- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2016
Quelle merveille que ce manoir de Venevelles, entouré de ses petites douves ! En cette belle soirée de mai, la lumière du jour mettait du temps à passer du chien au loup, tandis que des flambeaux illuminaient déjà la terrasse. Du premier étage, elle offrait une vue plongeante sur le parc fleuri et l’entrelacs de ses allées verdoyantes, où s’agitaient des bêtes de toute sorte, sans pour autant grogner ni rugir, piailler ni bêler, non : elles parlaient. L’Ovide de ces métamorphoses n’était autre que le maître de maison, le bon vieil Alexandre-Octave Argycassbé, qui, comme chaque année, organisait un bal costumé. Cette année, l’animal en était le thème. Diane avait un peu triché, ne résistant pas au désir de jouer à la déesse. Toutes ces bêtes n’avaient qu’à bien se tenir !
Il était amusant d’essayer de deviner, sous leur déguisement, les amis habituels, les connaissances des années précédentes. Pour elle, évidemment, les jeux étaient faits, elle ne portait pas même de masque, parée seulement d’un diadème orné d’une lune et, surtout, d’un magnifique ras-du-cou de diamants : ce n’était guère un apanage de chasseresse, mais ces bijoux donnaient un peu de relief à sa tenue fort dépouillée, une vague tunique antique, très vague même et passablement plus courte qu’antique, avec un petit carquois dans le dos et un arc à la main.
— Diane, ma déesse ! Quel ravissement ! fit un Loir un peu ventru. Comme je suis heureux de te revoir ! Approche, que je te présente ce grand Loup sombre, encore moins déguisé que toi ! Non non, tu ne nous déranges pas, nous bavardions depuis longtemps.
Peu déguisé, en effet. La lycanthropie du svelte et grand jeune homme n’était identifiable que par le loup qui lui masquait un peu le visage. Pour le reste, son smoking noir ne l’aurait distingué en rien, lors d’une soirée normale.
— Mais il s’agit d’une soirée déguisée ! fit mine de se fâcher le Loir. Le coup du loup, c’est un peu facile et banal.
— Désolé, mon cher hôte, j’ai eu trop de travail ces jours-ci, pas une minute à moi. Mais cette déesse, à sa façon, n’a-t-elle pas contourné également la règle du jeu ? Nous voilà complices !
Ce que l’on apercevait des yeux de ce Loup ne laissait pas une femme indifférente, il fallait l’admettre. Comme si son masque accentuait le côté sauvage du regard. Diane se ressaisit pour répondre :
— J’ai l’excuse de mon prénom. Mais vous, vous avez choisi d’être un animal sauvage et mes flèches sont meurtrières, ne l’oubliez pas.
— Mon cher, tu as intérêt à courir vite ! Venez tous deux, je vous emmène au buffet, où vous pourrez… dis-courir ! C’est vraiment gentil, Diane, d’être revenue cette année.
— Tu sais que j’adore cet endroit. Oui oui, un peu toi aussi, bien sûr.
Ils atteignirent le buffet en riant. Un gros chien y rognait quelques petits fours.
— Dis-moi, mon brave toutou, tu connais ces animaux-là ? lui demanda Alexandre-Octave.
— Non, c’est la première fois que je viens, tu sais. Mais je ne vois qu’un seul animal.
— Tous les humains sont des animaux, voyons ! Ce soir, pas de présentations, la plupart des invités sont costumés jusqu’à la crête, il faut respecter le mystère de l’anonymat ! Évidemment, ces deux-là sont une exception.
— Distinguo, mon cher Loir, moi j’ai un masque.
— Sur ton visage ou sur ton âme ? fit l’autre en lui flanquant une petite tape sur le dos, avant de rejoindre d’autres convives.
Le visage du Chien n’était guère discernable, tout comme celui de la plupart des invités. On devait crever de chaud, sous cette espèce de cagoule poilue ! Il répondit que non, que si la nuit devenait fraîche il ne s’en plaindrait pas. Discrètement, le Loup s’éclipsa en s’excusant, abandonnant Diane au gros toutou.
— Je vous offre une coupe de champagne ? fit le Chien.
— Volontiers.
— Vous connaissez notre Loir depuis longtemps ?
— Vous parlez du pays ?
— Non, de notre hôte, répondit-il en cherchant dans les yeux de la jeune femme si elle plaisantait ou non.
— Les deux vont un peu ensemble, vous ne croyez pas ? Il vit ici toute l’année. Je travaille au Mans, nous sommes collègues. Et vous ? Où nichez-vous ?
Cette fois, le Chien sourit, percevant le côté facétieux de cette déesse fort séduisante.
