- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2025
Nantes, 1931, Lettre au juge
« Monsieur le Juge,
Il faut libérer Claquette ! Ici, on m’a dit : « Tente d’écrire au Juge ! » J’écris mal, je le sais, il faudra excuser mes fautes d’orthographe, mais vous êtes notre dernière chance !
Claquette, si on ne vous l’a pas dit, c’est ma sœur ! Enfin, Claquette, ce n’est pas son vrai prénom : elle s’appelle Clara en vérité. Mais elle a toujours eu froid, depuis toute petite. Elle claque toujours des dents. Dedans, dehors, il lui manque comme une étincelle de chaleur. Alors, moi, je l’ai tout de suite appelée ainsi, dès que j’ai su parler ! Pour rire, et puis c’est resté. Oh ! ce n’est pas non plus ma vraie sœur, enfin, je veux dire que je la considère comme ma sœur ! Mais comme on est orphelins tous les deux, qu’on a été élevés par la même nourrice, qu’on s’aime depuis toujours, c’est tout comme. C’est sûr qu’il n’y a qu’à nous coller trente secondes côte à côte pour voir comme un problème : Claquette a la peau cendrée, chocolat au lait, les yeux sombres et les cheveux ondulés noir de jais ; tandis que moi, je suis blond comme les champs de blé en été, mes yeux sont couleur d’eau vive et j’ai le visage parsemé de taches de rousseur sur fond de lait crémeux... C’est un peu comme pour mon prénom : il y a forcément eu une erreur ! La sœur qui m’a recueilli à la naissance n’y a vu que du feu, elle s’est trompée en découvrant mes deux billes claires et m’a donné le prénom d’un ange ! Gabriel ! Franchement, elle n’aurait pas pu tomber plus à côté : je fais plutôt partie de la lignée des petits malins, tous les mauvais coups dans lesquels j’ai entraîné Claquette depuis qu’on sait marcher, ou plutôt courir, je ne vous dis pas Monsieur le Juge ! Oh ! mais rien de bien méchant quand même ! Claquette, elle court tellement vite pour une fille. On s’est toujours sortis des embrouilles, sur les marchés, dans les ruelles, sur les quais au milieu des bateaux de marchandises, devant les vitrines des grands magasins et même à l’école. Il n’y a que dans la maison de Marthe finalement qu’elle n’a pas pu s’enfuir...
Je l’ai protégée comme j’ai pu, vous savez, quand j’ai compris ce qu’il voulait, le Fernand. Il a attendu dans son coin de boutique que Claquette ressemble à une femme, oh ! pas à la sienne, pour sûr ! Marthe, elle cuisine comme un grand chef, mais son derrière est devenu plus large que ses fourneaux ces dernières années... et là, à quatorze ans, il faut dire que ma Claquette elle est devenue bien jolie, même que, si on ne se considérait pas comme de la même famille, celle des « enfants de permission », je lui aurais bien dit des gentillesses et des douceurs, moi aussi. Peut-être qu’elle ne m’aurait pas ri au nez, qui sait ?
Bon, au début, elle a fait comme si de rien n’était, mais j’ai bien vu, moi, qu’elle sursautait quand il entrait le soir dans la cuisine, qu’elle évitait de croiser son regard, qu’elle refusait d’aller à la cave seule avec lui pour remonter les bocaux. J’ai remarqué qu’il traînait davantage autour d’elle quand elle faisait ses devoirs sur la table de la salle à manger, il se penchait sur ses cahiers d’écriture ou ses livres de lecture, lui qui ne lit jamais rien, même pas le journal... tout à coup, il s’est intéressé à son travail, il posait ses grosses mains sur ses épaules. Elle se figeait d’un coup, comme glacée, prête à se briser en petits morceaux de verre. Quand j’ai compris qu’il la reniflait, la frôlait et qu’il voudrait plus, je lui ai dit : « Claquette, il faut qu’on s’en aille d’ici et vite fait ! »
Elle a immédiatement été d’accord pour partir à l’aventure avec moi. Et Claquette, elle tremblait tellement, oh, pas le soir en allant se coucher dans son alcôve, parce que mon lit était trop proche du sien pour que le Fernand tente quoi que ce soit à ce moment. Mais dans la journée, quand je partais travailler avec Marthe sur les marchés et que le Fernand restait à l’épicerie avec Claquette. Tout ce temps-là sans moi, c’était trop risqué vous comprenez. Il fallait faire vite. C’est pour ça que j’ai décidé de prendre les économies de Marthe dans leur cachette : sous la brique de la deuxième cheminée de leur chambre, celle qu’ils n’allument jamais.
