Comme une boule

dimanche 15 novembre 2020 par Muriel Robe

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Je me suis posée comme une boule dans son vieux canapé défoncé, j’ai retrouvé mon trou, là où petite je m’endormais avant qu’elle ne nous secoue en pleine nuit pour nous réveiller. Elle allait se coucher. À trois heures du matin y’avait plus rien à boire et plus rien de bien à la téloche. Chacun sa place, mon frère Antoine à sa gauche et moi à sa droite, elle était gauchère, plus facile pour les taloches. C’était comme ça nos soirées, à rester sages devant l’écran pendant qu’elle avait décidé d’écluser sa peine et de fumer son dégout d’elle-même et je crois aussi de nous.
Deux jours que je sue et que je passe à vider son appartement ébréché à La Chatoire, un quartier du Tampon. Mon frère n’a pas voulu venir, il m’a dit de tout jeter à la benne, je n’ai pas insisté, j’ai pensé que ses épluchures de souvenir ça faisait longtemps qu’il les avait mises à la poubelle. Logique. Impossible de lui tirer de la tête que sa mère n’était qu’une ordure de première.
Ce midi pour terminer, je me suis attaquée aux placards de sa chambre, j’ai pelleté des frusques informes, boulées et trouées, les vieilles peaux de sa silhouette ravagée. J’avais presque fini lorsque j’ai découvert tout au fond, en haut de la dernière étagère, une longue boîte. À l’intérieur, sa tenue de l’émission, le petit blouson rouge, sa belle robe noire, les fines bottines, les boucles d’oreilles brillantes. Sa panoplie de jouvence.
Tout sentait encore le parfum cher de son retour victorieux à la maison.
Je ne suis pas fière. J’avoue que j’ai enlevé mon legging et mon T-shirt, oui. Oui, j’ai tenté d’enfiler la belle robe devant la glace rayée du placard. Je n’ai même pas pensé sur le moment qu’une boule comme moi ne rentrerait jamais dans ce genre de fourreau. Même taille 46.
Et là, je suis posée sur le canapé, le grand carton à mes pieds. Je ne sais pas quoi en faire.
C’est sa belle-sœur, Bernadette, qui avait inscrit ma mère à cette émission, elles faisaient toutes les deux les marchés forains, mon père était encore avec nous et travaillait dans une coopérative agricole dans le coin de Petite Île. On habitait encore une petite maison à Mont Vert les Hauts entre la route qui monte et les champs de canne. À cette époque- là on était encore presque une vraie famille. Je répète « encore », je m’en rends compte, cet encore-là est certainement dégoulinant d’une nostalgie.
Je dis « presque une famille » parce que ma mère se plaignait déjà beaucoup, de la vieillesse qui l’avait attaquée trop tôt à cause de son boulot, de ses chairs avachies qui flottaient autour d’elle comme de vieilles ailes, qu’elle disait, de sa fatigue d’être grosse à cause de nous, mon frère et moi. C’était radical qu’elle répétait, dans grossesse y’a grosse. Et puis le manque de temps pour elle lui avait rongé sa vie. Le manque d’argent l’enlaidissait, là c’était surtout la faute de mon père.
Alors, c’est vrai, sa participation à cette émission avait été comme un coup de foudre familial. Un tonnerre de promesses. C’était une émission télévisée qui proposait de retrouver jeunesse et beauté, « Ô de jouvence » que ça s’appelait.
Ma mère avait été absente de la maison pendant trois semaines pour prendre soin d’elle ce qui revenait à apprendre à mieux manger, faire de l’exercice, arrêter de boire, moins fumer, se faire relooker et faire enfin exploser la femme canon qui était enfouie en elle. La croisade contre la mocheté était lancée, les saints soldats coiffeurs, dentistes et prothésistes, maquilleurs, nutritionnistes, coachs de tous poils, tous, feraient que ma mère sortirait de la bataille auréolée de beauté et de grâce.
C’est sûr c’était pas gagné d’avance. Mais j’avais dix ans et mon frère six et je me souviens de cette période comme d’un conte de fées. On écrivait à maman qu’elle nous manquait, on lui envoyait de beaux dessins, on lui dessinait des cœurs rouges et des fleurs. Et la Grande Dame de l’Émission venait nous voir chez nous et nous disait que maman, elle nous aimait parce qu’elle pleurait, seule, dans sa belle et grande chambre d’hôtel en lisant nos courriers. Bon on savait bien que c’était un jeu mais quand même on y croyait fort en fermant les yeux.
Notre père avait beau dire qu’il trouvait ça con, qu’elle était bien comme elle était et que ça lui suffisait, maintenant au fond je suis certaine qu’il voulait aussi y croire, que l’idée lui plaisait. Changer de femme pour une mieux tout en gardant la même. Peut-être il en rêvait pour de vrai. De toute façon c’est ce qu’il a fait quelques années après. Il nous a quittés nous et notre mère pour une moins grosse et plus jeune, et si je veux être sincère, pour une plus belle de l’intérieur.
