La falaise

vendredi 30 août 2024 par Lola Vendriès

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2024

Mes pieds pendent dans le vide. Je suis assis sur le ponton au bord de la falaise. Il vente aujourd’hui. Mes cheveux trop longs s’emmêlent dans les bourrasques. Eux sont assez légers pour s’envoler. Pas moi. Demain, sûrement. Demain, peut-être. Demain, sans doute pas. Il n’y a qu’aujourd’hui avec la honte de ces ailes ternes et minuscules.
Les autres ont pris leur envol depuis longtemps déjà, et moi, je reste là à les regarder danser entre les nuages. J’entends les cris extatiques des plus jeunes. Certains s’amusent à se laisser tomber comme des pierres et n’ouvrent leurs ailes qu’au dernier moment. La mer est mortelle aux Volants. S’ils tombent, l’eau salée les avale. Parfois je me demande si je ne ferais pas mieux de tomber à défaut de voler. Demain ne viendra pas. Mes ailes n’ont pas assez de force pour me faire décoller du sol et ne grandiront pas davantage. En plus de me river à la pierre, elles m’ont condamné à m’appeler Gris quand tous les autres s’appellent Saphir, Écarlate, Orange ou Vertendre. Gris, c’est comme Blanc et Noir, c’est très rare. Mais pas dans le bon sens.
Sanglante, Noisette, Rougérable, Palargent… Ceux qui sont nés en même temps que moi sont liés par leur apprentissage du vol. Déjà, quand on était trop petits pour s’envoler, ils trouvaient la couleur de mes ailes un peu bizarre. Ils m’aimaient bien, quand même, parce que je savais imaginer comment ça serait là-haut et là-bas. C’étaient nos grands sujets de conversations : là-haut, là-bas et je n’avais pas mon pareil pour allumer dans leurs yeux le feu des étoiles. L’ennui, c’est qu’après avoir déployé leurs ailes, mes récits perdaient à leurs yeux tout attrait.
Les petits Volants sont enfermés dans la falaise. Ils y attendent de grandir. En moyenne, on commence à pouvoir voler au bout d’une cinquantaine de saisons. Certains partent plus tôt, d’autres plus tard. Personne ne reste. Sauf moi.
J’ai eu un peu d’espoir quand j’ai constaté que Cieldenuit ne volait toujours pas après soixante-deux saisons. Il pleurait beaucoup et j’essayais méchamment de le consoler. Je lui disais qu’il serait bon de compulser ensemble les ouvrages du peuple Volant. C’était cruel de ma part. Qui voudrait rester cloué au sol, enfermé dans les profondeurs de la falaise au milieu du papier sec quand les autres fendent les airs et remplissent leurs yeux du monde ? Je lui disais, regarde, moi je suis là, tu ne seras pas tout seul… Alors que c’était justement la perspective de me ressembler qui remplissait ses yeux de larmes. Pourtant au fond de moi, je savais qu’il finirait par s’envoler pour les rejoindre là où règnent les vents. Ses pleurs, ses gémissements, ses plaintes agissaient comme autant de soufflets sur ma colère larvée. J’ai souhaité son anéantissement total dans le désespoir. Mes mots le coupaient comme du papier, écorchures si fines qu’on ne les voit pas à l’œil nu. Cela aurait pu très mal finir, heureusement, il s’est envolé à temps.
Aujourd’hui, je paye ma cruauté. C’est de bonne guerre. Cieldenuit a déjà demandé trois fois que l’on me chasse. Je ne suis d’aucune utilité à la communauté. Je refuse de m’occuper des petits en bas, je refuse d’apprendre la médecine ou la cuisine, je ne participe pas aux tâches d’entretien. Depuis que la vieille Argile m’a annoncé de sa petite voix chevrotante que je suis un « Gris » sans nuance et que je ne volerai jamais, tout ce que je fais c’est rester assis au bord de la falaise.
Mes parents aimants m’apportent à manger, mais quand ils s’absentent longtemps, je m’en remets à la pluie pour la boisson et aux rares touffes d’herbes qui poussent entre les pierres. Au début, ce régime me rendait malade, mais j’ai survécu. Quand Cieldenuit passe à côté de moi, il a cette manie de déployer ses ailes parfaites. En général, je suis obligé de me pousser un peu pour me pas me faire gifler par ses belles plumes d’un bleu profond moucheté de blanc. Je me dis qu’il pourrait m’éjecter de mon perchoir et que ça ne donnerait même pas lieu à une réunion du Conseil. Quel tragique accident, mais c’était une sale manie que j’avais de m’asseoir comme ça au bord de la falaise. Mes parents pleureraient sans doute. Ils m’aiment. Ils m’ont élevé gentiment, même après le diagnostic d’Argile. Ils disaient, on s’en fiche, tu seras quand même un bon petit. Tu sauras faire d’autres choses. Et moi je répondais, je suis désolé, mais non.
