Deux femmes à la fenêtre.

jeudi 29 juin 2023 par Marie Pontacq

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2023

Ce pourrait être le titre d’un tableau, et ce n’est pas une remarque gratuite. Toutes les deux ont partie liée avec la peinture. Chaperonnée par son frère peintre, Jeanne a étudié le dessin et la couleur à l’Académie Colarossi, rue de la Grande-Chaumière, où elle a rencontré sans doute son futur compagnon. Elizabeth a posé pour les plus grands peintres de son temps.
Deux silhouettes à longue chevelure, l’une auburn (à l’académie, on la surnommait Noix de Coco), l’autre de ce blond cuivré qui faisait rêver les peintres préraphaélites. Des toisons démesurées, sinueuses, coulant d’elles sans en faire tout à fait partie, comme une extension un peu dévoratrice. Et sous cette parure, un visage exsangue, comme pompé par ce foisonnement plus fauve qu’aucun automne. Car elles sont pâles, toutes les deux. Presque vidées de leur sang sous leurs cheveux précieux, leurs cheveux d’or. Tous leurs contemporains ont souligné cette blancheur de leur visage, très prisée à l’époque d’Elizabeth, un peu moins du temps de Jeanne.

On ne sait pas laquelle des deux est la plus fragile, la plus menacée. Leur tête inclinée (c’est ainsi qu’on les voit sur les portraits qu’on possède d’elles) semble ployer sous un fardeau, invisible à nos yeux mais trop lourd pour elles.
Il y a, chez elles, quelque chose qui bouleverse, qui fait mal. Trop jeune, l’une. Trop malade, l’autre. Trop vulnérables, toutes les deux.
Retourne chez toi, tu n’es pas faite pour moi, tu pleures des larmes de lait, disait l’amant de l’une.
Lunaires, toutes les deux ? Oui, des femmes d’outre-monde, à collerette de douleur, c’est ainsi qu’on les voit. La Valentine châtaine du Grand Meaulnes, contrepartie nocturne de la solaire Yvonne, ressemblait elle aussi à un joli Pierrot.

Debout derrière une fenêtre close, à trois cent soixante kilomètres et cinquante-huit ans de distance et de temps qui les séparent, elles sont deux à la fenêtre, mais pas à la même fenêtre ni au même moment. Elles ne se sont pas connues, n’ont jamais su ce qui les rapprochait malgré leurs différences, leur parenté profonde, quelque part au-delà des apparences.

Jeanne a vingt et un ans, Elizabeth trente-deux.
L’une et l’autre sont enceintes pour la deuxième fois.
Le premier enfant de Jeanne, une petite fille, a été confié à une nourrice, dans le Loiret. Celui d’Elizabeth était un bébé mort-né. Elle ne l’a jamais tenu dans ses bras, elle a à peine entrevu son visage, mais sa disparition la hante, comme tant d’autres choses : l’enfant perdu, l’amour perdu, le talent inabouti, et cette toux qui la déchire depuis tant de mois et que son corps ne peut plus endurer.
Est-ce vraiment depuis les trop longues poses dans l’eau refroidie d’une baignoire qu’elle tousse ainsi ? On a dit que la dernière séance s’était trop prolongée, que les bougies allumées sous le tub s’étaient éteintes sans que le peintre, absorbé par sa tâche, s’en aperçoive, et qu’elle était restée là sans rien dire, immobile et docile, afin qu’il puisse achever son œuvre : le portrait de cette jeune femme allongée, bouche entrouverte sur un dernier chant parmi les fleurs d’une rivière, cette abandonnée chantant son inguérissable peine. Il est certain qu’elle a fait une pneumonie après cette séance-là et que son père a exigé du peintre qu’il prenne en charge le coût des médicaments et les honoraires du médecin. Mais aujourd’hui, n’est-ce pas plutôt la tuberculose qui la mine, la phtisie, comme on l’appelle en ce temps ? N’est-ce pas ce mal-là qui, lorsqu’elle tousse, injecte un instant du rouge sur ses pommettes livides, épuise ses forces, sape son énergie, déjà presque tarie, avec en plus cet enfant en elle qui la mange et dont elle ne sait pas si elle pourra lui donner assez de sa substance pour qu’il se façonne et la prolonge, alors qu’elle a déjà si peu de vie en elle ?

Elles sont seules, toutes les deux, à la fenêtre.
Le mari d’Elizabeth traîne quelque part dans Londres, elle ne sait pas où, dans l’un de ces bordels, peut-être, où le ramène son goût des chevelures fauves, des chairs à peindre, peut-être aussi sa lassitude des hauteurs où elle habite, où il l’a hissée lui-même et où il s’épuise à demeurer près d’elle.

Jeanne n’éprouve pas la même incertitude, elle sait où est son compagnon, et que de là où il se trouve, il ne pourra plus revenir vers elle, que c’est fini leur histoire, leur terrible et merveilleuse aventure. Toutes deux quittées, oubliées, l’une pour un soir, l’autre à jamais. On ne sait pas laquelle des deux est la plus seule.
Février 1862.
Janvier 1920.
Pour l’une et pour l’autre, c’est l’hiver.

