L’HISTOIRE D’UN GARS

mercredi 30 octobre 2019 par Pierre Roux

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C’est l’histoire d’un gars. Il a un appartement et une vie somme toute ordinaire : son métier est peu intéressant ; sa vie amoureuse est triste sans être désastreuse ; il s’entend bien avec sa famille et a quelques bons amis, quelques potes, quelques connaissances. Il a fait des études, mais pas trop. Il a déjà été triste mais jamais plus que ça, a connu la colère mais jamais la rage, etc. Il s’avère qu’un jour il sort de chez lui, le soir, plutôt tard, disons vingt-deux heures trente. Il sort de son appartement et arrive dans un couloir où s’alignent les portes. Il prend les escaliers, pensant économiser l’électricité de l’ascenseur, mais le souhaitant en fait plus par habitude que par véritable conviction écologique. Les marches sont sales, les murs sont de briques abîmées et l’ensemble est éclairé par des grosses lampes halogènes rondes vitreuses. Les escaliers descendent, descendent, descendent… Il y a visiblement beaucoup d’étages, ou alors le gars est descendu trop bas. Il essaie une porte et il y a encore un couloir, des portes, etc. Il se dirige alors vers l’ascenseur et y entre. À l’intérieur se trouve un homme plutôt grand et plutôt sec – à droite – et des boutons innombrables – à gauche. Le gars hésite devant les boutons ; entre-temps les portes se sont refermées et il devine qu’elles ne s’ouvriront pas seules, pas avant d’avoir atteint le bon étage. Le gars n’arrive pas à choisir.
— Il faut choisir, dit le grand avec hargne.
Mais il y a tant de boutons, tant de boutons ! Lequel est le bon, lequel mène là où il faut aller ?
— Choisis, je te dis, crevard ! Choisis ou je te frappe.
Le gars se met à craindre pour sa sécurité physique et appuie sur une touche au hasard en fermant les yeux très fort. Il ne se passe rien.
— Je vais te frapper. Je te jure, tu vas rien comprendre.
Le pauvre gars se met à suer, à avoir vraiment peur. Il n’a pas envie qu’on le cogne et il n’aime pas le grand mec sec. De manière générale et comme la plupart des gens, le gars n’aime pas qu’un inconnu le frappe méchamment dans une cage d’ascenseur suivant un motif hasardeux.
— Je compte jusqu’à dix, je te jure que je compte jusqu’à dix.
Le gars appuie sur tous les boutons, les uns après les autres, frénétiquement.
— Je suis déjà à huit dans ma tête.
L’ascenseur se met soudain en branle, il s’achemine poussivement vers le haut.
— C’est ton jour de chance, dit le grand mec sec.
Décontenancé, le gars ne dit rien et fixe la porte malheureusement décorée d’un miroir qui le force à croiser le regard violent de l’autre. Puis le passage s’ouvre et les deux protagonistes sortent d’un pas vif avant de choisir chacun une direction différente. Le gars se retrouve rapidement seul au milieu d’une sorte de rue, mais sans le ciel, sans la route, sans les trottoirs ni les portes, en fait plutôt une grande galerie dans le bâtiment, portée par des colonnes et dont les murs sont sertis de fenêtres grillagées. Le gars n’est pas rassuré et regrette presque la présence du grand mec. Il est seul, cependant, à l’exception des vieilles et des vieux qui regardent aux fenêtres. Ces regards sont particulièrement pesants et le gars cherche un moyen de fuir l’endroit. Il court, à présent, à en perdre haleine, mais la traversée n’en finit jamais et il a le temps d’oublier à quoi ressemble le ciel et comment est le soleil. Il atteint néanmoins un mur dans lequel une arche permet d’accéder à la piscine. Cette dernière est grande, carrée, profonde. On n’en voit pas le fond tant elle est profonde. Des gens y nagent ou y trempent les pieds. Un maître-nageur observe le gars depuis son escabeau de surveillance, de façon de plus en plus cuisante.
— Il faut se baigner, dit le maître-nageur avec acrimonie.
Le gars ne comprend pas et le signifie de son mieux par sa mine déconfite.
— C’est une piscine ici, insiste l’autre, si on y vient, c’est pour s’y baigner.
Le gars regarde l’eau qui ne lui inspire pas du tout confiance. Il a d’ailleurs l’impression que certains baigneurs ont été entraînés vers le fond et ne sont pas remontés.
— Je vais te dire, mon gars, tempête le maître-nageur, si tu ne te baignes pas, je te fous à l’eau de force et je te coule, je te noie. Je ne le répéterai pas.
Le gars prend ses jambes à son cou et quitte la piscine en espérant ne pas être suivi. Malheureusement, il provient de ce chemin de traverse et sait qu’il n’a rien à en attendre. Comme pour faire mentir son pessimisme, une vieille qui a scié les barreaux de sa fenêtre lui lance une échelle de corde. Le gars monte sans demander son reste et débouche dans une petite chambre très triste aux papiers peints passés. La dame lui dit :
— Je suis vieille.