Le vent se fait mordant. Bientôt, la falaise se fermera. Ceux qui veulent partir doivent le faire dans les prochains jours et ceux qui rentrent ne partiront plus. Il n’y aura plus que les porteurs d’enfants, les petits et ceux qui cherchent le repos. Ils peuvent voler par temps froid, mais pas très longtemps. Je suis redescendu exceptionnellement pour aller chercher de quoi me couvrir un peu. Je mendie les couvertures usées, les vieux oreillers… Pâlerose, qui est un de mes parents, m’a proposé tout doucement de me construire une petite tente, ouverte sur le rebord. Mais Cieldenuit s’y oppose violemment. C’est dangereux de placer une tente sur la piste d’atterrissage, même si plus personne ne va la fouler avant un moment, on ne sait jamais… Je suis déjà une gêne suffisante. Il parle comme si je n’étais pas là. Pâlerose est sur le point d’exploser. Je lui prends la main. Cela faisait longtemps que je n’avais pas touché quelqu’un. Souvent quand je regarde Pâlerose et Jaunardent, j’ai honte. J’ai cette impulsion : devenir à tout prix quelqu’un d’utile en retournant étudier la médecine auprès d’Argile, de Bleuglacier et tous les autres anciens dont les ailes s’affaiblissent. Mais sitôt que je redescends, l’odeur de vieux papier me prend à la gorge et ravive ma colère. On ne me laisse plus m’approcher de la bibliothèque depuis le jour où j’ai dit que je voulais la voir brûler. Ce qui est étrange, c’est que ce sont les vieux gardiens des savoirs Volants qui prennent ma défense contre Cieldenuit. Je dis à Pâlerose que ce n’est pas grave. Que j’ai déjà passé plusieurs saisons froides sans tente. Que ça ira. Il répond que cette saison, c’est différent parce que lui et Jaunardent ont prévu de partir. J’avais oublié. Je hausse les épaules. Il dit qu’il pense que peut-être, en se relayant, ils arriveraient à m’emmener. J’éclate de rire. Cela ne doit pas sonner agréablement car je le vois qui grimace. Je suis beaucoup trop grand maintenant pour que vous puissiez me porter. Et quand bien même, c’est non. Je reste. J’attends. Je pourris.
Il neige. C’est un évènement rare sur la falaise. Sur mes couvertures, la substance blanche et poudreuse s’amoncelle doucement. Étrange sensation, comme l’étreinte d’un cadavre. Le froid s’insinue en silence et la neige continue de tomber. J’ai les yeux qui papillonnent. La lumière blanche me fait mal. Je laisse retomber mes paupières. Il n’y a rien à voir de toute façon. Plus personne n’entre, plus personne ne sort, sauf la vieille Argile, de temps en temps. Elle m’apporte des restes et des couvertures, sa dernière visite remonte à quelques jours. C’est une gentille vieille Volante, Argile. Elle agit en dépit de Cieldenuit qui est resté dans la falaise pour la saison. Il paraît qu’il va bientôt se lier avec une partenaire. J’aime écouter les potins. Ça me distrait d’y penser quand il n’y a plus personne. Je suis si fatigué. Je ne sens même plus le froid, mon corps est trop engourdi. Seules mes stupides petites ailes continuent de bouger. On dirait qu’elles tentent un ultime effort pour me faire décoller. Inutile. Elles n’en sont pas capables. J’ai pensé plusieurs fois à les couper, mais pourquoi souffrir encore par elles ? J’endure assez.