— Je vis non loin d’ici, à la campagne. C’est calme, j’aime bien, il y beaucoup d’oiseaux, de très belles plantes aquatiques. Jusque dans cette rivière, qui longe le parc, vous avez-vu ? Mais je ne connais notre Alexandre-Octave que depuis peu. Je ne sors pas beaucoup, je chasse parfois, avec mon chien.
— Moi pas, malgré les apparences !
— Elles sont souvent si trompeuses, n’est-ce pas ?
Diane avait toujours désiré avoir un chien, disait-elle, mais son appartement était trop petit pour qu’il y vive heureux. Elle aurait voulu un bel et grand animal, un dogue, par exemple.
— Un peu comme moi, alors ? fit l’autre.
Diane sourit, n’insista pas. Il comprenait. Un chien, ça avait besoin d’espace. Ce chien humain paraissait pouvoir tout comprendre. Elle souriait gentiment à ce bon gros dogue enveloppé de la tête aux pieds dans sa tenue canine, le cou serré par un énorme collier qui semblait n’attendre qu’une laisse pour qu’on emmène l’animal.
— Votre collier est magnifique, fit-il en se penchant un peu vers le cou de Diane. Rien à voir avec le mien !
— Merci. C’est un bijou de famille. J’y tiens beaucoup.
— Je comprends. Le mien, je n’ai qu’une hâte, c’est de m’en libérer.
— Qu’attendez-vous ? Même sans lui, on ne vous confondra pas avec une libellule ou une girafe !
Diane se pinçait déjà les lèvres en regrettant ces comparaisons peu délicates. Elle détourna la tête, aperçut, à l’autre bout de la salle, le Loup, qui semblait de pas les quitter du regard, tout en s’appliquant à boire délicatement sa coupe de champagne. Á ce moment, une voix annonça que les desserts étaient à disposition. Ce fut la ruée vers le buffet. Oppressée, bousculée, Diane était furieuse. Elle pensa renoncer, chercha des yeux le Chien pour lui proposer d’attendre à l’écart la fin de la marée humaine. Il avait disparu. Elle s’écarta, regarda un peu partout, impossible de retrouver cet animal !
— Le toutou a quitté sa maîtresse ?
Le Loup était devant elle.
— Vous avez un de ces vocabulaires !
— Je plaisante, ne vous vexez pas, déesse. Ce sont tous ces gens qui m’énervent à se conduire comme des bêtes !
Décidément, il brillait une lueur fort attirante, derrière ce masque. Pouvait-elle aller jusqu’à fascinante ?
— Oui, c’est insupportable, répondit-elle en partageant son agacement. Pour une fois, on dirait que c’est l’habit qui fait le moine…
— Dans ce cas, je dois me méfier des flèches que vous allez m’adresser !
— Je n’irais pas jusqu’à transpercer un inconnu. L’Olympe a tout de même du savoir-vivre. Moi, j’agis à découvert. Vous n’avez pas trop chaud, derrière ce masque ?
Il ne tomba pas dans le piège.
— J’assume mon choix. Mais vous, je ne vous crois pas cruelle, malgré votre carquois, plein de traits acérés, sans doute. Nous sommes un peu semblables : on dépeint le loup comme une bête très sauvage, un solitaire sanguinaire, alors qu’il vit en bandes et n’attaque l’homme que s’il y est contraint. Il est moins féroce que ne peut l’être un chien. Avez-vous jamais vu un dogue desserrer les crocs quand il les a plantés dans un bras ou dans une jambe ?
Diane esquissa un sourire.
— Ou dans un cou ? ajouta-t-il, plus lentement.
— Vous pensez à quelqu’un de particulier ? Vous voyez bien qu’il m’a abandonnée.
Le Loup regarda vers le fond de la salle, sembla chercher quelque chose, hésita :
— Excusez-moi, je reviens tout de suite.
Décidément, ces canidés ne tenaient pas en place. Celui-ci, au moins, s’était excusé. Diane en profita pour chercher les toilettes, se faufila à travers la foule en se disant que dans l’Arche de Noé ça ne devait pas être pire, sauf qu’ils étaient tous par couples. Zut, les lieux d’aisance étaient occupés. Il y en avait d’autres au rez-de-chaussée, lui dit-on, dans le vestibule. Elle descendit le magnifique escalier de marbre qui l’impressionnait toujours, surtout par son virage. Elle admira les portraits de famille qui ornaient l’entrée. Un pas rapide la fit se retourner. Le Dogue se hâtait vers la sortie.
— Alors, jeune quadrupède, on abandonne la déesse en pleine chasse ?
L’autre entrouvrit la gueule, ne sachant quoi répondre, visiblement pris de court.