En bas, sous la fenêtre de Jeanne, se devine une cour étriquée, entre des immeubles aux volets clos. Cinquième arrondissement de Paris, cinquième étage. Le jour n’est pas encore levé, elle ne distingue rien en-dessous d’elle que le bossellement gris des pavés où se dilue déjà le peu de neige tombée dans la nuit, et il n’est pas certain qu’elle lève le regard vers le ciel, ce n’est pas là qu’elle veut aller, c’est vers un autre part à l’intérieur d’elle, un pays dont elle ne connaît ni le nom ni les rues, juste elle sait que ça existe, cet ailleurs, que c’est là qu’elle a toujours voulu se réfugier quand la vie faisait trop mal de partout. Quelque chose s’étouffe en elle, qui avait besoin d’air, et d’envol, et maintenant se cogne, dans une nuit dont elle ne voit pas la fin.
Elle est seule, abandonnée, avec cet enfant à venir qui n’aura pas de père. Car il ne reviendra pas, celui qui l’aimantait. Il lui a signé, devant témoins, une promesse de mariage, mais que vaut-elle à présent ?
Non, il ne reviendra pas, mais ce qu’elle éprouvait pour lui est toujours là, sans but désormais. Que fait-on de l’amour quand l’amant n’est plus là ? Elle ne sait pas, sans doute n’a-t-elle pas assez d’aspiration vers le haut et le plus loin pour offrir une autre aire à cet amour, c’est une femme charnelle qui ne voit pas au-delà de cette chose battante en elle, dont elle ne sait plus que faire.

Derrière la fenêtre d’Elizabeth, c’est aussi la nuit, mais la longue traînée d’argent qui scintille sous ses yeux remplace les étoiles absentes, son ciel à elle est un ciel d’eau. Devant le ruban déployé de la Tamise, elle rêve peut-être de cette luxuriance dont le peintre a jadis entouré son visage blême : églantines, reines des prés, coquelicots rouges et myosotis bleus, toutes les fleurs du printemps pour sa couronne d’eau, pour sa lente noyade. D’une certaine façon, elle est vraiment cette noyée. Tout en elle se dissout, il n’y a plus de rive à atteindre, elle n’est plus qu’un corps défait dont elle ne sent pas les contours. Seule sa douleur l’arrime encore au monde, cette pointe rouge au creux de sa poitrine, quand elle respire, quand elle tousse.
Il y a si longtemps qu’elle étouffe… Peut-être ne se souvient-elle-même plus du temps où elle était une enfant comme les autres, une adolescente rêveuse qui s’est mise à écrire des poèmes parce qu’elle avait découvert, dit-on, un poème de Tennyson imprimé sur l’emballage d’un paquet de beurre. Puis est venu ce jour où Walter Deverell a vu se profiler son visage de madone derrière la vitrine de la chapellerie où elle travaillait, Cranbourne Alley. Coup de foudre artistique. Elle est devenue le modèle et la muse d’un groupe de peintres passionnés qui ont fait de sa rousseur l’astre flamboyant de leurs toiles. Mais la maladie a marché plus vite que l’art, et même que l’amour. Quand elle a épousé Dante Gabriel, elle était déjà si faible qu’il a dû la porter à l’autel dans ses bras.

On l’imagine, traçant du bout du doigt des arabesques sur la vitre embuée. Comme Jeanne, elle dessine et elle peint, c’est son compagnon peintre qui l’a initiée à cet art, peu et mal, quand il n’était pas ailleurs avec d’autres femmes, quand il avait le temps. Comme Jeanne, elle est douée d’un indéniable talent, que la vie (la sienne et celle des femmes d’alors, si retreintes dans leurs besoins, leurs aspirations) ne l’a pas laissé exprimer pleinement. Ses croquis, ses peintures, comme ceux de Jeanne, resteront longtemps inconnus du public, il faudra beaucoup de temps pour qu’ils sortent de l’ombre où les ont maintenus l’œuvre plus aboutie de leur compagnon – parce qu’ils ont eu le temps, eux, et les moyens, parce que les femmes artistes, à cette époque-là, ne sont pas prises au sérieux comme leurs compagnons. On tolère leurs aptitudes comme un à-côté, jamais comme la flamme qui les anime et les fait vivre. Si Elizabeth a été la seule femme à exposer à Fitzroy Square en 1857 aux côtés des peintres préraphaélites, les dessins de Jeanne, eux, ne seront découverts qu’en 1992.
Plus de soixante ans après sa mort.

