RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

La face cachée

mardi 3 août 2021 par Nadia Harre

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Pas après pas

J’avance

Prisonnier sous la lune.

Hirahata Seito


Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2021

Les nuits où la lune fait les filles sans sommeil, yeux grands ouverts sur le silence de la maison, les plus sauvages d’entre elles se glissent au dehors, longent les murs du village éclairés comme de jour. S’enfuient pour rejoindre les criques qui bordent la falaise et venir jeter leurs vœux au vent.
Et les vœux des filles que l’on garde chez soi, des filles qui rient en lissant leurs cheveux au passage des hommes qui rentrent par les bus, sont des vœux d’amour.
Il arrive, rarement mais assez souvent pour que l’histoire existe, que la lune prête oreille attentive aux prières d’une princesse du commun et lui accorde l’amour.
Elle s’en va par la route et s’arrête aux cafés, aux lieux où l’on danse. Elle observe au travers des vitres. Suspendue à un fil.
Lorsqu’il pousse la porte, elle saisit le regard du garçon, du plus beau que les autres.
Elle tend sa face gigantesque jusqu’à le toucher et là, du bout du souffle, lui murmure le nom de celle qu’il aimera, à jamais, pour toujours. Du toujours que dure la vie d’un homme.
En retour, elle couvre le lit de ces deux qu’elle unit, elle fait de leur mélange l’enfant qui lui ressemble. Car la lune est jalouse, la ferveur des savants la laisse froide et triste est sa froideur.
Éclairer les baisers donnés ne lui suffit pas mieux. Et elle tourne et retourne sur elle-même :
le vent porte la vie, le soleil réchauffe et que dire de la mer ? Un ventre de vie.
La lune ne porte pas la vie et si elle l’a fait, elle ne s’en souvient plus.
C’est pourquoi ce qu’elle donne, elle ne le donne qu’à elle seule.
Elle tourne dans le jour qui se lève. La lune perchée comme une vanité.

Ainsi, Luna est une fille de la lune. Une petite fille pâle et seule, les yeux fixés sur l’astre de la nuit.
Et sa mère se mord les lèvres sentant comme les femmes sentent la nature de cette enfant qu’elle aime plus que la vie même. Elle se dit encore : Suis-je folle de lui avoir donné ce nom ?
Puis tout haut : Ne peux-tu te contenter de cela ?
Elle sent bien ce qu’elle doit. Mais ne veut pas savoir.
Souvent, en plein après-midi, elle prend les deux mains de Luna et à reculons, en sourire, l’amène en plein soleil, l’expose en plein jour.
Luna, pour sa mère, se laisse inonder de lumière, ferme à demi les yeux, tourne et retourne avec elle avant de saisir le moment de revenir à l’ombre.
La nuit, elle pousse les volets que maman a tirés et s’assoit sur le lit. Alors la lune vient glisser ses rayons sur les draps, la caresse.
Elle n’entend pas son père qui passe fermer la porte laissée entrouverte, reste un instant planté dans le couloir. S’étonne de ne pas ressentir pour cette fillette tout à fait ce qu’il devrait, alors qu’il lui est si simple de chérir les plus jeunes et que sa femme, bien qu’elle s’en défende, la préfère aux autres. Au moins, Luna est aimée, se dit-il. Et il ferme les autres portes.
Oui, Luna est aimée. La lune l’entoure, l’enveloppe, à une seconde de lumière de la saisir.
Et la petite connaît tous ses visages, toutes ses faces visibles, elle la nomme Bouche du ciel.
— Une bouche menteuse, dit maman. Luna ne dit rien.
Elle court Luna, entre chien et loup, après cette bouche qui glisse à l’horizon.
Elle ne sait plus très bien à quelle heure dire bonjour et elle rit à la lune. La lune aussi rit :
— Petite fille, petite fille, murmure celle qui se tait.
Et quand le vent passe sur la peau, quand il accroche un morceau de sa robe, c’est un peu comme si elle la touchait.
— Ne me mêle pas à ça, dit le vent.
La lune regarde l’enfant. Elle se remplit de tous ces instants. Á elle le premier pas, le premier mot, à elle. Le sein, la lune. Le berceau, la lune. Le ballon, la lune. La mère, la lune.
Luna qui grandit lui donne au fil des jours de cet amour si plein qui la nourrit.
La mer comme un miroir de sa folie - Tu es folle - est silencieuse. L’air est plein de Luna.

Luna sait danser, rire. Luna sait penser. - Ma vie pour tes pensées, dit maman.
Luna ne sait pas bien quoi dire. Elle est chez elle partout où elle s’arrête, mais pas tout à fait.
Un peu comme tous les enfants, je crois.
Si Luna est triste, il pleut plus fort sur la lande. Si la nuit est douce, elle sent les phalènes du bouleau aux ailes translucides, dans l’air chaud et doux, sain comme un souffle de fée. Les lucioles affolées qui viennent se parler d’amour.
Tout cela suffit bien. Il n’y a pas d’église, pas non plus d’école, on ne la force à rien.
Et tout est pour le mieux.
Sauf que le mieux ne dure qu’un temps et le temps passe pour elle comme pour les autres.
Luna a presque douze ans. Déjà son corps craque aux coutures et la lune s’inquiète : elle voulait une enfant, rien d’autre.
La nuit, elle la regarde dormir, se sent la perdre. Il ne faut plus attendre. Bientôt, Luna aussi restera éveillée, tendue, impatiente de ce qui peut venir et ça la lune ne le veut pas.
Elle tourne et retourne sur elle-même : le vent porte la vie, le soleil réchauffe et que dire de la mer ? Un ventre de vie. La lune ne porte pas la vie, si elle l’a fait, elle ne s’en souvient plus.
Et même ce qu’elle se donne, elle le reprend.

Une nuit, elle pousse à la fenêtre et appelle Luna, appelle jusqu’à l’éveiller tout à fait.
Elle l’appelle à glisser au dehors, à longer les murs éclairés. Comme de jour.
Elles courent ensemble, le long des sentes jusqu’à la plage. Et la lune éclate de bonheur.
Mais que fait-elle ?
Elle tourne dans le noir, plonge, remonte à la surface et plonge.
Ondule sur l’eau, appelle encore. Luna hésite, arrêtée, les deux pieds sur le sable.
Le vent passe sur le fil de l’onde, trouble l’image, la déconstruit pour que la petite la perde.
La mer gronde pour l’effrayer. La lune tire la mer à elle et la terre la retient.
Luna tremble sur la rive, les yeux sur l’onde, le ciel, l’onde, et le vent la tourmente, emmêle ses cheveux et la pique, siffle à ses oreilles et la repousse au loin, vers la maison.
Elle est au cœur d’un jeu d’adultes qu’elle ne comprend pas. Elle embrasse l’eau et le ciel d’un seul regard.

Aujourd’hui la plage est déserte, le soleil de retour. Aujourd’hui commence l’année des treize lunes.

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