Cherchez un chat gris

dimanche 29 octobre 2017 par Natalia Vikhalevsky

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2017

Ma cage est très étroite. Un pas à droite, un pas à gauche. Il en va de même pour un aller-retour. Je sais que c’est une cage et non un logement, car j’ai des cellules de cerveau humain implantées dans ma substance grise. Grâce à elles, je suis capable de réfléchir, de comprendre ce que mes geôliers disent et même de lire.
Je suis le seul survivant de cette expérimentation. Tous les autres, trois singes et deux cochons, ont déjà rendu l’âme.
J’hésite à montrer à mes cerbères que je comprends beaucoup plus qu’ils ne le pensent, car les expériences qu’ils me font subir sont souvent très douloureuses et je ne souhaite surtout pas les inciter à augmenter leur nombre.
Parfois, ils soupirent en ne constatant aucun avancement. Ils espèrent être les premiers à prouver qu’un chat dont le cerveau contient des cellules humaines peut développer une intelligence supérieure à celle d’un animal. J’imagine qu’ils se feraient beaucoup d’argent sur mon dos. Et moi dans tout ça ? Je continuerais à passer des séries d’expériences, l’une après l’autre, rien de plus.
Ma geôle se situe dans une salle d’expérimentation. Je ne suis pas leur seule victime actuelle, il y a d’autres animaux, chacun dans une cage minuscule. Parfois, j’ai envie de les avertir du danger qui les menace – ils ne savent pas qu’ils peuvent être abattus du jour au lendemain, jetés comme un objet dont on n’a plus besoin. Notre vie dépend de l’humeur des scientifiques, du budget dont ils disposent et de l’avancement de leurs projets. Une fois ceux-ci terminés, ils n’auront plus besoin de nous et notre seul destin sera la poubelle. Personne ne nous pleurera. Personne ne connaît notre existence, sauf l’équipe de chercheurs, mais ça ne compte pas bien sûr. La salle est toujours fermée à clé et ce sont toujours les mêmes personnes qui y ont accès.
Si je faisais part de mes soucis à mes compagnons d’infortune, nous pourrions les attaquer tous à la fois, prendre la clé et nous enfuir. Nous pourrions réussir...
Mais ils sont des animaux ordinaires, et je suis incapable de communiquer avec eux. Je peux me considérer comme unique dans mon genre. Peut-être qu’il existe d’autres êtres comme moi quelque part ailleurs. Malheureusement, il ne manque pas de scientifiques ni de laboratoires. Tout est possible.
Dernièrement, une question me vient à l’esprit de plus en plus souvent pendant mes longues nuits — de toute façon, je ne peux rien faire d’autre que réfléchir. Combien de temps me reste-t-il ? Encore combien de temps toléreront-ils ma « lente progression » ? Il faut me rendre à l’évidence : je n’ai pas un instant à perdre. Un jour ou l’autre, leurs expériences incessantes m’achèveront ou encore les chercheurs eux-mêmes, insatisfaits des résultats obtenus, mettront fin à ma vie.
Heureusement, c’est le printemps. Si je ne réussis pas mon coup, il paraît qu’il est plus facile de mourir lorsqu’il fait beau.
Ainsi, vers cinq heures, je me mets à miauler à fendre l’âme. Le réveil matin, que j’ai réglé en cachette pour cinq heures moins cinq, commence à sonner. Yes, au moins cette étape du plan est réussie ! Aujourd’hui, Jean, mon bourreau principal, était seul dans la salle. Il a reçu un appel important et m’a laissé sans surveillance sur la table pendant dix bonnes minutes. J’en ai bien sûr profité pour activer la sonnerie.
En maudissant le ciel, Jean sursaute et se cogne la tête contre la porte de ma cage. Il hurle de douleur et — le but recherché ! — ne ferme pas le verrou jusqu’au bout. Je cesse immédiatement de m’agiter et me retire au fond de la cage afin de ne plus attirer l’attention sur moi.
Par bonheur, Jean se précipite pour débrancher l’horloge. Puis, il saisit la pile de feuilles sur laquelle il écrivait les résultats et sort de la salle. Il m’a oublié !
Je fais passer ma patte à travers les barreaux. Une poussée, une autre. Me servant de ma queue, je réussis le coup. Et dire que je n’y avais pas pensé auparavant...
Je me dresse sur les pattes arrière et essaie de pousser la houssette. Celle-ci grince et la fenêtre s’ouvre sur la pelouse.
Heureusement, la brume a déjà commencé à descendre — personne ne remarquera un chat gris-blanc qui se faufile dans le jardin. Je pourrais ouvrir toutes les autres cages, mais... non, je ne resterai pas ici une seule seconde de plus. Assis sur le rebord extérieur, je surveille les alentours. Il n’y a toujours personne dans les parages, ce qui est compréhensible : il fait nuit, et l’université se situe dans un endroit isolé.
