- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2013
La façade du café avait été repeinte. Elle éblouissait dans la dure lumière de l’été. La tache des géraniums éclatait au soleil. Moi, je n’aime pas ces fleurs, se disait Jean Pierrat, Monsieur Pierrat, de l’usine de textiles de Rougemont Bas. Je les trouve bêtes. Celles-ci particulièrement. Plantées trop tard ou mal arrosées.
Marie s’était arrêtée, la serviette à la main. Elle regardait la tête de l’homme, un viveur, l’œil bleu à fleur de peau, les lèvres bien ourlées, sûres de leur succès facile… Et ce ventre de bourgeois. Elle l’avait déjà vu quelque part. Oui, il était passé voir André, un jour, après la guerre. Jean Pierrat. Lui aussi, après son arrestation, ils l’avaient jeté dans la cave de l’école, avant de l’emmener. Il avait été dans la cave avec André, elle s’en souvenait à présent.
Déjà installé à une table, il l’interpellait :
« Mademoiselle ! Hé ! Mademoiselle ! Est-ce que le patron est là ? M. Huot ? André Huot ? »
Et elle, d’une voix sans timbre :
« C’est mon mari, Monsieur… C’était mon mari. Il est mort. L’année dernière.
— Ah non ! Ce n’est pas vrai ! Le pauvre vieux… Qu’est-ce qu’il…
— Une pleurésie… Il n’était pas bien solide, vous savez, depuis son retour. »
Pauvre vieux ! Mourir comme ça alors qu’il en avait réchappé… Jean Pierrat revoyait la cave où ils s’étaient connus, la pierre humide, le froid, la peur, les prisonniers entassés là et cet homme mince et bien élevé, qui se nommait André Huot. Distingué pour un patron de bistrot, mais capable de sourire aux plaisanteries que lui, Jean Pierrat, ne pouvait s’empêcher de faire, même dans ces circonstances-là… Après tout, c’était sa façon de lutter, en bon représentant de commerce… Oui, à l’époque, il n’était que représentant. À présent, directeur commercial. Il avait fait son chemin. Dire que ce pauvre type, cet André Huot, au moment où son affaire se remettait à marcher, mourait bêtement… Quelle saloperie, la vie !
Marie l’observait à la dérobée. C’est bizarre que ce monsieur soit passé par les mêmes épreuves… Mon pauvre André, quand il est revenu, ce n’était plus le même homme… Usé, voilà ce qu’il était. Mais celui-ci, non. Frais et gras. Le malheur a glissé sur lui comme l’eau sur les plumes d’un canard. Elle pense au gros mâle mordoré qui se dandine dans la ferme voisine, mais la comparaison ne la fait pas sourire.
Ledit Jean Pierrat pique au bout de sa fourchette, avec un peu de choucroute, un morceau de saucisse, un morceau de lard. Porte à sa bouche, mastique, avale. Puis une pomme de terre, petite, ronde, rose, colorée par le jus de cuisson. Puis un grand bon coup de vin pour faire descendre – un petit blanc pas mauvais du tout. Je reviendrai. J’amènerai Léa. Ça ne paie pas de mine, mais ils ont un bon cuisinier. Elle, elle s’occupe des clients. Pas mal, cette petite veuve, un peu maigre. Le visage fané, mais le corps encore agréable. Distante, par exemple. Et son air… absent. Dire que je ne l’ai pas reconnue ! La gaffe ! Quand je raconterai ça à Léa…
Il avait bien mangé, il s’essuyait les lèvres. Une petite pause au soleil, il pouvait bien s’accorder ça. Il travaillait assez.
Marie s’approchait, hésitante, prête à desservir. Vu de près, son visage paraissait usé… les traits brouillés… Et ce regard. Dommage. Lui parler ? Il allait encore essayer.
« Je passais, par hasard, et en voyant votre enseigne, je me suis dit : Tiens, si j’allais voir mon copain André… Prendre l’apéritif ensemble, bavarder… C’est qu’on en a bavé, tous les deux, avec ces brutes. Après ils nous ont séparés. Y en avait qui craquaient. Pas lui. Votre mari, c’était quelqu’un de bien, qui ne se plaignait jamais. C’était pour vous qu’il se faisait du souci. Pour la petite aussi, comment s’appelle-t-elle déjà ? Pierrette ? Oh il n’a parlé d’elle qu’une ou deux fois. Parler de sa famille, vous comprenez, ça faisait souffrir. Je suis sûr que c’était un bon père… un bon mari.
— Oui… »
Et tout bas :
« Quand il est revenu, avec nous, il a eu des moments difficiles… »
Pourquoi prononce-t-elle cette phrase ? Elle ne va pas se confier à cet étranger tout de même. Mais, comme malgré elle, elle continue :
« Des moments difficiles. De tout ce qu’il avait vécu, dans la cave, et ensuite… il n’en parlait jamais. Il ne fallait surtout pas lui poser de questions. Faut comprendre… »
Oui, faut comprendre. Celle-là, elle doit tout comprendre, ça se voit, elle est du bois dont on fait les saintes. Dommage. Encore gentille, cette petite veuve.
« La cave… Oui, on a connu ça. C’est de la vieille histoire. La faim. Le froid surtout. C’est ce qui m’a le plus marqué. Avec les coups. On se demandait si on s’en sortirait. On s’en est sortis finalement. Moi, quand je suis rentré, je me suis dépêché de me marier. Elle est israélite, ma femme. C’est une débrouillarde. Pendant la guerre, elle s’est teint les cheveux en blond, c’est comme ça qu’elle leur a échappé. Marrant, non ? Elle tient un magasin de confection. Tous les matins, elle prend son vélo, elle va se réapprovisionner aux cinq cents diables. Voilà comment elle l’a remonté, son magasin. Parce que, bien sûr, en 45, il ne lui restait rien. Une maligne, ma femme. Et bonne cuisinière avec ça. Il faut que vous fassiez sa connaissance. »
On croirait qu’il vante sa camelote.
Elle ne répond rien.
Ils se taisent. Ils ne savent plus quoi se dire.
« Je ne l’ai jamais vu au Cercle des Anciens Déportés, votre mari.
— Il n’aimait pas ça.
— Ah bon… C’est pourtant l’occasion de se retrouver entre copains… de parler des moments… »
Des moments ? Quels moments ?... Des bons moments peut-être ? Elle a envie de hausser les épaules.
Elle lui tend l’addition.
Il paie, la remercie, lui serre la main, un peu plus longtemps qu’il n’est nécessaire. Il la regarde, il sourit, d’un sourire qui le rajeunit.
Elle n’a pas servi depuis des années dans un bistrot sans connaître ce regard, ce sourire. Je peux encore plaire, se dit-elle, et une fois de plus le souvenir d’André la transperce. Je peux encore plaire et cette constatation tombe en elle comme un caillou dans un puits sans fond et n’éveille aucun écho.