C’est notre dernier été. J’y pense jour après jour, presque à chaque instant. Comment retenir l’écoulement du temps, m’imprégner de tout ce que tu m’as donné ? Tu ignores cet abandon qui se prépare, à mon cœur défendant. J’y suis contraint. C’est pour moi une douleur qui diffuse lentement, irradie, me réveille la nuit.
Je me suis installé dans ta bibliothèque, dans le fauteuil aux accoudoirs râpés, calé dans ce coussin avachi qui accueillait les siestes de mon père, et je t’écris là, sur son vieil ordonnancier, au papier jauni. Je caresse d’un doigt son nom imprimé dans le coin droit, en lettres anglaises : Docteur Ivan Genevoix- ancien interne des hôpitaux de Paris.
C’est notre dernier été. Je refais un à un tous ces gestes dont j’ai été témoin, je veux les graver dans mes mains. Ce matin, j’ai coupé du bois avec la vieille scie circulaire, heureux à chacun de ses gémissements stridents. J’ai ramassé la sciure, rangé le bûcher. J’ai ratissé l’esplanade devant le perron, je suis descendu au potager, j’y ai savouré quelques framboises et admiré les pois de senteur, j’ai continué jusqu’au verger, j’ai ramassé à terre les petites pommes rabougries au goût acidulé, en évitant les guêpes, j’ai cueilli quelques dahlias, les ai assemblés dans le vase d’opaline sous le portrait de mamie qui m’a regardé tendrement.
À pas lents, je suis descendu jusqu’à l’orée du bois, j’ai pris sa canne, dont je n’ai pas besoin, m’en suis servi pour remuer les feuilles sous le chêne à l’endroit où grand-père trouvait des girolles. J’ai cru sentir leur parfum. Je me suis assis sur le banc et j’ai retrouvé sous mes mains la douceur de la pierre moussue.
Je l’ai caressée. J’ai fermé les yeux. Sous mes paupières est revenue mon enfance en liberté : la cabane dans le grand sapin, la descente en charrette à la ferme, le lait bourru dans les berthes qu’il fallait caler entre nos genoux pour ne pas les renverser, la cueillette des mûres le long des haies, les visites au clapier interdit où nous gavions les lapins d’herbe toxique, les courses avec les cousins jusqu’à l’église dès le premier coup de cloche pour avoir le privilège de sonner l’angélus du soir, les après-midi dans l’odeur des vieux habits militaires au grenier, les « pestacles » répétés tout l’été pour cette unique et magnifique représentation en présence de tous les oncles et tantes réunis.
Je viens de toi, tu es mon socle, je me croyais solide, voilà que je vacille.
Bien sûr, je n’ai pas toujours été reconnaissant, ni fidèle. Attiré par le vaste monde, je me suis éloigné à l’adolescence, je dois même te confier que pendant des années, je t’ai vécu comme un poids, un lieu assigné, que je n’avais pas choisi, où je venais contraint pour des rituels familiaux consentis, par devoir.
Et puis, subtilement, tu m’as de nouveau attiré dans ton aura. Je te suis revenu, plus souvent et avec de plus en plus de plaisir. Justine a facilité nos retrouvailles, elle t’a adoptée, a sublimé tes défauts avec bonne humeur et nous avons voulu ensemble que nos enfants connaissent tes merveilles. Mon père, progressivement et en douceur, m’a cédé sa place. Nous avons arpenté ensemble les hectares de ton parc, il me consultait, l’air de rien sur les décisions à prendre : fallait-il vendre telle parcelle de bois pour faire restaurer le petit temple grec de la pièce d’eau ? Etais-je d’accord pour faire replanter des massifs d’hortensias ? Car nous aurions pu changer de décor, comme nous y incitait le paysagiste professionnel qui avait remplacé notre vieux Léon parti en retraite. Et le hêtre rouge ne devait-il pas être élagué ? J’ai partagé sa peine lorsqu’il fallut nous résoudre à abattre le grand sapin qui avait pris la foudre.
Il m’incitait à prendre soin de toi, m’initiait à tes failles, dont je n’avais pas toujours conscience : ce satané chauffage aussi coûteux qu’inefficace, la vétusté de ta toiture dont les élégantes petites tuiles bourguignonnes étaient devenues poreuses avec le temps.
Peu à peu, je me sentais responsable, tu me donnais du souci, je m’attachais à toi. Comment me défaire de cet attachement ?
En acceptant ta charge, j’avais pris l’engagement tacite de te conserver et de te transmettre, comme mon père l’avait fait pour moi et son père avant lui.
Les promesses implicites, celles que l’on se fait à soi-même, sans les énoncer à voix haute, sont les plus difficiles à trahir.
