- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2023
Dernier texto de la journée, à la sortie du parking souterrain du square d’Anvers.
Message reçu, Inspecteur. Merci. Nous en parlerons lundi. E. M.
Stop. Édith éteint son téléphone et l’enfouit dans la poche intérieure de son blouson. Une journée de travail doit se terminer à un moment ou à un autre et si possible avant minuit. Demain, dimanche ; elle laissera le portable sur la table de chevet. Madame la commissaire divisionnaire fêtera ses trente ans de mariage. Que les souris de tous poils en profitent pour danser, le chat ne sera pas là et si le préfet veut lui parler, il devra envoyer les motards à Giverny. Lunel n’a rien vu d’anormal au Père-Lachaise, bon. Donc, elle a eu raison de ne pas y aller et Lunel est content, ça le conforte dans l’idée que l’Aventurier est mort sans l’aide de personne, bon. C’est possible mais elle va quand même continuer à creuser. Lunel a beau mettre en avant le manque de certitude du rapport d’autopsie et gloser — l’imbécile irrespectueux — sur l’âge avancé du docteur Laurent, Édith veut faire confiance à l’intuition de son parrain. C’est lui qui a fait les premières constatations dans la maison du Cap Nègre, il y a deux semaines, et pour lui il était évident que Julien Rosavin n’était pas décédé de mort naturelle. Parrain n’est pas encore sénile. Donc, on cherche.
Mais tout ça et le reste avec attendra lundi.
Édith longe le square d’Anvers pour gagner l’avenue Trudaine. Il n’est pas loin de minuit. En attendant qu’elle rentre de sa réunion avec le préfet, Max doit être en train de regarder une série, style serial killer sur dix saisons. Elle ne va pas se presser de le rejoindre pour le whisky rituel du soir ; elle aime cette gangue de chaleur qui l’entoure et les tueurs fous, elle en a sa dose pour aujourd’hui. Quatre heures de réunion pour finaliser, en présence de tous les chefs de service concernés et du préfet, tatillon et pusillanime — coincé du cul, dit l’élégant Tapissandre —, l’opé de lundi matin. Édith a la tête comme un fourgon blindé. L’autorité de tutelle n’est pas contente et l’autorité de tutelle s’inquiète. Elle trouve que les Serbes psychopathes courent toujours trop vite mais aussi que l’État de droit doit prévaloir en toutes circonstances. Madame la commissaire principale — Chère Édith, comme se permet le coincé du cul — ne peut même pas lui donner tort. Radmilo Gišic compte à son actif cinq règlements de compte dans les cinq derniers mois avec balles dans la tête et bains d’acide. Radmilo Gišic, qui ne rechigne pas à s’occuper lui-même des basses œuvres, formellement reconnu par un gamin, témoin du meurtre d’un dealer pakistanais en début d’année. Un témoin de quinze ans, sous protection policière permanente, pour faire tomber l’ordure... Mais Radmilo Gišic, qui se terre depuis qu’il a échappé à la souricière, le jour de la Saint-Valentin, sur les contre allées de l’Avenue Foch. Radmilo Gišic qui continue à inonder Paris de poudre blanche, de cailloux gorgés d’ammoniac, qui n’en finit pas de soumettre à sa loi jeunes filles et jeunes garçons sans papiers. Radmilo Gišic, grand corbeau mortifère, noir de cheveux, un mètre quatre-vingt quinze sous la toise, maigre comme bouffé par sa méchanceté, éternellement caché sous d’immenses lunettes noires valant un demi Smic. Mais qui sait, au juste, à quoi ressemble vraiment cette incarnation du mal ?
Radmilo Gišic, cauchemar vivant.
Quand la tutelle n’est pas contente, elle tutélise, admoneste, fait passer des messages tout sauf subliminaux, dit son impatience et son attente de résultat. Édith et ses collègues policiers se sont donc employés à réexpliquer au préfet, en long et en large, le nouveau plan d’action prévu pour lundi aux aurores. Gišic — toujours à Paris selon des informations certifiées et recoupées — se planque dans les sous-sols d’une cité HLM, dans un entrelacs de caves de plusieurs immeubles reliées entre elles et aménagées en un immense bunker, boulevard des Maréchaux. À deux pas du Bureau des Légendes... L’informateur a décrit une Gotham City en miniature avec appartements dotés de tout le confort, war room, alarmes en tout genre, espaces de stockage, espace de détente. Il y aurait même quelques filles tenues en permanence à disposition de ses soldats du crime les plus méritants.
