RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Évasion

vendredi 14 février 2020 par Béatrice Vergnaud

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De taille un peu au-dessus de la moyenne, les cheveux blonds commençant à grisonner, le teint bilieux et le derme illustrant à merveille la loi d’attraction terrestre, des pattes d’oie à point pour le réveillon, Riboul Dong a de petits yeux clairs et rieurs, le nez mince comme son corps le fut jusqu’à la quarantaine. Aujourd’hui, l’âge et la gourmandise aidant… il est moins aérien, beaucoup moins…
Et les oreilles, me demanderez-vous ? Eh bien justement, c’est là que je veux en venir. Nul n’a jamais prêté attention à ses oreilles, pas même lui, signe que tout va bien de ce côté-là. Jusqu’à ce dimanche d’août qui s’annonce sous les meilleurs auspices. Mais au sortir de la douche, Riboul Dong sent qu’il a de l’eau dans l’oreille droite, qu’il essaie d’essuyer au mieux. Peine perdue. Déjà les jours précédents, en se couchant, Riboul Dong avait suspecté des acouphènes mais au matin, tout était rentré dans l’ordre. Pourtant, ce matin-là, l’oreille est partiellement bouchée et les acouphènes bel et bien installés. Riboul Dong a une perte d’audition.

Les jours passent, pas la surdité. Quand le poste de radio est à sa droite, il entend le son venant de sa gauche. Quand il est au volant, il entend ainsi, de provenance inversée, la sirène des pompiers ou celle de l’ambulance. Fâcheux. Alors, entre autres associations d’idées, il se rappelle qu’on l’a remercié, quelques jours plus tôt, d’avoir prêté l’oreille. Il s’en ouvre à son amie psychologue qui ne trouve pas d’interprétation d’autant qu’elle s’est coincé le pouce droit en claquant une porte sur son lieu de travail ; c’est douloureux autant que handicapant. Elle lui conseille d’aller chez le médecin ou, à défaut, d’aller quérir chez l’apothicaire de quoi régler l’affaire ; ce qu’il fait. Et le voici tête penchée après avoir introduit le produit délicatement comme indiqué sur la notice. Sans résultat probant. Que faire ? Riboul Dong ayant gardé le sourire malgré tout, s’adresse à Saint Antoine qui est bienveillant même avec les libres-penseurs et dont la réputation de trouveur n’est plus à faire. Comme il se doit en pareil cas, Riboul passe un marché avec le saint : « Tu me fais retrouver mon ouïe, je te donne cent louis et cochon qui s’en dédit ! », réglable en deux fois, histoire de vérifier que la retrouvaille est durable — Riboul n’est pas totalement naïf et avec l’âge, il a gagné en sens des affaires — il sait qu’il faut s’engager à donner aux nécessiteux de Saint Antoine une somme plus ou moins importante ; c’est selon les moyens du perdeur, l’importance de la chose perdue et la générosité du susdit. Riboul Dong propose donc une somme qui lui paraît honnête. Après quoi, il apprend qu’il faut parfois dix jours à Saint Antoine pour rapporter en mains propres la chose perdue ou bien faire savoir où la trouver.

Riboul ne s’impatiente pas parce qu’il sait que Saint Antoine a fort à faire pour chercher sans trêve tout ce que les gens perdent et ils en perdent ! Clés perdues, argent perdu en bourse, ami perdu de vue, amours perdues, virginité perdue, mais là, le saint semble impuissant pour faire retrouver la chose. De même pour le temps perdu. Mais aussi jeunesse perdue, illusions perdues — un cas fréquent, paraît-il — bataille perdue, réputation perdue, bateau en perdition, vie perdue, tête perdue… Riboul Dong a également ouï dire que, si Saint Antoine ne l’entend pas de cette oreille, le requérant, jusque-là compréhensif, peut maintenant lui parler fermement : Saint Antoine de Padoue, grand voleur, grand filou, rends-moi ce qui n’est pas à toi. Et on peut même ajouter d’un ton fâché qu’on ne donnera rien à ses pauvres. Ça marche quand on est peu fortuné et qu’il le sait ou quand il abuse et qu’il fait perdre des choses trop souvent.
Cela étant, Riboul Dong réalise que Saint Antoine est maintenant très, très, très âgé et forcément, il est lui-même devenu très, très, très sourd. Un comble pour celui qui a tant besoin d’entendre toutes les demandes qui lui sont faites. Alors, ni une ni deux : il se sert, prend une oreille valide au hasard, celle qui lui tombe sous la main et ça tombe sur Riboul Dong, qui espère que ce n’est qu’un emprunt et que Saint Antoine emprunte à chacun, tour à tour.