Vois comme je tremble sous le regard sévère de l’ancêtre dans son cadre ! Je scrute son visage austère, je l’imagine à cette même place, dans cette bibliothèque qui sent la poussière, regarder par la fenêtre ce paysage qui n’a guère changé depuis un siècle. Qu’ai-je fait pour être celui qui va défaire l’œuvre de quatre générations ? N’est-il pas temps encore de sauver le navire ? Mes nuits sont hantées par ce souci et je tente honnêtement, sincèrement d’y répondre. Je tourne et retourne toutes les solutions possibles pour arriver chaque fois à la même conclusion. : Je n’ai pas réussi à faire la synthèse entre hier et aujourd’hui.
Je croyais me moquer de cet hier confiné par les traditions, et au moment de te quitter, je mesure à quel point je suis aussi pétri de cette pâte-là.
Tu vas me manquer : ton odeur si singulière de feu de bois et d’encaustique, les coups de boutoir dans tes tuyaux, les pieds d’éléphant de ton énorme baignoire, le lino craquelé du palier de ton étage et toutes ces chambres biscornues aux papiers peints jaunis dont Justine avait tiré le meilleur parti avec ses trouvailles de chineuse avertie.
Lorsque nous nous sommes séparés avec Justine, je n’ai pas vu venir tous les dégâts collatéraux. Nous avons pris cette décision après plusieurs épisodes de très fortes tensions, je t’avoue que nous en avons d’abord été soulagés. Nous étions d’accord au moins sur une chose : nous n’allions pas nous contraindre à rester ensemble alors que l’amour avait déserté, que nos désirs n’étaient plus en phase. Nous ne ferions pas semblant, pour la galerie, nous refuserions d’infliger à nos enfants le climat de silencieuse rancœur qui avait eu cours entre mes parents et que ma sensibilité avait bien mal supporté. Nous serions une famille moderne, après l’inévitable crise de la réorganisation, nous saurions rester un « couple parental » intelligent, apte à conduire nos trois chéris à l’autonomie.
Il nous a peut-être fallu partager cet espoir-là, d’un avenir meilleur et plus épanoui pour chacun, qui nous rendrait à nouveau généreux, pour faire le pas du divorce pas encore banalisé pour nos familles enracinées dans une tradition catholique et bourgeoise.
Avec le recul d’aujourd’hui, je ne peux pas me mentir : nos belles déclarations d’intention se sont écroulées en joutes mesquines pour l’argent, et en puériles rivalités dont nos enfants ont fait les frais.
Bien sûr, je me suis étourdi quelque temps dans ma liberté sentimentale et sexuelle retrouvée, j’ai vécu l’adolescence dont j’avais été privé, me grisant de succès faciles et rejetant le cadre. Je n’ai pas voulu voir où me conduisait ce nouvel appétit, j’ai lâché les freins et me suis retrouvé la tête la première dans le ruisseau.
C’est à dessein que j’utilise cette image un peu désuète qu’employait grand-père pour parler des filles de mauvaise vie, pour que tu comprennes la honte qui a été la mienne lorsque j’ai réalisé que j’avais détruit en quelques mois pour des pulsions d’adolescent attardé tout un équilibre professionnel et familial et qu’il me fallait désormais regarder en face des obligations à la traduction immédiate, en espèces sonnantes et trébuchantes : la prestation compensatoire pour Justine, les frais des enfants, exponentiels dans cette période où ils allaient entamer les uns après les autres des études supérieures, mais surtout les conséquences désastreuses de ma désinvolture. Mes associés m’avaient foutu dehors et je devais réparer le préjudice financier causé à deux gros clients dont je n’avais pas certifié les comptes à temps.
Tu connais mon penchant optimiste, ma confiance dans le fait que « tout va s’arranger », ce que Justine appelait mon déni de réalité, ce que je pense être une excellente aptitude à vivre le présent pour en prendre et garder le meilleur.
J’avais cru que la vente de notre maison de Boulogne suffirait à éponger mes dettes.
C’était sans compter sur les représailles de mes anciens associés, qui t’ont hypothéquée pour garantir les risques liés à mes fautes professionnelles.
Lorsque j’ai reçu le recommandé m’annonçant la nouvelle, j’ai cru m’évanouir, j’ai compris soudain le caractère quasi sacré qui t’était attaché. J’ai vu mon père me regardant, sans colère, mais les yeux pleins de larmes, j’ai eu des envies meurtrières contre Thomas, mon associé et ami devenu traître, que j’avais reçu tant de fois ici, auquel j’avais dévoilé en confiance cette partie de ma vie, le seul à savoir ce que tu représentes pour moi et qui venait de m’atteindre comme jamais. J’ai osé penser que je souffrais plus de risquer te perdre que d’avoir perdu Justine.
Après quelques mois où je me suis débattu en me plaignant à droite ou à gauche de ce qu’on avait osé me faire, ne sentant aucune compassion chez mes proches, et même plutôt du triomphe chez ma sœur Alice qui n’avait jamais accepté la décision paternelle de te confier à moi, j’ai cherché des solutions pour te sauver.