Devant ce grand carton je me refais le film du grand soir. Toutes les familles étaient réunies sur le plateau de l’Émission à attendre leur nouvelle mère respective. Je me souviens que notre mère était la troisième à descendre le grand escalier vertigineux, lumineux.
Quand elle est apparue, mon père, mon frère dans ses bras et moi nous formions une statue pétrifiée, la gueule ouverte, le sel des larmes. Puis mon frère s’est mis à pousser des cris stridents en battant des mains comme un débile. Et moi je n’osais pas la contempler. Je jetais un regard vers elle et tout de suite je m’enfouissais le visage sous la veste de mon père, entre les jambes de mon frère, une attardée. Pourquoi je me cachais comme ça ? Ma mère était trop belle à regarder ? Peut-être que je n’étais pas dupe, que je savais que ma vraie mère était ailleurs, qu’elle s’était absentée pour laisser place à cette femme raffinée qui me souriait fièrement en me tendant les bras. Mon père, lui, s’était laissé foudroyer, des éclairs lui débordaient des yeux. Avec du recul je pense qu’il commençait à bander sous les projecteurs.
Cette image de honte et de joie mêlées je l’ai bien gardée dans le fond de ma cervelle. Souvent quand notre mère se faisait un pétard après quelques bières, elle nous remettait l’émission de quand elle avait été putain de michetonne. On devait regarder en boucle devant les cartons graisseux et les boîtes sales de nos repas engloutis. « Alors vous avez quoi à dire Vanille et Chocolat ? Elle était pas au top du top votre mater ? »
Vanille c’était moi et Chocolat mon frère. C’était comme ça, on était ses deux bouboules de glace préférées. Quand elle était de bonne humeur et qu’il n’y avait rien de prévu à manger le dimanche soir, on descendait en bus dans le centre-ville de St Pierre, on se bâfrait de cornets qui coulaient entre nos jambes, assis sur le trottoir, en face du glacier. Depuis Antoine a fondu. Pas moi.
J’ai gardé cette boule, pour être plus exacte je crois que je me suis formée tout entière autour de cette boule originelle, comme si tout mon être était le résultat de cet effet boule de neige. J’ai augmenté en volume parce que j’ai roulé le caillou noir de cette enfance dans les couches sordides de mon existence.
J’ai envie de les déchirer, de les découper ces vêtements d’apparat, ces oripeaux d’opérette, d’en faire des torchons pour terminer les carreaux.
Bien sûr, un mois après l’émission, tout avait commencé à craqueler comme un vernis mal séché. La robe en soie noire vite tachée ne passait pas à la machine et pas les moyens d’aller toujours courir au pressing. Elle l’avait finalement rangée, pas l’occasion de la mettre. Elle ne pouvait pas tenir toute la journée au marché sur la pointe des pieds dans ces putains de bottines. Puis ses cheveux blancs avaient repoussé, sa silhouette s’était encore plus affaissée, les rides colmatées s’étaient vengées. Je crois maintenant que la vieillesse et l’obésité, un temps cachées, avaient continué à couler en elle en prenant toute la force d’une rivière souterraine. Le jaillissement de sa décrépitude quelques mois plus tard lui avait été fatal. Le torrent avait tout emporté avec lui, mon père, la maison, son travail et même sa belle-sœur Bernadette, tenue responsable du fiasco.
Mais Antoine et moi nous sommes restés dans sa flaque, on n’avait pas le choix. C’était comme ça.
J’ai jusqu’à 17 h pour rendre les clés. Le type de l’agence va passer faire l’état des lieux de cet appartement merdique. Je vais finir de le nettoyer, ça me fait du bien. Je me suis lavée avec. Le mec des encombrants ne va pas tarder et après je passe un coup de toile final. Elle est morte ici, elle qui voulait retourner dans sa Manche natale. Jamais eu le courage ou la volonté. « Je suis réunionnaise que pour la forme ! » qu’elle plaisantait souvent. Ça la secouait à chaque fois d’un rire croisé de toux. Mais je crois que c’était vrai, son attachement à l’île se résumait au fait qu’elle était énorme.
Je fais quoi de cet attirail de fausse femme fatale ? Je l’envoie à mon père, comme le plus beau souvenir de ma mère pimpante ? Méchant.
Je le donne au Secours Catholique ? J’ai peur que ces nippes portent malheur sur celle ou celui qui les enfile. Les femmes et les hommes pauvres font partie de ma planète et elle ne s’appelle pas Vénus mais Obésitus Diabètus. Je ne peux pas les empoisonner avec ce paquet pourri de la grande illusion.
Je sais, enfin je crois. Je vais les déposer devant la porte du Théâtre au Tampon. Pas loin d’ici. Ses vêtements resteront ce qu’ils ont toujours été. Les costumes et accessoires d’une scène de vie qui n’était que rêve et tromperie. Un mirage de richesse pour griser et calmer les humbles. Ma mère dupée est morte en Cendrillon et en haillons, la haine rivée dans son sein gauche.

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