Monsieur le Juge, vous savez, c’est moi l’aîné, de quelques mois seulement, mais quand même ! C’était à moi que revenaient les décisions, le plan... j’ai tout imaginé seul. Claquette, de toute façon, elle n’était plus vraiment capable de réfléchir ces dernières semaines avant notre fugue. Elle semblait comme absorbée par quelque chose en dedans. Dans sa tête. Et elle ne voulait pas me confier son secret.
Le soir où on a décidé de s’enfuir tous les deux, je lui ai demandé de préparer un petit sac, pas trop lourd, avec juste ce qu’il fallait pour les premiers jours. Et elle l’a caché sous son lit en attendant le départ. J’ai choisi un dimanche parce que Marthe se rend à l’église du quartier, elle ne rate jamais une messe ; le Fernand non plus, mais on sait bien qu’il l’accompagne uniquement pour aller boire un coup après l’office au comptoir du Petit Quai : ce bistro, c’est le rendez-vous de tous les petits commerçants de notre rue. Certains y restent des heures : ceux qui n’ont pas de femmes qui préparent le ragoût familial et les attendent ; les autres, comme le Fernand, ils rentrent toujours en mettant plus de temps au retour qu’à l’aller, ils zigzaguent un peu, il faut dire... Marthe, cette fois, elle devait rendre visite à une ancienne voisine partie s’installer à Sainte-Luce-sur-Loire ; avec le train, elle en avait pour tout le reste du dimanche, alors je savais que le vieux en profiterait pour traîner au troquet plus que d’habitude. Du coup, Claquette a prétexté des maux de ventre pour ne pas aller à la messe ce matin-là et moi, depuis que je m’endors durant les prières à chaque fois, que je ronfle et que je fais honte à Marthe, elle a décidé depuis quelque temps de laisser « mon âme à l’abandon » ; elle tente parfois de m’amadouer pour que je revienne avec eux à Sainte-Jeanne, ou de me faire peur avec ses descriptions de l’Enfer et de ce qui m’attend après la mort. Monsieur le Juge, après la mort, moi je pense qu’il n’y a rien ni personne qui nous attend. En fait, tant mieux, parce que s’il y a vraiment quelqu’un qui est censé surveiller ce qui se passe ici, il fait drôlement mal son boulot. Alors, moi, je lui botterais bien les fesses à ce grand Dieu de miséricorde qui me paraît carrément aveugle, si d’aventure je le rencontrais. Ou alors c’est vraiment qu’il est trop occupé avec tous les criminels de la Terre et qu’il est débordé, le pauvre ! Donc moi, je n’allais plus à l’église le dimanche, j’allais à la pêche un peu plus bas, le long de la Loire, là où les bourgeois des beaux quartiers vont faire du canot en amoureux. Je regardais le fleuve qui file vers l’océan, je saluais les navires et le temps passait comme mes chagrins qui disparaissent, lentement, sans faire de bruit.
Ce dimanche-là, on allait être tranquilles, Claquette et moi, pour prendre nos petites affaires et filer dès que les propriétaires seraient partis. J’ai foncé jusqu’à la cheminée, j’ai soulevé la brique. J’ai trouvé le petit coffre, il n’était même pas cadenassé. J’ai laissé la moitié du trésor, juste pour Marthe. Elle travaille dur tous les jours, elle s’est bien occupée de nous deux depuis notre placement chez elle, d’aussi loin que je m’en souvienne. C’est pas de sa faute tout ça, c’est son mari, le cochon ! J’ai entendu tout à coup Claquette qui hurlait depuis notre chambrée. C’était un cri, Monsieur le Juge, vous l’auriez entendu, un cri à vous glacer le sang. J’ai dévalé l’escalier et j’ai vu le Fernand. Finalement, il avait dû changer d’avis après la messe, il était rentré directement. Je ne voyais plus que son dos large et ses mains immenses sur Claquette. Elle était comme écrasée par un ogre, il la maintenait clouée sur son lit, elle ne bougeait plus, il n’y avait que lui qui s’agitait. J’ai levé mon bras aussi haut que j’ai pu, j’ai frappé sur son crâne avec la brique que j’avais conservée dans la main. Il s’est écroulé d’un coup, il a glissé contre les montants du lit, sans un mot. J’ai vu le sang sur la brique et sur ma main avant de voir celui qui s’écoulait de la plaie sur sa tête. J’ai enjambé son corps, j’ai secoué Claquette. Je n’ai pas eu d’efforts à faire pour qu’elle réagisse. Brusquement, elle s’est levée, elle m’a dit : « On court, Gabriel ! » et on a attrapé son sac sous le sommier. On est partis sans même fermer la porte de la boutique (c’est bête maintenant que j’y pense, c’est ce qui nous a trahis plus vite...) Claquette, son sac, moi et notre maigre fortune. On n’est pas allés bien loin, vous connaissez déjà cette partie-là de notre histoire.