Il fait nuit, soudain. La lumière ne perce plus mes paupières closes. C’est curieux. Trop tôt, trop brusque et trop noir, ce n’est pas la nuit. J’ouvre les yeux. Une aile immense est déployée au-dessus de ma tête. Une aile noire comme les ténèbres dans les caves de la falaise, comme le charbon d’au-delà de la mer, comme la plume des mangeurs de cadavres. Noir est revenu et il se tient debout à côté de moi. Il a l’air perplexe. Il doit se demander ce que je fais là. Je retire les couvertures et j’exhibe mes moignons gris sale. Il hausse un sourcil, mais il ne dit rien. Je ne pense pas qu’il ait compris. Il reste à côté de moi longtemps et je finis par regarder ailleurs, loin devant. J’ai envie de pleurer. Gris rencontre Noir. Gris ne volera jamais, Noir s’est envolé avant tous les autres et n’est jamais revenu, jusqu’à aujourd’hui. Noir est une légende. Gris aussi, mais pas dans le bon sens. J’aimerais bien qu’il comprenne et qu’il s’en aille. Nous n’avons rien à faire ensemble. Alors je dis :
« Je m’appelle Gris. »
Ma voix est éraillée, fluette, à peine audible. Je ne m’en sers pas assez.
« Tu ne rentres pas ? »
« Demain peut-être. »
À force de vivre seul, on finit par se lancer à soi-même des plaisanteries qui ne font rire personne. Noir hausse les épaules et disparaît dans la falaise. C’est tout ce que ça me fait de rencontrer un mythe. Noir a douze ou treize saisons de plus que moi et quand nous n’étions pas en train de jouer à « je volerai jusqu’à… », nous, petits Volants, réclamions à corps et à cris les aventures de l’extraordinaire Noir, parti plus tôt et plus loin que quiconque. Le répertoire du genre me doit beaucoup d’ailleurs. Mes histoires circulent encore parmi les plus jeunes. Mais personne ne sait qu’elles sont de moi. Mes ailes ont cessé leur sarabande. Est-ce que c’est à cause de Noir qu’elles s’agitaient comme ça ?
Il est revenu plus tard, avec des provisions et de quoi se construire un abri. Qu’est-ce qu’il me veut à la fin ?! Qu’il aille danser avec les bourrasques et les flocons ou qu’il disparaisse dans le ventre de la falaise, mais qu’il reste loin de moi ! Il ne dit rien. Il installe sa couche juste à côté de moi, légèrement en retrait. Il balaie la neige, installe du petit bois et allume un feu. Je ne peux protester. Ce n’est pas chez moi, ici.
« Je croyais que les Gris pouvaient devenir médecin, ou cuisinier. Je ne savais pas qu’on les mettait dehors. »
C’est la première chose qu’il me dit, ce salopard avec ses ailes titanesques. Je ne réponds pas. Je n’ai rien à dire. Il continue à parler tout seul :
« Les petits Volants racontent de drôles d’histoires à mon sujet. C’est un peu normal, je suppose, vu que je ne suis jamais revenu. Les absents ont toujours tort. »
Je ne sais pas trop pourquoi, mais sa remarque me pique au vif. Il m’énerve. Presque autant que Cieldenuit quand il était cloué au sol. Cela faisait tellement longtemps qu’on ne m’avait pas mis en colère. C’est presque agréable, de ressentir quelque chose. Alors je continue, je m’échauffe et ma voix passe le barrage de mes lèvres closes :
« Qu’est-ce que tu me veux ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu vas mourir de froid ici. Rentre ! Va-t’en ! »
Silence. Et puis, finalement, avec une lenteur calculée, il répond :
« C’est trop petit en bas. Elles ne passent pas. »
Alors je le regarde mieux et je comprends. Ses ailes font deux voire trois fois la taille normale. Il doit avoir du mal à se déplacer sur le sol. Comme elles doivent être lourdes ! Ceci dit, c’est grand en bas. D’accord, peut-être que, dans les couloirs, c’est un peu étroit, mais… Il continue :
« Et puis, je n’ai plus l’habitude de vivre enfermé avec autant de monde. Trop de bruit. »
Il pose une gamelle sur son petit feu. Bientôt, une délicieuse odeur de ragoût flotte dans l’air. Mon estomac imbécile réagit au quart de tour et donne de la voix. Il gargouille bruyamment sans gêne aucune. Pour le punir, je refuse l’écuelle que me tend Noir. Il lâche un soupir.
« Tu sais, Argile se fait du souci pour toi. Elle dit que si ça continue, tu ne passeras pas le froid. »
Oui, elle est gentille Argile. On reste plusieurs heures, moi à gargouiller de moins en moins fort, lui à se taire pendant que la neige tombe toujours. Lorsque le soleil descend et que les étoiles s’allument, je me lève, je fais quelques étirements, puis je prépare ma couche. Aujourd’hui, comme je dois retirer la neige, ça me prend un peu plus de temps. Noir me regarde faire. J’ai du mal à ne pas grimacer lorsque je m’allonge. J’ai beau avoir l’habitude, m’étendre sur une surface humide et froide ne m’enchante pas. Je fixe le ciel et j’essaie d’oublier Noir mais ce n’est pas facile. Il s’est levé et il s’agite à côté de moi. Je ne le regarde pas. Il n’a rien à faire ici.