Deux femmes à bout en cette nuit d’hiver, qui ne se connaîtront jamais, mais dont le cœur bat de la même douleur. On ne connaît pas leurs pensées ni leur tourment, on peut juste imaginer leur corps, sa fatigue, la façon dont elles se tiennent toutes deux penchées vers cette fenêtre qui ne leur donne rien à voir qu’un paysage flouté de ville au plus profond de l’hiver. Ces femmes pour qui la couleur a tant compté, compagnes de peintres et peintres elles-mêmes, n’ont plus que du gris sous les yeux, comme si le monde s’estompait devant elles, se diluait avant l’effacement dernier.
Un chemin qui s’arrête, comme celui du Champ de blé aux corbeaux, mais sans les jaunes éclatants de Van Gogh. Pour elles, il n’y a plus de soleil. Tout se dissout dans ce qu’on appelle aussi un crépuscule, celui du matin. Après cette cendre qu’est devenue la vie, ce lavis de bruns et de gris où tout se mélange et se confond dans la même uniforme absence, quelque chose poindra : une lueur très pâle, du côté de l’est. C’est bientôt le jour, mais elles n’en veulent pas, ni l’une ni l’autre. Leur journée s’est achevée, après celle-là elles n’en souhaitent pas d’autres. Ce qu’elles veulent maintenant, c’est que la nuit ne finisse pas. C’est se reposer.

Sans bruit, pour ne pas réveiller son aîné, son frère jadis tant aimé et qu’on a chargé de veiller sur elle, Jeanne ouvre la fenêtre du salon. Sa dernière vision, c’est cela : une cour parisienne au petit matin, sous un ciel fumeux taché de noir. Celle d’Elizabeth, c’est le ciel du lit où elle s’est recouchée après avoir pris sa dose de laudanum. Juste un peu plus que la dernière fois. Juste un peu trop qu’il ne faudrait.
Sous ses fenêtres, la Tamise continue de couler.
La Seine aussi, de l’autre côté de la Manche. Tous les fleuves la nuit se ressemblent.

Pendant qu’Elizabeth s’endort, Jeanne s’accroupit sur le rebord de pierre. Peut-être hésite-t-elle un instant, le buste plaqué contre la fenêtre, cherchant un appui. On imagine l’instant – suspendu, cette infime seconde où l’irrémédiable n’est pas accompli, où on pourrait presque rembobiner le temps, revenir en arrière. Ce fragment de seconde, cela pourrait être celui du choix qui lui est laissé jusqu’au dernier moment, si tout n’était pas déjà joué en amont. Pour Jeanne, c’est évident : elle n’a plus envie, ce côté-ci des choses lui est devenu étranger, ne l’intéresse plus, quelque chose en elle ne bat plus, ne sent plus, l’a abandonnée. D’un dernier regard, elle évalue la distance de la fenêtre au sol.
Quand elle tombe, le temps se contracte, se replie sur lui-même. Une chute, c’est toujours plus court qu’un envol.

Sur les pavés, le corps s’est ouvert comme une coque, pour laisser échapper sa sève.
Noix de Coco.
Un ouvrier qui se rend au travail le découvre au petit matin. Levant les yeux vers le haut de l’immeuble (la fenêtre sans doute est restée ouverte) il prend la jeune morte dans ses bras et la monte jusqu’au cinquième. Pour rien. Quelques instants plus tard, il redescend avec elle, ahanant.
Le frère n’en veut pas.
Les parents n’en veulent pas.
Ils lui en veulent, à elle.
De leur avoir échappé, d’avoir fait ça.
Peut-être que c’est compréhensible après tout. Il y a des réalités impossibles à supporter, on les écarte de la vue, on leur dit non.
L’homme ne sait plus que faire. On l’imagine, essoufflé, en sueur malgré le froid. Avec cette morte dans les bras, qui n’appartient à personne.
De guerre lasse, il charge le corps dans un tombereau, et c’est dans cette charrette brinquebalante que Jeanne achèvera son voyage, rue de la Grande-Chaumière, dans l’atelier qu’elle a habité avec son amant.

Elizabeth, elle, sera découverte endormie par son mari, de retour du bouge ou du tripot où il a passé la nuit.
La fiole vide est posée près d’elle, sur la table de chevet.
Il comprend.
S’assoit près d’elle, la regarde.
Longuement.
Il pense déjà au dernier portrait qu’il peindra d’elle :
Beata Beatrix.

On ne les laissera pas reposer en paix, à supposer que mortes, elles se reposent.
À Highgate, la tombe d’Elizabeth Siddal sera rouverte, Dante Gabriel Rossetti souhaitant récupérer un manuscrit de poèmes, qu’il avait fait enterrer avec elle.
On a dit que le corps était intact, que les longs cheveux avaient conservé leur éclat de flamme, qu’ils avaient même continué à croître, mais c’est sans doute une légende.
Exhumé par la famille, le corps de Jeanne Hébuterne sera déplacé du cimetière de Bagneux à celui du Père-Lachaise, où elle partagera la tombe de son amant. Après maintes palabres, ses parents auront enfin consenti à la coucher auprès de Modigliani, mort deux jours avant elle à l’hôpital de la Charité, de la tuberculose dont il souffrait depuis des années.

Pour les monuments, on parle de vestiges. Pour les humains, de restes. Restes remués, violentés de lumière, puis rendus à l’ombre de nouveau, sous le marbre ou dans la terre.
Et le temps, qui fait tout repousser : des fleurs sur le sol, de la mousse et du lichen entre les pierres.


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