Circuit
La route dévale le flanc des montagnes, serpente au fond des vallées. Sur les bas-côtés, des bouquets de pâquerettes aux pétales écartelés offrent leurs cœurs jaunes au soleil, des traces de pattes de brebis luisent dans la boue des ruisseaux. Je roule, l’ombre des grands châtaigniers efface le paysage.
Je vais vite, trop vite peut-être, je change mes pneus usés tous les six mois, mais qu’est-ce que vous faites avec cette auto, dit le garagiste.
Premier village, juste le temps de m’extraire de l’auto, je grimpe un sentier, j’escalade des marches entre des maisons vides et silencieuses. Un homme m’attend, "Entrez, docteur", enfilade de pièces obscures, plafonds bas, bois qui crépite dans une cheminée, au fond une vieille femme couchée sur un petit lit, parfumée d’eau de Cologne, une veilleuse sur la table de nuit, elle regarde le plafond, une femme m’accueille, me parle doucement : "Faites quelque chose, docteur ".
Les autos, il faut les entretenir, sinon la panne survient dans des endroits impossibles. Depuis que je roule, les constructeurs ont fait des progrès, les moteurs sont plus solides...
La vieille femme a tourné la tête vers moi, elle doit peser trente kilos et ce qui va lui arriver elle le sait. Ses yeux sont malicieux, autour d’elle c’est la prosternation des filles, des femmes et des voisins. Qu’est-ce que je vais pouvoir dire...
Une nuit, j’ai crevé en revenant d’un village, le cric était une espèce de crémaillère avec une vis sans fin pleine de graisse et une manivelle si compliquée que j’ai eu du mal à soulever l’auto...
La vieille femme me parle, plutôt elle essaie, les gens autour reculent comme une vague lente... Par la fenêtre, je contemple la route qui s’enlace avec les gros éboulis et grimpe en haut des promontoires, à leur pied les vagues de la mer en tempête s’écrasent dans un fracas qui n’en finit pas, au loin sur l’horizon, on aperçoit les îles...
"Il fait beau, aujourd’hui ?", me demande doucement la vieille femme. Elle est arrivée à parler, maintenant elle se tait en me regardant. Elle attend. Je tourne la tête, je la regarde, elle doit penser quelqu’un m’écoute encore...
Les prothèses auditives fonctionnent avec de minuscules piles rondes. On peut augmenter la puissance en faisant glisser un petit ergot. Souvent le résultat est la survenue de sifflements aigus, mais ce dispositif est recommandé pour éviter l’isolement de la surdité...
Je lui glisse à l’oreille : "Un temps splendide, le soleil est en haut du ciel, quelques nuages et c’est tout". Elle hoche la tête sans rien dire...
Parfois, un petit âne, posé sur la plaquette arrière des autos qui me précèdent, secoue la tête avec les cahots. Un jour j’en ai démonté un. Le cou et la tête sont deux pièces séparées articulées autour d’un axe avec un petit contrepoids soudé à son extrémité qui équilibre la tête, au moindre soubresaut l’ensemble bouge...
Je prends sa main, légère, douce, tiède, un lambeau de nuage, un docteur ça doit agir, tout le monde me regarde, j’appuie sur son poignet, je cherche les battements de son cœur, ils sont là, faibles, mais ils sont là, un petit flot de sang qui passe. Autour du lit, on me regarde, je hoche la tête, ils comprennent ce que je veux dire : oui elle vit et non je ne peux rien. Elle veut parler, tout le monde s’approche, elle ne dit rien...
Pour rompre le silence, rien ne vaut une chanson douce, le silence et l’angoisse aussi. Dans mon auto, j’ai un poste de radio et un lecteur de cassettes. Souvent j’en mets une, de chanson douce...
La vieille sourit, personne ne bouge, il faudrait peut être tirer les rideaux qui cachent le soleil, entrouvrir la fenêtre. Autour de la maison, j’entends le bourdonnement des voisins, des amis qui attendent en bas...
J’ai toujours rêvé d’avoir une ruche, il paraît qu’il faut de la patience, de l’observation, ces petits insectes qui partent aux quatre coins chercher du pollen et reviennent sans se perdre jamais me fascinent, j’ai réfléchi à l’endroit où je mettrai ma ruche...
