Ce fut en une chaude après-midi de juillet qu’elle le rencontra. C’était un artiste originaire de Paris. Ce dernier voulait que des traductions de titres soient réalisées pour une petite exposition qu’il allait présenter dans une galerie sur le boulevard Ginza [1]. Une connaissance commune lui avait dit qu’elle pouvait traduire du français vers le japonais.
Son atelier se trouvait à Asakusa [2] près du temple Sensô-ji. Il fallait descendre une ruelle étroite pour y accéder. Il était caché au fin fond d’un immeuble au bout d’un couloir. Lorsqu’elle trouva enfin l’endroit, la porte était grande ouverte. À l’intérieur, tout avait l’air en fouillis et en désordre. Des toiles étaient entreposées contre le mur et entassées par terre. Une grande sculpture drapée de tissu se dressait sur un piédestal près d’une fenêtre.
Elle entra avec hésitation. Il était assis à l’autre bout de la pièce sur le plancher de la galerie, une jambe dépassant de son kimono et pendant dans le jardin, au-delà de la galerie. Dans sa main, il y avait un éventail qu’il agitait langoureusement, d’un côté à l’autre.
« Ah, vous êtes ici pour les traductions, n’est-ce pas ? » dit-il, se levant. Le coton bleu de son kimono reprit forme en produisant un bruissement à mesure qu’il avançait vers elle. Il lui prit la main et se présenta.
Une odeur moite se dégageait de son cou, là où son kimono était ouvert. Une touffe de poils en forme de v luisait de sueur. Il faisait une chaleur insoutenable.
Il lui donna les feuilles à traduire et lui fit de la place sur une table basse où elle put s’asseoir à même le sol afin d’y travailler.
« Alors, redites-moi, vous êtes d’où ? demanda-t-il.
— Du Canada, répondit-elle.
— Il fait plutôt froid là-bas, non ?
— Oui, très froid, confirma-t-elle.
— Je vois. » Il prit son éventail et le remua doucement. Les coins de ses feuilles se mirent à battre. Elle tendit la main pour appuyer dessus. Sa main, plus lente que la sienne, atterrit sur ses doigts.
« Désolé », dit-il, retirant rapidement sa main. Il posa l’éventail.
« Ça va », dit-elle. Elle sentait encore la lourde chaleur de l’intérieur de sa paume lui picoter les doigts. Elle baissa la tête et regarda les feuilles.
Il avait tourné la tête et avait le regard fixé sur le jardin. Le lourd bourdonnement des cigales emplissait l’air.
Elle commença à traduire le titre — “L’ange de l’onde noire” —, essayant d’imaginer la peinture. Puis elle regarda le titre suivant.
« Je n’arrive pas à lire ce titre », dit-elle, le montrant du doigt.
Il se tourna vers elle. Lentement, il se rapprocha, son kimono bleu froufroutant sur le tatami. Il s’efforça de regarder les lettres. Son cou, long et mince, se tendit à mesure qu’il parlait : « Alphonsine. Ça dit “Alphonsine”. »
Elle écrivit le nom.
« Ma défunte femme, ajouta-t-il, mais n’écrivez pas ça.
— Oh, fit-elle. Je suis navrée.
— Il n’y a aucune raison. Ça fait des années qu’elle est morte. Noyée.
— Quoi ? » dit-elle d’un air absent. Elle avait à peine entendu. C’était dur de prêter attention avec cette chaleur.
« Elle était écrivaine. Très douée. Et belle, aussi.
— Oh », dit-elle, essayant de se concentrer. Il semblait insupportablement proche. Elle pouvait voir la sueur s’amonceler telles de petites perles sur la barbe de trois jours couvrant ses joues. Une légère odeur de noirceur lui chatouilla le nez. On aurait dit qu’un papillon était coincé dans la véranda. Elle entendait ses ailes battre comme le doux tambourinage de la pluie. Mais c’étaient vraiment ses doigts qui avançaient sur le bord de sa robe. Son bras, aussi lent et gracieux qu’un train longeant le littoral, disparut à l’intérieur d’un tunnel. Une noire bouffée d’air et le doux battement des bras sur le tatami, un badigeon de coton bleu au-dessus de ses yeux et de son nez — l’odeur empestée de sel et de poisson mort.
Lorsqu’elle reprit ses esprits, elle était étendue sur le tatami, la tête appuyée sur un oreiller. Un petit ventilateur électrique vrombissait près de son oreille.
Elle pouvait le voir de l’autre côté de la pièce. Il se tenait debout, travaillant sur la sculpture près de la fenêtre. Il était de dos, nu et exposé. Il avait fait glisser son haut de kimono, et celui-ci pendait sur le côté, maintenu à sa taille par l’obi. La lumière provenant de la fenêtre se reflétait nettement sur son torse, les muscles durs de ses bras et de son dos se contractant à chaque mouvement qu’il effectuait avec son ciseau.
Elle resta longtemps allongée, le regardant sans bouger. Il y avait quelque chose de familier dans la forme de sa peau, comme si elle eût nagé à l’intérieur avec lui dans un rêve dont elle se souvenait à peine. Lorsqu’elle se rappela le nom — Alphonsine —, elle comprit soudainement où elle se trouvait. Qui elle était.
Elle se retourna.
« Ah, vous êtes réveillée. Vous vous êtes évanouie.
— Je suis désolée », dit-elle penaudement. Elle se remit à genoux devant la table et prit son stylo.
« Vous n’avez pas besoin d’en faire plus si vous ne vous sentez pas bien », dit-il, posant son ciseau.
« Non, non. Il ne reste que quelques titres de toute façon », répondit-elle en se dépêchant.
Elle finit les quelques derniers titres et se prépara à partir.
« Voudriez-vous rester dîner ? proposa-t-il.
— Non, je dois y aller », répondit-elle. Elle ramassa ses affaires précipitamment et sortit.
C’était le crépuscule et les rues étaient bruyantes et bondées. Elle se dirigea à la hâte vers la station de métro.
Lorsqu’elle fut parvenue à son appartement, elle avait chaud et se sentait fatiguée. Ses habits étaient humides de transpiration. Elle se baissa pour ôter ses bas lorsque, étrangement, elle remarqua qu’elle n’en portait pas. Les avait-elle mis ce jour-là ? Elle ne pouvait guère s’en souvenir.
Traduit de l’anglais (Canada)
par Jean-Marcel Morlat