- Jarkko
- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2014
"Foutue charogne !…"
Les mots sifflaient entre ses dents, que nul n’entendrait. D’ailleurs, ses ennuis n’auraient su intéresser quiconque et cela tombait bien parce que dans ce bout du bout du monde il n’y avait personne. Ou presque.
C’était le huitième renne qu’on lui bouffait en moins de deux semaines. À ce rythme-là, le troupeau y passerait avant la fin de l’hiver !
La neige durcie fossilisait l’empreinte du coupable dont le pointillé se perdait, au loin, à l’orée du bois des bouleaux nains qui semblaient dans la brume montante, nouer et dénouer leurs membres grêles.
Jarkko caressait sa barbe incolore givrée par le froid et son regard errait sur la face gelée du lac Inari. Il sourit à l’évocation de Taïsto lui serinant toujours la même antienne : lui, Taïsto, et son père Pentti avaient connu de semblables affres dans la région d’Utsjoki lorsqu’un loup solitaire (le "Grand Gris" qu’on l’appelait, même que les éleveurs du coin juraient qu’il pouvait saigner un élan mâle en moins de temps qu’il n’en faut pour allumer un feu de tourbe…) lorsqu’un loup solitaire, disais-je, leur avait décimé le cheptel, et il continuerait encore si Pentti n’avait pris la sage décision d’aller consulter le chaman.
Bien sûr, par les temps qui courent, certains esprits forts haussent les épaules quand on leur parle du chaman. N’empêche que le Grand Gris avait compris sa douleur ou, plutôt, il n’avait rien dû comprendre du tout tant le traquenard était machiavélique et imprévisible, même pour un vieux malfaisant comme lui.
— Tu prends une peau d’ours, deux ça serait plus confortable si tu les as, tu te fais coudre dedans par Taïsto. Attention ! Il faut que tu aies tes aises pour manier le fusil. Tu te places près d’une carcasse de renne fraîchement tué, par un soir de grande lune, et tu attends…
Le Grand Gris était venu, méfiant comme jamais, ses yeux remplis de lune plus jaunes qu’à l’accoutumée. L’odeur rémanente de la peau d’ours devait l’intriguer car il tournait autour de ce tertre noir, incongru sur cette blancheur, la queue frileusement coincée entre les jambes.
Ours ou pas ours, il ne connaîtrait jamais la réponse car l’éclair avait surgi de cette verrue nauséabonde, le projetant à dix pas, le corps disloqué.
Jarkko aurait pu la réciter par cœur la saga du Grand Gris, mais ça l’avançait à quoi ?
D’abord, il y avait belle lurette que les plantigrades, éradiqués du secteur, n’offraient plus leur pelisse aux Nemrod locaux, et quand bien même aurait-il eu l’opportunité de s’en procurer une, il s’imaginait mal, semi-ligoté, attendre la venue hypothétique du nuisible tous les soirs de pleine lune. Pour peu qu’un abruti ayant forcé sur l’aquavit, armé d’une carabine et passant dans le coin, le confonde avec un vrai ours, à tous les coups c’est lui qui se retrouvait au paradis des animaux, rayon : "Sorry, c’est une erreur…"
En désespoir de cause, un jour de molle déprime, il s’était confié à cette momie rieuse qui se nommait Alex Tappio.
Alex, sans conteste, était l’épicier le plus septentrional de Finlande, tout là-haut sur la rivière Tana. C’était surtout le propriétaire du plus grand foutoir que l’on pût imaginer au-delà du Cercle Arctique.
Vêtu d’un inusable costume lapon (il prétendait que cela plaisait aux touristes venus affronter le saumon estival), il régnait sur son capharnaüm avec un sérieux démenti par le plissement permanent de ses yeux malins, et ses jambes torses le portaient d’un point à un autre avec une telle célérité que ses compatriotes l’avaient baptisé le "lemming".
Sous le regard incrédule de Jarkko, Alex avait extrait d’on ne sait où un engin tout rouillé dont il assura qu’il s’agissait d’un piège à ours. Certes, il faudrait le dégripper quelque peu pour qu’il retrouvât son efficacité originelle mais aucun animal, si puissant fût-il, ne s’échapperait de sa morsure. Jarkko n’en doutait pas, qui s’effarait à la vue de ces mandibules de métal dont les dents s’imbriquaient les unes dans les autres avec une implacable précision.
Dérogeant à son éthique commerciale coutumière. Alex lui avait cédé l’instrument à un prix presque raisonnable, trop heureux de se débarrasser de cette antiquité.
La lune serait pleine ce soir et Jarkko se trouvait là, sur la rive de l’Inari, près de ce qu’il restait de la carcasse de sa bête égorgée la veille. Et bien décidé à en découdre.
Dans le sol gelé, à l’aide d’une masse il avait enfoncé un piquet métallique relié au piège par une chaîne grosse comme la moitié de son poignet. Il sortit un quartier de viande fraîche de son sac et le posa à côté de lui. Il s’activait en silence, pressé par le froid qu’il sentait l’envahir et que l’humidité de la brume accentuait.
Lentement, la lune se désengluait d’un horizon incertain et montait au ciel, énorme, tatouée d’ombres bleutées, si lumineuse que Jarkko songea qu’il habitait un bien étrange pays où les nuits, en hiver, sont plus claires que les jours.
Restait à tendre le piège. Il l’avait soigneusement nettoyé et huilé le matin mais le gel figeait la lubrification et il eut toutes les peines du monde à écarter les deux mâchoires Cela fait, pour assurer le coup, il ouvrit le pot de graisse de renne qu’il avait préparé et entreprit d’en oindre le piège écartelé afin d’effacer tout souvenir d’effluves humains.
Sans qu’il comprît pourquoi, soudain le monde explosa quand l’acier planta ses crocs dans son avant bras. La douleur fut si vive, si fulgurante, qu’il ne cria pas, parcouru d’un frissonnement irrépressible.
À genoux, il regardait la fleur rouge s’épanouir sur la neige et il s’étonna à peine de cette douceur, tour à tour tiède et glacée, montant en lui alors que se tarissait le flux de son sang.
La chaîne le liait à la terre, l’attirant, et il s’étendit sur le dos. Dormir…
Il voulait dormir, seulement dormir. Il ferma les paupières afin d’emprisonner la lune tavelée d’ombres bleues qui dansait dans le ciel et, pour la première fois, à la corne du bois de bouleaux nains, Jarkko entendit hurler le grand loup.