Le gars hoche la tête, perplexe : c’est bien vrai, elle l’est, et toute ridée de surcroît. C’est en fait une vraie ruine aux yeux si enfoncés dans leurs orbites et leurs plis de sourcils qu’on ne les voit qu’à grand peine. On n’en distingue plus vraiment la couleur.
— Tu ne sais pas quelle souffrance c’est que d’être si vieille. Tu verras quand tu seras vieux.
Le gars se sent soudain un peu plus vieux et voit bien que c’est horrible, mais c’est en fait probablement le temps qui passe pendant qu’il regarde la vieille, et il finit par se dire que ce n’est pas si terrible et qu’il a encore le temps avant d’en mourir, s’il ne meurt pas avant d’autre chose.
— Tu t’en fous que je sois vieille. Tu es insensible ; alors que je souffre tant.
Le gars cherche du regard une sortie et avise une porte. Il l’ouvre et entre dans une autre chambre, presque identique : commode, lit en chêne massif, tapis au sol, etc. Dans celle-là attend un vieux qui geint comme l’autre.
— Je suis vieux. C’est horrible. Je ne l’ai pas vu venir.
Le gars se dit que lui le verra venir, si on lui en laisse la chance. Il se dit aussi que c’était mieux de ne pas le voir venir, puisque ce sera horrible quoi qu’il arrive lorsque ce sera là, et que pire encore il ne saura jamais vraiment que ça y est, c’est là, maintenant, il est vieux. On ne sait pas, au fond, quand on passe de jeune à vieux.
— Pourquoi es-tu là, d’abord ? C’est ma chambre.
— Oui ! Oui ! C’est sa chambre ! s’écrie la vieille depuis la sienne.
Le gars ouvre un placard, se met dedans, ferme le placard. Ensuite il en sort, mais par un autre chemin afin de ne plus être dans la chambre du vieux. Il est content que cela fonctionne, mais se demande si c’était bien raisonnable. Les vieux n’étaient pas vraiment en état de le cogner, eux…
Le gars se trouve maintenant dans un grand magasin vide ou presque, sur plusieurs étages, avec des passerelles, des balcons, etc. Quelques vendeurs haranguent mollement des clients las, se lassent eux-mêmes à force de refus. Tout ce monde n’aspire en fait qu’à une mort rapide. L’armurier a d’ailleurs un franc succès : on lui achète des armes et on se suicide avec. Le gars s’approche et lui achète un pistolet afin d’être paré à toute éventualité.
— C’est un bon pistolet, commente le vendeur. On ne se rate pas, avec ça.
Le gars envisage de tirer sur le vendeur mais ne parvient pas à s’y résoudre. Autour de lui les gens prennent des armes, lancent un billet derrière le comptoir et se tirent dans la tête ou le visage. Cela fait beaucoup de bruit et beaucoup de sang. Les gros calibres font de vraies boucheries, les ratés d’atroces agonies plus pleurnichardes que vociférantes.
— Tuez-moi, demande une femme au gars. Je n’y arrive pas.
Elle a en effet échoué quatre fois déjà. Elle y a laissé son nez, son oreille, trois doigts et un bout d’épaule. Son visage déjà bien amoché est tordu encore par la souffrance et la déception. Le gars la regarde avec compassion. N’étant cependant pas un tueur, il n’accède pas à sa requête. Elle insiste alors, sur un ton suppliant. Peu à peu, elle parvient à le convaincre.
Le gars décide alors de se débarrasser de son arme afin de ne faire de mal à personne. Il la jette au sol. Le coup ne part pas parce que la sécurité est enclenchée et qu’il n’y a pas de balle dans le chargeur.
— C’est si décevant, dit la femme. Vous êtes médiocre.
Les gens ont arrêté de se tirer dans la tête et, assis sur les cadavres de leurs prédécesseurs, regardent le gars avec acrimonie. Ils sont tous armés et le pauvre gars se met à craindre pour sa vie.
— Je vais te trouer la peau, dit un sale type à la barbe drue.
— Moi d’abord, répond une fillette, je lui troue avant.
Elle sort une aiguille et perce successivement plusieurs fois le bras du gars qui tente de se protéger. Les piqûres sont insupportables et laissent des petits points rouges dont le sang s’écoule quelques instants avant de coaguler. Une douleur lancinante perdure ensuite sous la peau, dans les chairs criblées. Le gars finit par s’enfuir en bousculant tout sur son passage. À plusieurs reprises, il glisse dans le sang frais, tombe, s’en badigeonne, puis reprend sa déroute.