La vieille femme sourit toujours. Elle a laissé le temps qu’on s’y fasse en souriant au soleil. Elle est morte...
Les coups de soleil sur des peaux sensibles augmentent de trente-cinq pour cent le risque de cancer, le mélanome est une variété de cancer très difficile à guérir, les coups de chaleur peuvent déshydrater un nourrisson ou un jeune enfant en quelques heures... Ils peuvent mourir très vite si on n’agit pas.
Autour de la vieille femme, c’est le silence. Tout le monde se retient de bouger, tout le monde attend le souffle qui va sortir de sa bouche, le temps passe, passe, elle va respirer, c’est sûr. La vieille femme sourit toujours, je la regarde, ses yeux dorés fixent je ne sais quel point au plafond. Elle n’a pas respiré, des sanglots un peu partout dans la chambre. Qu’est-ce que je fais là ?
Les abeilles hivernent au fond des clayettes des ruches, pas le moindre bruit, une reine tout au fond attend le soleil sans bouger...
Je vais m’en aller, je ne sais comment le dire, j’écarte doucement les proches, j’embrasse la fille, les enfants, je marmonne des mots incompréhensibles, un dernier regard sur la vieille, on lui a fermé les yeux. Cette fois elle est partie, et moi aussi je m’en vais, la mort a gagné, silencieuse et claire comme le soleil qui brille en haut du ciel...
Il y a plus de quinze ans maintenant, mais le temps passe si vite, Ayrton Senna s’est tué au volant de sa formule 1, dans le virage d’une course folle. Les moteurs et tout ce qu’il y a dedans, il faut les avoir à l’œil si on doit traverser les vallées et les montagnes, survoler la vie qui passe, s’incruste dans les mottes de terre gorgées d’eau de pluie, luit dans les écailles du granit des montagnes et s’en va, Dieu seul sait où, dans le grondement des torrents...
Un autre village, un autre malade, il s’étouffe, piqûre, lasilix, téléphone hôpital, la famille autour, le temps s’écoule comme des gouttes des perfusions, tic, toc tac, toc, l’ambulance n’arrive pas. La voilà, enfin. Le brancard glisse dans l’ambulance, je les suis jusqu’à l’hôpital. Un chariot attend, un lit sur des tubes de fer et des roues.
Dans une gare de triage, des trains de petits chariots tournent nuit et jour, quelqu’un tape avec un maillet de fer sur les roues, les essieux, des bouffées de vapeur passent au plafond des couloirs...
Laissez passer, mais laissez donc passer, vous voyez bien la vie qui s’en va, au secours, urgences, ça y est le malade est dans une alcôve, il repose entouré de tuyaux, de fils, de capteurs...
La reine des abeilles ne se pose aucune question, elle est allongée dans son alvéole, gavée de gelée royale, elle grandit, elle grossit...
Au-dessus du malade endormi, des écrans avec des courbes qui montent et descendent, une machine le fait respirer...
Pour attiser les braises d’une cheminée, il existe plusieurs dispositifs, le simple soufflet, le long tube où l’on souffle et les turbines électriques, ils réveillent les feux endormis, quand j’aurai ma ruche, j’enfumerai l’essaim, les abeilles me laisseront passer, j’irai voir la reine dans son alcôve, la gelée royale c’est comme les perfusions, il y a tout dedans...
Je ne sais pas si le malade va revenir à la vie. Le médecin réanimateur s’affaire autour de son lit. Je ne peux plus rien pour lui. Je me retire. Je repars dans mon auto.
En ce moment j’écoute une cassette, je suis énervé, je l’arrête, je mets la radio, France culture me parle d’ailleurs, c’est ça qu’il me faut, me parler des mondes d’ailleurs, penser à autre chose, mais à quoi, je m’enfonce dans la souffrance des gens comme un laboureur qui retourne la terre, je vais où ? Je sers à quoi ?
Demain on va enterrer la vieille femme parfumée, une de plus.
J’accélère, je vais encore user mes pneus. Je cours après la vie, le long des routes, j’accélère, comme Ayrton Senna.