Fondu au noir

lundi 30 avril 2018 par Sophie Germain

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2018

La pellicule, comme frappée en plein vol, s’affole, dévale l’écran tous freins lâchés avant d’agoniser en spasmes lumineux puis en éclaboussures noires et crépitantes sur la toile où toute image finit par disparaître.
Reste une seule tache de couleur, sombre, épaisse. Elle s’étale, suinte et commence à goutter sur la moquette synthétique. C’est pour de vrai. J’ai les yeux écarquillés et les mains plaquées sur les oreilles. Mais le son est coupé. Aux bouches qui s’ouvrent, aux corps qui s’agitent, je devine qu’un cri d’horreur monte après le choc. Moi, hypnotisé dans le faisceau lumineux qui traverse la salle obscure, je fixe l’homme qui vient de glisser au sol, les doigts noués sur son ventre troué.
Je le connais bien. Il est aussi cinglé que moi. Il les a tous vus des dizaines de fois, les chapeaux mous sur le regard usé, les imperméables sanglés sur des blessures secrètes, les bureaux miteux, les verres de whisky, les rues toujours nocturnes, toujours humides, les filles, crantées platine, chaussées aiguille, vénéneuses et vacillantes sur les pavés en noir et blanc poisseux. Il les sait par cœur, tous les rôles, il les récite, il parle tout seul à plusieurs voix. On le trouve bizarre. Moi, je comprends. En plus, je lui dois quelque chose. C’est lui qui m’a appris. L’as de la resquille. Être vu sur le chemin de l’école, en classe ou dans le rang, avant de glisser d’une place à l’autre, de diluer ma présence jusqu’à ce que personne ne s’aperçoive de ma disparition. C’est lui qui m’a montré la porte de derrière, qui m’a indiqué le bon moment pour me fondre dans le flot des spectateurs qui sortent.
Attends que la lumière s’éteigne. Attends qu’elle aille ranger son panier et qu’il prépare ses bobines. Là, c’est bon, tu peux y aller, non, pas plus haut, baisse-toi, on va voir l’ombre de tes cheveux sur l’écran, tasse toi au fond du fauteuil, tiens, il me reste des chocolats, allez, celui-là, il est génial, je l’ai vu trois fois, je te raconte rien, bon film, le môme !
Il a… quoi… dix ans de plus que moi ? Mais c’est pas un dur. Il aimerait bien, il y arrive pas. Je l’ai toujours connu gentil. Ma mère, elle aurait préféré que j’aie des copains de mon âge. La pauvre ! Les copains de mon âge, s’ils ont assez de couilles pour frauder, c’est plutôt pour aller voir des films dont rien que le titre la ferait pleurer de honte. Elle s’imagine qu’ils sont appliqués à l’école, qu’ils jouent aux billes dans la cour des immeubles et que, s’ils reviennent avec le pantalon un peu sali ou déchiré c’est parce que, ma foi, ce sont des garçons, il faut bien comprendre que ça chahute un peu de temps en temps.
Pourquoi je m’enferme pendant des heures avec un gars plus vieux que moi, elle y voit pas malice, seulement elle aimerait que je prenne l’air, que je décolle du matelas où on s’affale pour feuilleter jusqu’à en avoir les doigts plein d’encre des magazines, des revues, où défilent sous nos yeux pâles des héros à cicatrice et des déesses en fourreau de satin.
« Il est pas d’la flottante, au moins ? » a dit mon père, un soir, avec l’air de celui qui va t’en filer une sévère de correction s’il découvre que t’as des penchants contre nature. Maman a protesté : « Penses-tu ! Il ferait pas de mal à une mouche ! », « Ouais, a répondu mon père, Eh ben ça lui ferait pourtant sûrement du bien de s’en trouver une à taquiner de mouche ! Et, l’autre, là, il aurait peut-être des meilleures notes à l’école ! ». Il a levé la main, j’ai cru que ça allait tomber, mais il a reniflé avec un mauvais sourire et s’est replongé dans son journal.
Je devinais sans vraiment comprendre. Quand on était tous les deux, je ne me sentais pas troublé. Et même, il me parlait des femmes, de ce que ça lui faisait de voir leurs mollets serrés dans un bas couture, les gros plans sur leurs cils laqués, leurs lèvres arrondies sur des cigarettes qu’elles fumaient comme personne. Quand ça le prenait, c’était à la limite de l’obsession.
Je le laissais délirer et je me penchais sur le cadre, l’histoire, le mouvement. Je mettais mon poing devant mon œil et j’arrondissais un trou, pour voir. Je bougeais. Avant, arrière. Avec mon autre main, je faisais des signes à l’éclairagiste, au preneur de son, je zoomais sur la double page restée ouverte sur le lit. Lui, sur le dos, les yeux au plafond, il murmurait comme une incantation, une prière à quelqu’un qui n’était, qui ne serait, jamais là. Mais, bon, c’était notre affaire ! On s’entendait bien comme ça. Le plus souvent, il avait tout vu avant moi. J’y filais dès que je le pouvais, et c’était reparti ! Des heures à détailler chaque plan, à se jouer les scènes, à se refaire « notre » film !