J’aspire avec avidité l’air frais. Un saut et je suis libre. J’ai peine à croire à ma chance. Pourtant, une entrave invisible m’empêche de poursuivre ma fuite. Je me raisonne : « Tes compagnons d’infortune n’ont pas le même intellect que toi. Que pourront-ils faire de leur liberté ? Ils mourront de faim dans quelques jours. »
Mais, au fond de moi, je connais la véritable raison de ma réticence. Je n’ai aucune envie de me retrouver dans cette salle maudite.
Quitter ce lieu le plus vite possible est-il un signe de lâcheté ? « Oui, me répond une voix intérieure. Il n’y a personne dans le local à cette heure-ci. Tu ne risques rien et tu manques la possibilité d’aider les autres qui souffrent autant que toi. »
Le cœur battant, je reviens sur mes pas. D’une patte tremblante, j’ouvre grand la fenêtre et les cages, l’une après l’autre. Émerveillé, j’admire pendant un court instant le vol des oiseaux qui traversent le ciel obscur. Je suis obligé de traîner au-dehors de la cage un grand et vieux perroquet qui hérisse ses plumes, ce qui ne s’avère pas anodin : les pattes d’un chat ne sont pas adaptées à l’accomplissement de telles tâches. Je ne suis tout de même pas un singe... Assis sur le rebord de la fenêtre, il se ressaisit enfin et disparaît à son tour.
Alors que je me dirige vers les dernières cages, un bruit de pas retentit dans le corridor. Je me fige sur place. Qui est-ce ? J’ouvre les portes en coup de vent et saute sur le rebord. C’est seulement alors que je réalise qu’il s’agissait d’une fausse alerte. Chaque soir, lorsque les salles sont fermées, le concierge nettoie les corridors et les toilettes. Une fois par semaine, il entre aussi dans notre local.
Sans tarder, je saute dans l’herbe haute où une nouvelle surprise m’attend. Bobo, le singe dont j’ai ouvert la cage en dernier, atterrit soudainement tout près de moi. Je frissonne : on ne sait jamais ce que les animaux sauvages ont à l’esprit. Mais Bobo pose sa lourde main sur mon épaule ; ses lèvres se plissent et un sourire amical apparait sur son visage. Il m’embrasse, me fait un signe d’encouragement et file dans la direction de la petite forêt. Il s’arrête près des buissons qui servent de limite entre le parc et l’université, se retourne vers moi et agite sa main. Quelques secondes plus tard, il disparaît dans les broussailles.
Je lui souhaite bonne chance de tout mon cœur. Un singe, ça ne passe pas inaperçu dans les rues. Pourvu que personne ne sonne l’alarme en le voyant courir vers le bois. Est-ce possible qu’il ait lui aussi des cellules cérébrales humaines implantées dans le cerveau ? Et moi, trop occupé à m’apitoyer sur mon propre sort, je n’ai rien remarqué !... Non, il n’a pas la grosse cicatrice qui m’enlaidit. Les chercheurs ne se sont pas gênés lorsqu’ils ont ouvert mon crâne et recousu les tissus. Pourquoi se donner la peine de s’appliquer ? À quoi bon ?
Allez ! Je cours dans l’herbe mouillée en suivant les traces de Bobo et m’enfonce dans la forêt. Je me permets de reprendre mon souffle seulement lorsque je n’entends plus aucun bruit provenant des rues. À présent, j’ai l’impression de me retrouver dans une forêt éloignée de la civilisation et non dans un grand parc. Une chance que je ne doive traverser aucune rue, car ces monstres bruyants, connus sous le nom de voitures, m’effraient.
La nuit est complètement tombée et il fait très sombre dans le bois. Seules la lune et les étoiles brillent à travers le feuillage. Je me pelotonne sur les feuilles mortes. J’aimerais avoir un compagnon à mes côtés. Si j’en avais un, je ne ressentirais pas cette soudaine solitude. Pourtant, lorsque j’étais enfermé dans une cage, je rêvais de me retrouver dans un lieu désert — n’importe où, pourvu que j’y sois seul...
Je ferme les yeux et m’efforce de respirer profondément. Les animaux que je viens de libérer ne sauront pas prendre soin d’eux-mêmes. Il est fort possible qu’ils meurent de faim ou qu’ils soient victimes d’un accident de la route. Quand même ! Je suis convaincu que c’est un bon changement pour eux : il vaut mieux profiter de sa liberté pendant quelques jours que d’être trucidés après plusieurs mois de souffrances.
Malgré tous mes doutes, je m’endors immédiatement — ma longue journée a été remplie d’inquiétudes et de surprises. Demain est un autre jour.