Vous voyez, Monsieur le Juge, depuis qu’on a été arrêtés à la sortie de la ville, le lendemain, on a été séparés. La dernière fois que je l’ai serrée dans mes bras, c’était quand on a essayé de dormir tout près du pont transbordeur. Avec tous les filets et les ballots qui traînent dans le secteur des hangars, on s’était fait un petit lit bien douillet pour la nuit. Lorsque les gendarmes sont arrivés, ce sont les chiens, leurs aboiements, leurs yeux jaunes qui l’ont effrayée, bien plus que les hommes. Et au tribunal, je ne l’ai pas revue. On m’a dit que vous aviez décidé de l’envoyer dans une maison pour filles, tenue par des religieuses, une espèce de maison de redressement. Moi, vous m’avez placé dans une maison de correction, pour « pupilles de la nation » on m’a dit. C’est pas pour vous fâcher, Monsieur le Juge, mais Claquette, elle n’a pas besoin d’être « redressée ». D’abord, parce qu’elle n’a rien fait, rien préparé, rien voulu. Tout ça, c’est comme un torrent qui nous a secoués, on a juste essayé de garder la tête hors de l’eau. Elle a seulement suivi mon idée. Ensuite, parce que, à ce que je découvre des établissements qui s’occupent de gamins comme nous, c’est parfois pire que tout ce qu’on a connu auparavant... peut-être que vous n’en avez jamais entendu parler dans vos beaux bureaux, mais moi, j’en avais discuté avec des garçons qui avaient été envoyés quelque part en Touraine, une « colonie » comme ils l’appelaient. Ils y étaient restés plusieurs mois. Rien qu’à les écouter, ça ne m’avait pas paru bien glorieux.
Maintenant que j’y suis, dans un de ces camps pour mineurs, je travaille presque dix heures par jour sous l’ordre de contremaîtres, à la forge, à la saboterie, à la brosserie... on dort dans des hamacs puants, on mange à de grandes tablées, mais les assiettes sont bien petites ! On est toujours sous le regard menaçant des plus vieux. Des jeunes de l’assistance publique font la loi, triant entre les faibles, les durs et leurs favoris... Je fais partie des teignes, là-bas, j’y suis bien obligé si je ne veux pas me retrouver dans de sales draps... et ce n’est pas une image, Monsieur le Juge, les plus grands, ils profitent des plus petits et ils les forcent à venir dans leurs sales combines. Les coups pleuvent, là-bas, de partout, il faut se méfier de tous. Et puis je ne risque pas de progresser en mathématiques ou en lecture, parce que vu le temps qu’il nous reste pour les leçons dans la journée, avec la fatigue, on s’endort plus sur nos livres d’étude qu’on ne les lit. Mais personne ne s’en préoccupe vraiment. Malgré le décor, les jolies allées bordées de marronniers et l’église, c’est un vrai bagne, Monsieur le Juge.
Alors si je vous écris, ce n’est pas pour moi, vous voyez, moi je tiendrai le choc. Plusieurs années, s’il le faut. Et je retrouverai ma Claquette après. Mais si chez les bonnes sœurs, c’est pareil que pour les gars, elle ne va pas tenir, ma brunette.
Enfin, ce que je veux vous demander, Monsieur le Juge, c’est de faire preuve de miséricorde, justement, vu que c’est vous qui décidez de notre sort. Claquette, elle mériterait des brouettes entières de gentillesse. Le Fernand, il s’en est sorti avec quelques points de suture. J’ai bien entendu ce qu’il vous a dit à l’audience : qu’il fallait faire un exemple. Que nous, les enfants de personne, on est de la sale graine. Pour sûr, avec un tuteur comme lui, on ne risque pas de pousser droit ! C’est Marthe qui m’a fait mal au cœur à la barre, à s’imaginer qu’on n’en voulait qu’à son argent et qu’on ne l’aimait pas vu qu’on l’a quittée comme ça...
Je vous jure, Monsieur le Juge, si vous trouvez à Claquette un bon foyer, un endroit où elle n’aura plus à avoir besoin d’un protecteur, elle grandira bien mieux. Elle deviendra la plus belle des filles de Nantes. Si ça se trouve, avec le temps, elle effacera toute cette misère de sa mémoire. Et s’il faut qu’elle m’oublie pour trouver un amoureux, un vrai, je veux dire, un qui lui apporte de la chaleur toute douce et du bonheur, et bien, quand j’aurai purgé ma peine, je partirai de Nantes ; des bateaux qui engagent des mousses, il y en a plein le port : il y en aura bien un qui voudra avoir à son bord un ange, vous ne pensez pas ?
Gabriel »