Quelques minutes plus tard il déboule dehors et respire de grandes goulées d’air frais et pur. Pourtant, quelque chose ne va pas. Malgré les arbres, l’espace, les rumeurs lointaines de fête, le gars sent que le dehors est aussi hostile que le dedans. Il finit par lever les yeux et comprend : les étoiles s’agglutinent au-dessus de sa tête et lui témoignent une haine profonde, gratuite. Elles ont les yeux injectés de sang et l’écume aux lèvres comme des chiens enragés, elles semblent prêtes à lui fondre dessus, toutes dents dehors, et à venir lui arracher des lambeaux de chair. Le gars court alors se mettre à l’abri dans le grand bâtiment qu’il voit à l’autre bout de la rue ; il s’agit de la mairie ; en fait plutôt de la préfecture ; à y regarder de près, ce serait même le palais présidentiel. Le gars y entre et des personnes en costumes trois pièces moquent cruellement sa tenue négligée. Il regrette alors d’avoir laissé derrière son flingue, sa dernière échappatoire. Le gars se sent méprisé, traîné dans la boue. On le traîne d’ailleurs physiquement dans la boue : une étendue de terre est constamment arrosée et retournée par des charrues dans le grand hall afin d’avoir à disposition une boue bien meuble, bien collante où traîner les gens qui le méritent. Le gars a ses pieds attachés par une corde à présent, et une dizaine de personnes tirent et le traînent. Il avale par saccade de la bouillasse dégueulasse et s’étouffe avec, puis il tousse, râle et respire un peu pendant que ses bourreaux font une pause ; puis cela recommence.
— Assez ! dit le premier ministre. Il est devenu si sale que c’est vous qui vous avilissez à tenter de le salir plus.
On libère le gars et on le laisse étendu par terre. Quelques minutes plus tard, il trouve la force de se relever et fait face au ministre.
— Que venez-vous faire ici ? Pourquoi déranger des gens si importants avec vos problèmes qui n’en sont pas ? Hein ?
Le gars n’a rien à répondre, alors il se tait.
— Vous en répondrez devant le président de la république. Suivez-moi.
Et tandis que le gars fait tous les efforts possibles pour le suivre, le ministre fait tout ce qu’il peut pour le semer : le petit homme court, se cache derrière les colonnes, le pousse pour le faire tomber et s’enfuit, etc. Tenace, à bout de souffle et de nerfs, le gars parvient à garder sa trace et le suit jusqu’au bureau du président. Le ministre a disparu, pour de bon, cette fois. La porte est grande et paraît fermée à clef. Elle l’est. Personne n’ouvre malgré des coups sonores sur les battants. La serrure vermoulue ne veut pas céder aux coups de pieds et d’épaule. Le gars ne parvient qu’à se faire très mal en essayant. Désespéré, il s’assoit par terre et contemple cet obstacle absurde et infranchissable. Aucune aide ne semble être en route, et il est sur le point de renoncer, ou plutôt de chercher à construire un renoncement qui ait le moindre sens, lorsque l’idée lui vient de faire les choses simplement. Il se lève alors simplement et ouvre la porte, simplement.
Le bureau est doré et plein de bibelots. On pourrait s’y sentir bien, mais en fait non : on s’y sent même mal. Le président est assis, studieux, accablé, impressionnant tout de même. Il n’est pourtant pas bien grand et pas bien charismatique, mais il impressionne ; probablement parce que c’est le président.
— Vous voilà, vous, dit-il au gars. Alors ?
Le gars s’avance. Il est couvert de sang, de sueur et de boue et n’a plus la force d’avoir peur. Il repense au pistolet et ne parvient pas à déterminer s’il rêve de tirer sur lui-même ou sur le président.
— Je vois, dit le président, vous êtes juste un gars.
Le gars hoche tristement la tête.
— Et vous aspiriez seulement à sortir prendre un peu l’air, afin de ne pas rester enfermé chez vous.
Le gars hausse les épaules. Il sent une anxiété douloureuse lui remonter du bassin à la tête à travers toute la colonne vertébrale. Incapable de penser, il se borne à ressentir.
— C’est déjà beaucoup, reproche le président. C’est déjà trop.
Le gars cherche désespérément du regard un endroit où se reposer, mais il n’y a rien d’accueillant dans la pièce. Tout est horrible.
— Il faut prendre des mesures. Des mesures radicales. Je n’ai pas le choix.
Le président et le gars échangent un dernier regard. Le président est profondément inexpressif et le gars n’a plus de mots ni de concepts aptes à décrire ses émotions. Enfin, le président se lève solennellement, contourne son bureau de travail avec une infinie précaution et sort sans un mot. Le gars observe longuement le siège vide. Il a envie de se rouler par terre et de pleurer, et aussi de mourir, mais il ne peut s’offrir ce luxe. Plus maintenant.
Alors, le gars, il contourne précautionneusement le bureau et s’assoit dans le fauteuil en velours. Il pose les mains devant lui, se fige, muscle par muscle, tendon par tendon, os par os, et s’abandonne à l’inanition ; il projette au loin un regard vide de statue, pour l’éternité.

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