Le lendemain matin, je me réveille, car j’ai faim. Le soleil rayonne déjà haut dans le ciel. Les premières secondes, mes pensées s’embrouillent : je ne comprends pas tout de suite où je me trouve.
Soudain, j’ai peur. Dans la salle, on nous distribuait de la nourriture. Oh, rien de bon, juste de la mangeaille pour remplir nos estomacs, mais maintenant, je dois me débrouiller pour survivre. Comment le ferai-je ? L’idée de chasser des oiseaux et des petits rongeurs me rebute. Je ne suis plus un vrai chat. Je n’aurai d’autre choix que de fouiller dans les poubelles. Oui, ça pue, mais je dois me procurer de la nourriture d’une façon ou d’une autre. J’espère que, dans un si grand parc, il y a au moins une cafeteria.
En parlant du loup... Une odeur délicieuse provient des alentours. Je flaire l’air. Il faut viser tout droit. Je suis le sentier et sors sur la pelouse qui jouxte une route animée. Mon Dieu, combien de voitures, combien de gens ! Je me retire sous l’abri des buissons et observe les passants qui courent dans tous les sens.
Heureusement, personne ne regarde dans ma direction — ils sont trop préoccupés par leurs propres affaires. Entre-temps, un homme sort de la bibliothèque et prend un sentier qui serpente près des buissons où je me cache. Il est le seul qui ne court pas, mais il a l’air soucieux. Non, plutôt triste et inquiet. Bienveillant aussi ? Oui, on dirait. En tout cas, il diffère des autres. Il tient dans ses mains un sac rempli de livres et un sandwich enveloppé dans du papier blanc. Je me dépêche de sortir de ma cachette et je miaule pour lui signaler ma présence.
En courant vers les buissons, j’ai vu mon reflet dans une grande vitre de la façade de la bibliothèque. J’ai des traits intelligents, mais la cicatrice gâche un peu l’ensemble. L’homme au sandwich aura-t-il pitié d’un maigre chat gris ?
Il me remarque et cesse de marcher. Je miaule de nouveau et fixe son sandwich. Ensuite, je me lève sur les deux pattes et tapote mon ventre.
Il me sourit légèrement et se penche vers moi :
— Salut ! À qui appartiens-tu ? Où est ta maison ?
Je hoche négativement la tête. Je n’ai pas de maison, je ne suis à personne. J’ai seulement besoin d’un morceau de son sandwich. Lui, il pourrait s’en acheter un autre.
Il semble que ma mimique soit convaincante, car il pose devant moi une partie de son petit-déjeuner. Je l’avale avec avidité. Les aliments ont un goût fort différent de ce que l’on nous servait dans le laboratoire. Après avoir fini, je lève la tête avec espoir — serait-il encore généreux ? — et je m’aperçois que l’homme m’observe.
— Pauvre minou ! Viens avec moi ! Tu seras toujours nourri et à l’abri.
Il fait quelques pas et se retourne pour vérifier que je le suis. Je marche derrière lui en gardant une certaine distance.
Lorsque nous arrivons au stationnement et qu’il ouvre la portière de la voiture, je commence à hésiter. Et si les apparences étaient trompeuses et que mon bienfaiteur était en réalité un scientifique qui profiterait de ma naïveté ? Tous les humains que j’ai eu la possibilité de connaître m’ont fait souffrir, sauf le concierge qui lançait des regards pleins de pitié sur nos cages. Il a fini par éviter de regarder dans notre direction.
Je m’assois devant l’homme au sandwich et j’essaie d’articuler « Où ? Pourquoi ? » en faisant un point d’interrogation avec ma queue.
— Mais tu comprends tout ! s’exclame-t-il. Qui dit que les animaux sont bêtes ? Ne t’inquiète pas. Tu seras un magnifique cadeau pour ma fille. En échange, tu auras de la nourriture et un toit au-dessus de ta tête. Ça te va ?
Il pose un morceau de sandwich tout près de moi, un autre près de la portière et un troisième sur le siège. Je ne peux pas hésiter indéfiniment. Il ne faut pas non plus que je rate ma chance. Avant de sauter sur le siège, je mange rapidement tout ce qu’il a posé devant moi. Même si c’est un piège, il vaut mieux y tomber en ayant le ventre plein.
Nous roulons en silence. Ai-je bien fait d’accepter sa proposition ? Je l’apprendrai dans l’avenir immédiat. Heureusement, notre trajet ne dure que quelques minutes. Nous voilà déjà garés dans une rue calme. L’homme me prend dans ses mains comme si je ne savais pas marcher et se dirige vers une sympathique maison faite de pierre blanche.
— Ne t’inquiète pas, nous sommes arrivés. Voici ta nouvelle maison.