— Je comprends, ironisa Diane, quand la nature les presse, les chiens doivent trouver un arbre au plus vite.
— Ah ah, notre déesse est en verve !
Le Loup venait d’apparaître. Le Dogue fit mine de vouloir sortir, mais de la main l’autre le retint.
Un loup n’avait que les os et la peau
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue, aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
— Je suis pressé, j’ai de la route à faire, excusez-moi…
— Je croyais que vous habitiez dans le coin, dit Diane. Elle est belle cette fable, enchaîna-t-elle, amusée par l’initiative inattendue du Loup. Vous vous souvenez, le chien vante ensuite auprès du loup la nourriture abondante, les caresses, et l’incite à servir son maître s’il désire, lui aussi, se la couler douce. Mais voilà que…
Gêné, le Dogue devenait fébrile, se grattait nerveusement le collier, sans oser fausser compagnie. Quelques autres invités descendaient à leur tour, peut-être en quête, eux aussi, de toilettes disponibles. Intrigués par ce qu’ils entendaient, ils ralentirent, puis s’arrêtèrent en entendant le Loup proclamer :
Chemin faisant il vit le cou du chien pelé.
Qu’est cela ? lui dit-il.
Diane sourit de cet enchaînement. Le Loup avait bonne mémoire de ses fables. Le Dogue ne répondait rien.
Qu’est cela ? lui dit-il, répéta le Loup en avançant la main vers le collier du Dogue. L’autre maîtrisa un réflexe de recul, se raidit.
— Je dois donc assurer les répliques moi-même, puisque notre Dogue est muet, dit le Loup en prenant l’assistance à témoin :
Rien. – Quoi ? rien ? – Peu de chose.
Le Dogue ne bronchait pas.
— Alors, que veut-il dire notre bon chien par ce : Peu de chose, hein ? Mais encore ?
Diane commençait à trouver que la taquinerie avait assez duré, ce pauvre Chien semblait de plus en plus mal à l’aise, surtout devant les autres. Pourquoi le Loup le titillait-il à ce point ? L’avait-il rendu si jaloux ? Quoi qu’il en soit, c’était drôle au début, mais plus maintenant. Elle fit un geste, que le Loup repoussa :
Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
— C’est vrai, n’est-ce pas, un collier, ça laisse des traces, dit le Loup à l’assistance qui s’était faite plus nombreuse. Surtout lorsqu’il est si gros et si lourd, ajouta-t-il en se rapprochant un peu plus du Dogue. Cette fois, l’autre esquissa un repli vers la porte. Le Loup le saisit à la gorge :
— Et surtout si ce collier en dissimule un autre !
Diane porta la main à son cou.
— Mon collier !
Plusieurs personnes se mirent alors en travers de la sortie. À terre gisait l’énorme collier du Dogue, tandis que le Loup maintenait d’une main le cou du voleur et, de l’autre, brandissait maintenant le bel et fin ras-du-cou de la déesse.
La fête était finie. Si le Loup avait démasqué le Chien, c’est que sa jalousie lui avait fait garder l’œil sur lui pendant tout le temps où celui-ci bavardait avec Diane, et ensuite lorsqu’il l’avait brusquement quittée. Il avait pu apercevoir le geste du vol, facilité par la bousculade vers le buffet. Puis il avait suivi le Chien aux toilettes du premier étage et, à sa sortie, avait été intrigué par ses gestes, qui semblaient vérifier sans cesse que son collier canin soit bien en place. C’est ce qui lui avait mis la puce à l’oreille : la moindre des choses pour un chien.
— Quelle aventure ! dit Diane en lui prenant les pattes, ou plutôt les mains. Je vous en serai éternellement reconnaissante.
— Ce n’est rien, je n’ai que le mérite d’avoir été jaloux, dit-il en l’emmenant vers la grille de la propriété.
Diane rougit un peu. Les dernières étoiles se reflétaient sur son cou, dans les diamants qui l’enserraient délicatement, ainsi que dans la lune qui culminait sur son diadème.
— Il faut que je rentre maintenant, dit-elle, pour me remettre de toutes ces émotions. Et demain, je reprends le collier.
L’œil du Loup pétilla. Diane éclata de rire, plus ravissante encore. Le Loup la caressa d’un sourire, ôta son masque. Diane dégusta les beaux yeux sombres.
— Je vous ai vue arriver à pied, dit-il. Ma voiture est à votre disposition.
Le jour était encore incertain, réplique matinale de cette clarté crépusculaire qui s’étend, le soir, entre chien et loup. Mais dans l’aube indistincte, tandis que le Chien était chassé du parc, le Loup entraînait la déesse au fond des bois.