Lundi matin, du côté de la porte des Lilas, le bon peuple se réveillera tôt, dans le bruit et la fureur. C’est Édith qui dirigera en personne la cohorte de policiers qui partiront à l’assaut du Joker serbe et de ses complices. Opération bien sûr ultra secrète et préparée depuis des semaines avec les différents services d’intervention. Mobilisation et coordination d’une cinquantaine d’hommes pour une efficacité maximale et définitive. Ça passe ou ça casse. Si l’opé est un succès, à pas encore cinquante ans, la commissaire divisionnaire entre dans les livres d’histoire et son futur clignote de mille feux. Si c’est l’échec, si ce frappadingue de Gišic arrive encore à se faire la belle et si les morts sont du mauvais côté... alors il y aura peu de monde pour défendre Chère Édith et lui éviter le tranchant de la hache administrative. Certains, autour d’elle, pourraient même se proposer pour affûter l’outil.
Il fait très chaud. Elle regrette son blue jean, son blouson et ses boots mais il n’était pas question qu’elle participe à cette réunion de grands chefs à plumes autrement qu’en pantalon ; nous ne sommes jamais qu’au vingt et unième siècle, après tout. Peu de voitures, peu de passants. Pas de bruit. Le temps semble ne pas s’écouler, coagulé, englué ou ligoté dans une étrange atmosphère tropicale. Pas d’air, une sécheresse noire mais qui ne l’inquiète pas ; jusqu’à lundi rien ne l’inquiétera. Édith marche lentement, attentive à ses sensations. Sereine. Elle se hâte lentement vers demain qui sera un autre jour et un beau jour. Max et les deux filles toute la journée à Giverny. Le jardin de Monet, le resto étoilé et encore le jardin pour la lumière qui ne sera pas la même. Giverny, pour toujours repère et repaire de leur amour. Souvenir de leur première fois.
Elle entend des rires étouffés, des gloussements qui viennent du square, peut-être du côté du kiosque à musique. Le square est fermé à cette heure ; ils ont dû passer par-dessus la petite barrière qui donne sur l’avenue. Des jeunes, sans doute. Si elle se rapproche, elle sentira sûrement l’odeur de l’herbe ou du shit. Déformation professionnelle, la commissaire divisionnaire tente de voir qui occupe indûment le square plongé dans la pâle obscurité, alerte ses capteurs olfactifs. Elle ne met pas longtemps à les apercevoir, assis, enlacés sur un banc. Ils n’ont pas vingt ans, peut-être pas dix-huit, ils sont jeunes, beaux, et se transmettent bouche à bouche la fumée bien odorante de leur roulée. Une lumière mordorée les éclaire et les sublime dans la nuit d’été. Devant eux à quelques mètres, le grand charme du square et ses branches vigoureuses, en arrière-plan la charpente métallique du kiosque. Ils sont les sujets d’un tableau idyllique ; un petit berger et sa bergère insoucieux de tous les équipages, hymne à la jeunesse, à l’amour. Ils n’imaginent pas demain qui sera peut-être gris. Ils n’imaginent pas Radmilo Gišic, rat maigre et cruel.
Édith voit ces deux enfants s’aimer au creux de leur paradis et pense à Nina et Emma, ses deux filles à l’aube de tout elles aussi. Sont-elles amoureuses, sont-elles confiantes ? Édith imagine que oui, l’espère en tout cas. Elles disent si peu. Que craignent-elles ? Max et elle ont tout fait, ont fait tout leur possible afin que les filles soient armées, blindées, prêtes à affronter l’avenir qui leur paraît, à eux, si sombre. Mais Édith n’est sûre de rien. Quelque chose claudique à la maison. Elle sent bien qu’Emma et Nina, chacune à leur manière, s’inquiètent pour elle. La pression, le danger, les horaires à rallonge les perturbent, les agressent. Et difficile de se vanter d’avoir une mère flic. L’évidence tranquille qui émane de ces deux gamins sur le banc lui fait prendre conscience que, oui, ça boitille dans la famille. Si Édith arrive à peu près à communiquer avec Emma, elle est à la peine avec Nina, toujours rétive et incandescente. Qu’est-ce que cache ce caractère devenu soudain abrupt il y a quelques années, certitude ou panique ? Demain, soit pendant la promenade dans les jardins soit au restaurant, Édith tentera des questions. Elle essaiera de dissiper ses craintes de maman au risque qu’on lui réponde Mais... Maman... arrête, ça va bien, tu veux que je te dise quoi ? Il n’y aura pas d’éclats pourtant, jour de fête oblige. Emma sera magnanime devant son inquiétude, Nina plus impatiente. Max regardera les nénuphars ou l’étiquette du Mercurey.
Calme, calme, reste calme Connais le poids d’une palme Portant sa profusion.
