La favorite

lundi 4 avril 2016 par Sophie Germain

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2016

Aussi vaste soit-il, un jardin n’est jamais qu’un espace clos.
On lui avait fait un joli pavillon, elle ne pouvait pas se plaindre. Elle portait des toilettes ravissantes. On lui bouclait les cheveux chaque matin. Sa gourmandise ne manquait jamais d’être rassasiée. Venait l’heure de la promenade. Du buis taillé, des biches, un bassin clapotant autour d’une nymphe de marbre à peine voilée. Des brassées de lys pour sa chambre, ou des roses qu’on lui cueillait pour qu’elle ne se pique pas le doigt. Des fruits, gais à regarder, doux à manger. Pour la distraire, parfois de la musique. À l’occasion un danseur, un jongleur, un animal savant. Au gré des saisons, une ombrelle pour la protéger du soleil, une voiture pour la mettre à l’abri de la pluie, un brasero pour ses pieds gelés, un manchon de fourrure pour ses mains. Un jardin d’Éden pour elle, entretenu, renouvelé, déroulé sous ses pas, qui pourtant la plongeait dans une langueur inexplicable, un soupir d’ennui aux lèvres…
Au début de son séjour, elle avait trouvé un certain plaisir à s’acquitter de sa tâche. Les visites de son bienfaiteur ne lui pesaient pas. Elle y mettait même une ardeur qui l’étourdissait et l’attachait à elle plus sûrement qu’aucune coquetterie exagérée n’aurait pu le faire. Elle était simple, enjouée, toute à lui quand il venait seul, à ses compagnons aussi quand il le lui demandait. Mais jamais personne ne restait après. Elle se couchait toujours seule, s’éveillait dans ses belles parures froissées, se laissait servir, puisqu’on lui en donnait la faveur, et regardait ensuite se dérouler les longues journées sans avoir d’autre liberté que celle de jouir de tous les bienfaits dont le propriétaire des lieux la comblait. Pas de lecture, ou alors on la lui faisait sur un support choisi, pas de visites autres que celles décidées par lui, pas de chant, sauf ceux qu’il lui demandait d’apprendre quand il désirait la faire briller aux yeux de ses amis, pas de sortie, si ce n’était la promenade quotidienne à laquelle elle ne devait déroger sous aucun prétexte. Il tenait pour un exercice régulier du corps et trouvait la marche parfaitement adaptée au mode de vie de sa protégée. De plus, il tirait une vanité inouïe de l’agencement de son parc et de la rareté des espèces qu’il y avait fait planter. Il pouvait l’entretenir des heures durant de la bataille livrée contre le climat pour avoir aujourd’hui la vision enchanteresse d’une allée bordée de caisses d’orangers alignées comme une armée docile. Il domestiquait tout.
Elle bâillait un peu, masquait son ennui, et, le jour venu, retrouvait avec une sorte de joie le rythme soutenu de leurs étreintes, profitant ensuite de la fatigue pour dormir sans réfléchir.
Quand il n’y avait pas de visite, elle marchait avec mélancolie parmi les nouveaux massifs en arabesques, son regard voguait par-dessus les cimes du petit bois qui marquait la limite de sa résidence surveillée.
Elle rêvait de la mer qu’elle n’avait jamais vue. La joue contre l’écorce d’un arbre qu’on avait fait venir par bateau, elle imaginait. Ailleurs. Plus loin. Elle essayait de se distraire d’un rien. Une couleur acidulée, une senteur de musc ou de poivre, un perroquet en cage…
Elle n’eut qu’une seule exigence. Elle souhaita qu’on lui fabriquât un joli siège rien que pour elle, presque un petit trône, pour pouvoir s’asseoir au jardin et admirer tout à loisir les nouveautés qu’on ne cessait d’y apporter. La demande était habile puisqu’elle flattait l’orgueil du maître. Elle obtint son fauteuil.
Peu à peu, elle prit l’habitude d’y rester de plus en plus longtemps, dédaignant l’obscurité ou la fraîcheur. Elle s’asseyait, buvait, mangeait ce qu’on mettait à portée de sa main et contemplait, inlassablement. Quelque chose ou rien. Un point fixe ou le ciel. Elle prit du poids et perdit de l’entrain. Il l’aima plus ronde et la gronda pour son humeur. Menaça de lui retirer sa chaise. Éplorée, à ses pieds, elle le supplia de lui laisser ce siège qui n’était rien d’autre que le symbole du petit royaume dont il avait bien voulu la faire reine. Elle l’émut. Il la reprit avec fougue, sentant sa flamme ravivée. Elle connut encore quelques saisons. Pour une favorite, c’était une éternité.
Au fil de ses contemplations, elle avait vu les faons remplacer les biches devenues trop vieilles pour figurer avec assez d’ingénuité dans le parc. Elle avait entendu l’écho des chasses qui poursuivaient ce pauvre gibier relâché dans les forêts. Des bêtes si faciles à abattre pour avoir toujours vécu en captivité…
Elle s’affolait. Par où sortir, par où s’échapper, avant de connaître le même sort ? En était-elle désormais capable ? Elle avait perdu de sa légèreté, de sa vivacité. Elle ne connaissait rien, avait oublié ce que pouvait être du bruit, une foule, un horizon.
Alors, elle renonça.
Elle se réfugia à l’ombre de ces arbres maudits contre lesquels son regard avait toujours buté. Paradis, prison, refuge, le parc ne changeait pas seulement avec les saisons, il marquait les étapes de sa courte carrière de belle plante, cueillie avant même d’avoir été épanouie, humée tant que son parfum avait eu un pouvoir enivrant, gardée quelque temps comme une pièce dans un herbier, menacée enfin d’être rejetée au milieu des orties et des ronces dans un fossé où personne n’aurait l’idée de la ramasser.
Il vint de moins en moins. Et ne vint plus.
Un soir qu’elle était assise comme à l’accoutumée sans même prendre garde au gel de l’hiver qui s’annonçait, on vint lui dire : « Il faut partir ». Elle refusa obstinément de se lever. À moins d’utiliser la force, il fallut se résoudre à la laisser là, tremblante et révoltée, grelottant tout à la fois de peur, de honte, de regret et de froid. On verrait demain. Le jour la verrait peut-être plus docile. On l’abandonna à son désespoir un peu ridicule. Elle aurait dû avoir le bon goût de comprendre qu’il y a un temps pour tout. Une saison pour jouir et une pour s’en aller.
Elle ne prétendait pas le contraire, mais son cœur se soulevait à l’idée de se plier à la répudiation comme elle s’était soumise à la possession.
Alors, fermement, elle s’accrochait aux bras de son fauteuil. Le seul bateau sur lequel elle ait jamais pu voyager.
À l’aube, on la trouva fraîche et humide, la tête pendant sur sa poitrine comme une fleur décapitée.


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