert le revenant.
La penderie est silencieuse. Les robes et les manteaux, les capuches et les chapeaux dorment pour toujours. L’âme de la grand-mère a coulé dans le temps. Elle était si méchante que même les revenants n’ont pas voulu d’elle.


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