On joue de l’harmonica, quelque part dans un des appartements de la place d’Anvers. Beaucoup de fenêtres sont ouvertes à cause de la chaleur et le son enroué parvient à Édith, ténu mais clair. Un homme dans son lit qui ne trouve pas le sommeil. La chambre n’est éclairée que par l’énorme lune suspendue dans le ciel et dans cette lumière froide, sans quitter l’astre des yeux, il a cherché à tâtons son diatonique sur la table de nuit puis il a redressé l’oreiller contre le mur et maintenant, sous le poster de Magritte il joue la musique des grands espaces. La musique des cow-boys, des migrants sur le paquebot, des vagabonds dans le train de marchandises. Allongée à ses côtés, une femme l’écoute. Le sommeil la fuit, elle aussi. Tout à l’heure, elle a repoussé les draps inutiles et encombrants loin de leurs corps nus. Elle a posé sa main sur le ventre de son mari, de son amant, dont elle sent la houle légère se mouvoir au rythme de la musique. Elle garde les yeux fermés. C’est elle qui lui a demandé de jouer ; c’est elle, la nostalgique. La musique soupire, s’échappe de la chambre, se glisse par la fenêtre ouverte du salon et vient s’accrocher aux branches du grand arbre au milieu du square. Le petit berger et sa bergère lèvent la tête et cherchent d’où vient la sérénade triste. La bergère a la tête qui tourne, le joint était un peu fort pour elle. Elle s’allonge sur le banc et pose sa tête sur les cuisses du petit berger. Elle se sent bien dans son vertige, la main de son amoureux lui caresse tendrement les cheveux, la musique plane au-dessus d’elle. Elle ne va pas tarder à s’endormir.
Madame la commissaire divisionnaire laisse les deux gamins à leur amour, leur rêve d’amour embué de shit et tant pis si leurs parents s’inquiètent. Pas mon problème. Édith rentre chez elle retrouver son mari et se taper avec lui un petit pur malt douze ans d’âge. Elle presse le pas, maintenant.
Édith traversa l’avenue Trudaine pour s’engager rue Rodier. Elle repéra tout de suite la grosse Harley stationnée sur sa béquille latérale le long des numéros impairs, presque face à sa porte. Appuyé contre la selle, le conducteur, casqué mais visière relevée, consultait son téléphone. D’instinct, Édith ralentit et tenta de décrypter les signaux que lui envoyait le profil du motard. Un type court sur pattes, rond comme une barrique, blouson jean sans manches, pantalon de cuir et santiags à bouts ferrés. Il avait retiré le gant de sa main droite pour pouvoir manipuler son téléphone ; ses doigts étaient chargés de bagues. Qu’est-ce que pouvait bien attendre un Hell’s à minuit en haut de la rue Rodier ? Une bourgeoise en mal de canaille ou une commissaire de police ?
Édith, arrivée devant la porte cochère de son immeuble, prit le temps de dévisager le motard avant d’actionner le digicode. Elle n’était pas armée et le jeu était de ne montrer ni peur ni animosité, juste une curiosité d’honnête citoyenne. Le type leva les yeux vers elle et lui sourit. Le réverbère l’éclairait d’un jaune soufré et lui donnait un teint maladif. Barbe de Viking, yeux bleus, balafre à la paupière gauche.
« Bonsoir, Madame.
— Bonsoir, je peux vous aider ?
— Merci, tout va bien. »
Édith fit le code sans le quitter du regard. La brute ne s’occupait plus d’elle et tapotait rapidement sur les touches du téléphone. La porte s’ouvrit que franchit Édith.
Le hall était plongé dans le noir mais, une fois la lourde porte refermée, elle eut la sensation qu’elle n’y était pas seule. Elle entendit le moteur de la Harley se remettre en marche. Son caquètement lourd et caractéristique. La moto ne bougeait pas.
Au moment où la commissaire appuyait sur le bouton de la minuterie, une lumière froide, violente, vint la frapper au visage. Elle se plaqua dos à la porte cochère et tenta d’interrompre de sa main le faisceau éblouissant. Celui qui tenait la lampe-torche ne parlait pas mais Édith qui ne distinguait qu’une vague forme devant elle comprit qui la tenait ainsi en joue. Par-dessus le bruit patient du moteur, elle entendit distinctement Radmilo Gišic armer son flingue.
« Commissaire, pffff... les femmes ne devraient pas faire ce métier. À trois, je te tue, 1. 2. 3. »
L’écho des deux détonations rebondit dans le grand hall de pierre, le son atroce s’enroula le long du large escalier et monta d’étage en étage, perdant la force de son message à chaque palier.
Max et Édith habitaient au cinquième étage. Max, surpris par ce qui lui sembla être une détonation, abandonna sa télévision pour voir ce qu’il se passait dans la rue. Il écarta le rideau de la fenêtre du salon et vit une grosse moto, emportant deux passagers, qui finissait de remonter la rue Rodier à contre sens.