Maintenant, il est couché comme moi, les yeux rivés à la voûte céleste. Quand je m’en aperçois, je bondis comme un ressort. C’est la première fois que mon corps fait une chose pareille. Mon sang circule beaucoup plus vite et vient battre dans mes tempes. Mes ailes remuent spasmodiquement. Ma voix, un peu exercée par les quelques phrases prononcées au cours de la journée, sort claire et tranchante :
« Qu’est-ce que tu crois que tu fais ? Pourquoi tu m’imites ? Qu’est-ce que tu me veux ? Retourne en bas ! Il y a toujours de la place pour un Volant en bas ! Ici c’est pour moi, Gris sans aile ! Laisse-moi tranquille, je ne t’ai rien fait ! »
« Pour un type mort en dedans, je trouve que tu parles beaucoup. »
C’est sans doute ce qu’ils disent en bas. Je ne réponds rien. Je me redresse et je décale mon nid de quelques mètres. Il ne partira pas. J’enrage. Il me regarde faire. Ses yeux sont tristes. Tellement tristes que leur éclat terne me frappe de plein fouet. Je recule encore. Il sourit.
« Tu sais vraiment rien de rien, toi. »
C’est voulu. Je ne veux pas savoir. Je veux voler. Être pareil à tous les autres. Je m’enroule dans mes couvertures miteuses et je lui tourne le dos. Je ne regarderai pas les étoiles ce soir. Il fait semblant de ne pas comprendre que la discussion est close. Il parle plus fort, en détachant bien les mots, comme s’il récitait.
« Blanc, heureux avec les autres. Noir, chassé loin des autres. Gris, seul au milieu des autres. »
Il raconte longtemps ce qu’il sait à propos de nous, de nos couleurs. Au bout d’un moment, je cesse de faire semblant de dormir. Je me redresse et je l’écoute. J’apprends. La couleur des ailes ne détermine rien. Il y a bien quelques théories fumeuses qui prétendent qu’elle définit les caractères et les compatibilités. Pures superstitions. Je me souviens du (ou je me rappelle le) ton catégorique de Jaunardent lorsqu’il assenait cette sentence.
Il avait simplement oublié de préciser que j’étais une des exceptions. Blanc, Noir, Gris. Les Volants à Destin. Il n’existe aucun Blanc tant qu’il y a un Noir et vice-versa. À une époque, quand un Noir naissait, il était tué. Aujourd’hui, on les bannit. Ils portent malheur.
« Qu’est-ce que tu fais ici alors ? »
« Je vais repartir bientôt. »
« C’est pas une réponse. »
« Et toi ? Qu’est-ce que tu fais ici ? Tu te comportes en banni, mais c’est encore chez toi. »
Le vent forcit et fait grossir les vagues en contre-bas. Noir a besoin de parler. Il a besoin qu’on l’écoute. Il est resté tout seul trop longtemps. Alors je tends l’oreille. Je comprends les mots et ils produisent un drôle d’écho, quelque part au niveau de ma poitrine. C’est très faible, mais c’est là. Comme une vibration.
Noir est revenu pour voir le parent qui l’a porté et élevé. Personne n’a jamais cru bon de chercher à lui apprendre qu’elle était morte des années plus tôt. Turquoise avait été aimante malgré tout. Elle avait accompagné son fils jusqu’à la moitié de son exil et elle avait beaucoup pleuré. L’autre parent ne l’avait jamais beaucoup aimé. Il avait honte.
Noir, tout seul, loin des autres. À mesure que l’eau salée et les mots coulent, roulent et s’écrasent à ses pieds, Noir ramène ses grandes ailes autour de lui, manteau de ténèbres qui ne cache rien mais qui apaise. Je suis partagé. Noir est bon. Il est bon pour moi. Ses larmes me font de la peine. C’est un sentiment que je redécouvre. Et puis en même temps je suis jaloux. De quoi se plaint-il ? Ses ailes sont immenses, son histoire est belle à pleurer. Si on ne le veut pas ici, qu’il aille voir ailleurs. Ailleurs, c’est toujours mieux qu’ici. C’est évident. Je m’approche et je caresse ses plumes noires qui tremblent sous les sanglots et je lui dis tout, comme à un Ami.