Nous entrons dans une pièce où une fille au visage pâle est couchée dans un grand lit.
— Rosaline, regarde qui est là. Il me semble très intelligent pour un chat errant ! Quelqu’un l’a sûrement mis à la porte. Il sera ton nouvel ami, mais il faut d’abord le laver et le nourrir. Je demanderai à Anita de s’occuper de lui. Pour l’instant, ne le caresse pas jusqu’à ce qu’il soit vacciné.
Il pose les livres sur la table qui se trouve à côté du lit et embrasse Rosaline.
— Je dois partir, ma belle. Bonne lecture et passe une belle journée !
Il sort et la porte claque derrière lui. Rosaline se relève sur son lit et m’observe avec curiosité. Ses joues rosissent légèrement.
— Un chat ! Il faut te trouver un nom ! Je t’appellerai Galaxy. Oui, Galaxy c’est joli. Tu comprends ? Galaxy, c’est ton nom.
Je hoche docilement la tête. Qu’il en soit ainsi. En tous cas, c’est mieux que les surnoms « ce chat gris » ou « ce stupide chat gris » que m’avaient donnés les universitaires.
Une belle jeune femme apparaît dans l’embrasure de la porte.
— Mon petit, viens avec moi à la cuisine.
Je ne me fais pas prier. Après avoir fini mon assiette jusqu’à la dernière miette, je miaule un remerciement et me dirige vers la salle de bain. Vite, laver toutes ces saletés et oublier ces horreurs.
Anita entre dans la salle de bain quelques secondes plus tard.
— Tu es un chat surprenant ! Veux-tu te baigner ?
En remplissant une bassine, elle se penche vers moi.
— Rosaline est très malade. Cancer, comprends-tu ? Tu devrais lui tenir compagnie.
Je hoche la tête. Bien sûr que je comprends. Je ferai tout pour distraire Rosaline. Mais pourquoi faut-il que cette fille qui a un visage si doux et si épuisé ne puisse pas vivre normalement sa vie ?
Tout va bien. Les parents de Rosaline sont très aimables avec moi. Une gamelle remplie de nourriture est posée devant moi dès que je dépasse le seuil de la cuisine. Je n’ai même pas besoin de miauler. Je dors beaucoup sur le lit de Rosaline pour reprendre des forces. Lorsque je me réveille, je l’amuse en faisant des sauts ou en mimant des histoires qu’elle lit. La pauvre ! Elle n’a pas beaucoup de distractions. Ses parents, Anita, la personne qui reste avec elle lorsque ses parents sont au travail, et sa tante qui vient la garder de temps en temps, voilà les personnes avec qui elle peut échanger des paroles.
Quelques jours de pur bonheur passent imperceptiblement. Cependant, je n’ai pas encore accompli tout ce que j’avais planifié. La nuit, j’attends que tout le monde s’endorme. Lorsque j’en suis sûr, je marche sur la pointe des pattes vers le salon où se trouve un grand ordinateur. Je l’allume et pianote sur le clavier en utilisant ma queue. Enfin, composer des phrases, ce n’est pas si compliqué que ça. Je me crée un courriel et fais des recherches sur Google. Muni d’une vingtaine d’adresses, y compris celles de la police et de tous les centres de protection animale existants, je leur envoie une lettre où je décris les conditions de mon ancienne vie. Je finis ma missive en affirmant que nous sommes des êtres sensibles et intelligents dignes de respect. J’espère qu’au moins un de ces destinataires réagira.
Ensuite, j’efface toutes les traces de mon activité sur le Net – il ne faut pas que mes nouveaux amis soupçonnent que je suis un chat hors de l’ordinaire. Il vaut mieux rester sur mes gardes : avec les humains, on ne sait jamais ce qui pourrait leur venir à l’esprit. Quoique... Guillaume, sa femme et Rosaline sont gentils et semblent réellement se soucier de moi. Mais on n’oublie pas en un tour de main son passé.
Je prends une grande respiration et m’allonge sur l’oreiller de Rosaline. J’ai eu une vie malheureuse, voire horrible. Je veux que mes souffrances servent la cause et que mon témoignage contribue à changer la vie des êtres qui se retrouvent dans une situation semblable à celle qui était la mienne.
Je soupire : j’ai peur. Je n’ai aucune envie de voir ma vie basculer encore une fois, je mérite un répit ! Pourtant... je partagerai mes objectifs avec ma nouvelle famille. De toute façon, je ne pourrai pas mener une existence passive après avoir enduré des sévices durant de longs mois ; je me connais.
Rosaline sera ravie de m’aider, j’en suis sûr. Elle aime tant les animaux et elle est très sensible à l’injustice. Demain, non, après-demain, je vais essayer de tâter le terrain.


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