Riboul en est là de ses réflexions et de la recherche de son oreille prêtée quand au détour d’une rue, il l’aperçoit se promenant au bras d’un jeune homme fringant qui se trouve être l’homme à qui il a bien voulu prêter l’oreille. Son oreille, il l’aurait reconnue entre mille : plutôt petite mais jolie, bien proportionnée et, jusqu’ici, faisant bien son travail à tel point que lors d’un bilan auditif, l’assistante lui a déclaré : « Vous ne serez jamais sourd ».
— Euh… S’il vous plaît, jeune homme, voudriez-vous me rendre l’oreille que je vous ai prêtée la semaine dernière ?
— Impossible, j’en ai encore besoin.
— Mais vous n’avez pas besoin de trois oreilles.
— Si.
— Mais c’était un prêt, pas un don.
— Il faut savoir donner et pas seulement le superflu.
Pssst ! Riboul s’adresse discrètement à son oreille. Qui fait la sourde oreille. Que faire ? Comment confondre le pickpocket et prouver que cette oreille est bien la sienne ? Il aurait dû la faire tatouer et enregistrer à la Société Nationale des Oreilles. Le voleur caracole, radieux avec ses trois oreilles. À nouveau, Riboul glisse deux mots à son oreille qui lui répond : « Je suis fatiguée de t’entendre dire des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord ». Riboul n’en croit pas son oreille. « On peut sûrement trouver un terrain d’entente, non ? Qu’est-ce que j’ai bien pu dire qui te contrarie au point que tu fugues ? » mais elle rétorque : « Ce n’est pas une fugue, c’est une évasion ».
Riboul Dong s’en ouvre à l’ORL qui lui assure qu’il n’existe pas deux paires d’oreilles semblables et qu’en conséquence, avec l’oreille restée en place, il devrait pouvoir prouver qu’il est bien le propriétaire de cette oreille et la récupérer. Ah mais que de complications, pense Riboul qui n’est pas procédurier mais quand même ! Pourrais-je l’attirer avec une petite fugue de Bach ? se demande t-il. Puis il s’adresse de nouveau au jeune homme :
— Que voulez-vous faire de cette oreille ?
— La vendre.
— La vendre ! Vous ne manquez pas d’air ! Et combien en demandez-vous ?
— Je la vendrai au plus offrant.
— N’exagérons pas, c’est une oreille d’occasion et d’ailleurs, comment les gens sauraient-ils que vous avez une oreille à vendre ?
— Par les réseaux sociaux.
— Monsieur, vous ne pouvez vendre ce qui ne vous appartient pas, c’est la loi. Je serai vigilant et si vous la vendez, je vous ferai coffrer !
Au moment où il dit ces mots, Riboul Dong a une idée.
— J’ai besoin de mon oreille parce que je suis violoniste.
— Vous avez l’oreille absolue ?
— Oui monsieur, celle que je possède mais j’ai tout de même absolument besoin des deux oreilles pour jouer.
Puis Riboul Dong rentre chez lui et interprète Les trilles du diable, la sonate préférée de son oreille droite mais il joue si mal que dès que l’oreille fugueuse l’entend, elle est horrifiée et revient immédiatement reprendre sa place, à droite du visage de Riboul. Qui, dès lors, joue comme jamais il n’a joué, les acouphènes s’étant envolés sous d’autres cieux. Merci Saint Antoine ! Peu de temps après, il est nommé révélation internationale de l’année en interprétant divinement le Caprice n° 5 de Paganini. Le public applaudit à tout rompre, l’oreille en est très émue, Riboul Dong aussi, même s’il trouve que tout ce bruit lui casse un peu les oreilles.

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