Le VIKING. Ses escaliers sertis de loupiotes bleutées dans la pénombre, son balcon, ses sièges à coque en plastique blanc, ses appliques en flambeau, son odeur de déodorant bon marché, son ouvreuse à panier d’osier grinçant plein de friandises trop chères (et puis, je me serais fait repérer), sa scène où, chaque année, à la mi-juillet, les cuisses potelées et les seins écrasés dans des maillots à bonnets renforcés, les filles du coin concourent au titre de « Miss Cinéma », ses murs tapissés de losanges marron et orange, son rideau poussiéreux qui glisse pour dévoiler l’écran… c’est mieux qu’une maison, mieux qu’une chambre, mieux qu’une famille, mieux qu’un frère, mieux, mille fois mieux, qu’un collège, un vélo, une voiture, une petite copine qui te bave maladroitement dans la bouche parce qu’on lui a dit qu’il fallait le faire avec la langue… c’est ma porte magique, c’est mon évasion du bagne, c’est ma forteresse, mon navire pour le large, ma cavalcade dans le désert, ma victoire sur les méchants, c’est tout l’univers, et c’est chez moi.
C’est là qu’il vient de tomber. Quand la détonation a claqué, d’instinct, tout le monde s’est planqué au fond des fauteuils et la projection s’est arrêtée, net.
J’ai tellement mal que je ne sens plus rien. Aucune idée du temps. Les gyrophares arrivent. Les flics, les médecins, un cordon de sécurité, un brancard où, sous le drap, je vois le sang rouge qui transperce. Les sons commencent à traverser l’épaisseur douloureuse du drame. Les sirènes, les pneus, les freins. Des mots. Les premiers interrogatoires. On ne me voit pas. On me pousse, on me bouscule, on m’écrase. Á moi, personne ne pose de question.
Je peux rentrer.
Ma mère prend ma tête dans son tablier. « Allons, allons ! ».
Je ne veux pas aller dans ma chambre. J’ai peur des bouts de films, des images épinglées, étalées partout. Je reste à frissonner et gémir dans la cuisine.
« Qu’est-ce que t’as à trembler comme ça ? ». Mon père m’attrape par le col, me balance hors de la pièce où ma mère essayait de me tenir au chaud.
« Tu veux quoi ? Tu veux aller voir les flics ? Tu veux leur dire que t’étais toujours fourré avec ce détraqué ? Tu veux la honte sur nous ? Tu veux qu’on dise que toi aussi t’es pas normal ? »
Ma mère supplie. Mes bras se replient au-dessus de ma tête. Ça pleut dur. La folie, c’est lui, ou elle, ou moi, on est chez les dingues, il a raison, parce que rien de ce que je sens ou entends n’a de sens. « J’comprends rien, j’comprends rien ! ». Je hurle. Il est fatigué. Il s’arrête. J’attends avant d’ouvrir les yeux. Il est effondré dans un fauteuil. Il a le regard qui pleure de rage.
« Pauvre petit con ! Tu veux savoir avec quelle pourriture t’as séché l’école ? Tu veux savoir ce qu’on a retrouvé dans la chambre pourrie de cette pourriture ? J’te la montrerai moi, tiens, sa collection de photos ! Il a bien fait de se tirer une balle, j’te l’dis ! »
Il monologue encore un moment. Il s’en fiche de savoir si j’écoute. Il fait des pauses. Secoue la tête.
« Pauvre mignonne, si c’est pas malheureux ! ». « Et ses parents, hein ? Depuis le temps qu’ils attendent des nouvelles, tu crois que ça leur a fait du bien de découvrir tout ça ! ». « Je t’interdis, tu m’entends, je t’interdis de refoutre les pieds dans ce cinéma ! Si je te prends ! C’est pas possible, ça vous fabrique des cinglés. Je te tue si t’y retournes ! »
Il est pas violent. Au contraire. Il est brisé, mon père. Je sens qu’il a du chagrin. Il ne peut pas me prendre dans ses bras. Alors, je me lève sans faire de bruit et cette fois, je vais dans ma chambre. Je m’assois par terre. Là, je les convoque tous à mi-voix. Les privés, les truands, les gangsters, les détectives, les porte-flingue les héros, les paumés, les alcooliques. On est entre hommes. Je leur explique dans un souffle.
Il n’a pas eu le temps de vous dire adieu. Je ne suis pas arrivé à temps pour l’en empêcher, j’ai rien vu venir. Mais c’était un gars bien. Il lui a rien fait. Vous pouvez en être sûrs. Elle, c’était une créature dangereuse, avec un visage d’ange vulgaire. Elle s’est fait la malle un matin, sans laisser d’adresse. Il était comme un chien qu’on aurait bourré de coups de pied. Je voulais vous dire ça, même si c’est trop tard.
La nuit tombe avec le silence. Je finis par m’endormir, par terre, la joue humide collée contre une double page de Cinémonde. James Cagney a les larmes aux yeux.