Noir a dormi longtemps après m’avoir gentiment cassé le nez. J’aurais bien fait pareil, mais je n’ai pas la force. Alors, je lui ai arraché des plumes. On est Amis. C’est lui qui me l’a murmuré à l’oreille en essuyant le sang qui me coulait sur le visage. C’est comme si j’avais avalé une des torches qui brûlent en bas. C’est déroutant. Maintenant, quand je ne regarde pas l’horizon, je regarde Noir. C’est un grand changement. Il parle plus que moi. Sûrement pour rattraper le temps perdu. Moi je me tais. Je n’ai toujours rien à dire. On partage l’abri et la nourriture qu’il descend chercher parfois. On dirait bien que finalement je passerai le froid.
Des petits sont tombés gravement malades, Orange s’est mystérieusement froissé une aile et un incendie s’est déclaré aux cuisines. Tout ça bien sûr, c’est à cause de Noir. Forcément. Il porte malheur. Cieldenuit s’est trouvé un nouveau cheval de bataille. Il veut chasser Noir. Je ne veux pas. Mais c’est quand même lui qui gagne.
Noir m’a proposé de grimper sur son dos. C’était tentant. C’était peut-être la solution. Mais j’ai eu trop peur. C’est maintenant que je réalise que j’ai toujours eu peur. Demain. Demain est un gouffre sans fond tout prêt à m’avaler. Je préfère rester sur le rebord en sécurité et maudire l’abîme sous mes pieds. Il m’a regardé avec des yeux pleins de colère et de reproches. Il ne voulait pas rester tout seul.
Désolé. Je ne peux rien pour toi. Je le regarde plonger vers la mer, se redresser au tout dernier instant. Se redresser beaucoup trop tard. En fait. Noir tombe. L’eau salée se referme sur lui. La mer est mortelle aux Volants. Un cri déchire le réel, il me faut un moment avant de comprendre que c’est le mien. Il me faut un moment pour réaliser que j’ai sauté tête la première. Les Volants ne flottent pas. Le poids de leurs ailes les entraîne vers le fond. Noir coule à pic à quelques mètres. Et moi je flotte. Et je nage. Ce n’est pas très compliqué. J’ai pris le coup rapidement. Mes muscles crient, hurlent, tempêtent. Je leur fais violence. Je crève la surface mouvante et je m’enfonce loin vers les abysses. Noir ne bouge pas. Il n’essaie pas de se débattre. Il ne lutte plus. J’ai du mal à le remonter et mes poumons s’enflamment. Il est lourd. Tellement lourd. L’eau est glacée. Retour en surface. Je tousse et je crache, Noir est toujours immobile. Je fixe le ciel, par habitude. Et maintenant ?
J’avais oublié ça. C’était pourtant important. À regarder toujours droit devant depuis le rebord de la falaise, j’ai occulté ce qu’il y avait derrière. De la terre, des arbres et en bas, une plage. Le courant n’est pas très fort et la mer ondule comme un animal joueur. Je nage pour ne pas mourir de froid. Je nage vers la plage, en bas de la falaise et je me demande comment j’ai pu effacer tout ça si longtemps. N’ai-je jamais regardé ailleurs que vers le ciel ? Je suis dégoulinant, transi, mais bien vivant. Noir ne bouge toujours pas. Je frappe son dos à plusieurs reprises pour qu’il régurgite le bouillon salé. Il est froid et raide. Je le traîne encore sur quelques mètres, près des arbres. Je déchire leurs grandes feuilles et je l’enveloppe. Il a recommencé à respirer un peu. Je suis content. Je ne sais pas faire de feu. Noir, lui saurait. Il faut pourtant que j’en allume un. Sinon tout ça n’aura servi à rien. Je m’escrime, je lutte, je m’acharne et je me réchauffe tout seul de l’intérieur.
J’ai mis Noir à l’abri dans un creux, près des racines d’un arbre. Il aura plus chaud. Je l’ai laissé étendu dans ce trou vert, avec le tout petit feu qui brûle à côté de lui. Il vivra, s’il le veut.
À un moment donné, je me suis levé pour m’enfoncer entre les arbres endormis sans me retourner. Je suis devenu un Marchant, entre ciel et MerTerre. J’emprunte un autre chemin. Je suis celui de l’entre deux. Je suis Gris, comme la poussière des chemins. Demain est enfin venu.


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