Je me suis imaginé m’installer ici à l’année, alliant mon métier d’expert- comptable avec une activité de maison d’hôtes et de réception.
Je te voyais pimpante et ragaillardie, dans la splendeur de ton parc fleuri, accueillir des mariages, des cousinades, des séminaires professionnels, j’avais encore un réseau de contacts à Paris que je pourrais utiliser, je me suis vu te louer pour des films, organiser des parties de chasse à l’automne, et en intersaison, au printemps surtout, recevoir des vacanciers étrangers désireux de se reposer quelques jours dans une maison bourgeoise à la française.
Même si mon métier me pèse désormais, les chiffres me parlent encore et je me suis vite rendu compte qu’avant de pouvoir « t’exploiter », il eût été nécessaire que je te fasse une vraie beauté, sans lésiner sur les moyens. Et puis, seul, je ne pouvais pas mener un tel projet, il me manquait non seulement l’argent mais le savoir-faire, le raffinement et la débrouillardise d’une Justine qui avait durant de nombreuses années mis de la gaité et de la couleur dans ton austérité.
J’ai cherché comment te « valoriser » sans trop t’amputer. Peut-être vendre une partie du terrain ou des parcelles de bois exploitables, mais l’expert foncier consulté m’a dissuadé de te démembrer, me faisant comprendre à juste titre que ta valeur venait de ton ensemble.
Coincé, d’horribles pensées me traversaient : je t’ai vu flamber dans la nuit, un court-circuit bienvenu aurait fait partir en fumée toutes ces strates de souvenirs empilées, j’aurais perçu l’indemnité d’assurance, abandonné les terres agricoles à mes créanciers, me serais enfui lâchement loin de tous et de toutes responsabilités. Dans un moment d’égarement, j’ai même pensé périr avec toi, nous réduire en cendres, mais laisser cet héritage-là à mes enfants m’a paru monstrueux et indigne de ce que j’ai reçu.
Puis j’ai fait une ultime démarche qui m’a énormément coûté : je suis allé trouver Alice et ce péteux que j’ai toujours détesté : mon beau-frère. Je ne leur ai rien caché de ma disgrâce, j’ai proposé qu’ils te rachètent. J’imaginais un arrangement me permettant de te faire échapper à la vente à des inconnus. Nous aurions pu convenir d’un prix préférentiel, et j’aurais gardé un droit de regard sur ton destin. J’ai invoqué le souvenir de notre père, mon souhait de ne pas t’abandonner complètement, toi le berceau de notre famille. Leur refus ne m’a pas surpris. Figure-toi qu’il m’a même soulagé. Alice a toujours joué les brimées alors qu’au fond, elle te revendiquait simplement pour la forme, en réaction à la décision paternelle certes influencée par des pratiques d’un autre âge. Alice se serait bien vue jouer les propriétaires mais sans aucune des servitudes et responsabilités attachées à cette condition. Cette idée d’un arrangement familial n’était pas une bonne idée, elle m’a sûrement été soufflée depuis l’au-delà par tous ceux qui ont fait des sacrifices pour toi, et a eu le mérite de me faire réfléchir à ce qu’il restait vraiment de cette famille au nom de laquelle je n’arrivais pas à concevoir pour toi un avenir sans nous.
J’en étais là de mes réflexions lorsque Thomas le traître m’a fait une proposition.
Il avait un acheteur potentiel parmi ses clients : une institution s’occupant d’enfants autistes venait de recevoir un legs très important pour ouvrir un établissement spécialisé, avec un cahier des charges précis. Il leur fallait un lieu à la campagne, avec du terrain pour pouvoir y accueillir des animaux.
J’ai accepté de recevoir le président de cette institution. Cette rencontre a été déterminante car je crois qu’il a eu un coup de foudre pour toi. Je ne sais ce que tu lui as évoqué mais j’ai senti tout le respect que tu lui as inspiré. J’ai senti qu’il était sensible à ton âme et qu’il conserverait ton essence autant que cela lui serait possible.
Il a eu le talent de me permettre d’imaginer ce que serait ton avenir au service de ces enfants différents. Il m’a parlé de sa mission avec une magnifique force de conviction. Mais comment avais-je pu vivre jusqu’à aujourd’hui en étant tellement loin des autres et du monde vivant, vibrant ?
Ce projet allait nous donner, à toi et à moi, une chance d’évoluer, de faire bouger, de transformer ces valeurs dites de la famille pour les transposer dans quelque chose de bien plus large et universel.
Cette lettre a pris l’allure d’une confession. J’avais besoin de refaire avec toi mon chemin, te dire mon ambivalence, besoin que tu me comprennes au moment de passer le relais.
Vois-tu, j’écris tout cela pour que tu m’aides à te quitter. Ce n’est pas du désamour, c’est le mouvement de la vie qui s’impose, qui me déchire et me délivre peut-être, oui, me délivre.