Le VIKING restera fermé jusqu’à la fin de l’enquête. Mon père refusera que je témoigne. Il sera menaçant, longtemps. Ma mère fermera la porte de la cuisine et je l’entendrai pleurer quelquefois.
Un chagrin d’amour, ça pouvait vous désespérer. C’est ce qu’elle disait, ma mère. C’est pour ça que ce pauvre garçon avait tapissé sa chambre de photos de la fille, pas pour autre chose. Mais ça mettait mon père hors de lui toutes ces conneries. Il arrachait même l’antenne de la télé pour qu’elle arrête de s’essuyer les yeux devant des films d’amour tragique.

Ça n’a pas été facile. J’étais solitaire. Je suis devenu absent. Je me suis éloigné des hommes. Plus d’ami. Je me suis éloigné des femmes, des poupées sans cœur qui cherchent la gloire aux concours de beauté. Qui mettent le grappin sur un grand type rêvant seulement en version sous-titrée - « Oh, oui, fais-moi des photos », « C’est dingue, avec toi, je me sens à l’aise, tu me mets en confiance », « Là, comme, ça, avec les talons, quand je soulève mes cheveux avec les deux mains, tu trouves pas que je lui ressemble ? », « Hein ? Dis-moi que je suis ta vedette… » - qui s’allongent, laissent leur odeur et leurs bas, dans les draps, sur la peau, puis qui refusent de revenir - « minable », « raté » - qui disent sèchement de les laisser tranquilles, sinon…

Aujourd’hui, il me reste un espace où je peux faire ma propre lumière. Il me suffit de fermer mon poing devant mon œil et de laisser filtrer un rayon que je dirige où je veux. Alors, je tourne, je tourne sur moi-même, lentement, sans me lasser… jusqu’à ce que le noir se fasse à l’intérieur.

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