RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Ce que dit Alysse

lundi 30 mars 2020 par Véronique Prost

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L’agonie de la Terre avait commencé : comme elle était malade depuis longtemps, seuls les vieillards se souvenaient du temps où les récoltes étaient abondantes et les saisons clémentes. En quelques sombres décennies, les prairies fertiles se transformèrent en déserts, les terrains vagues et les friches s’étendirent, tandis que des forêts impénétrables se densifiaient ailleurs. Les hommes, décimés par des catastrophes incessantes, se rassemblèrent autour de ces forêts, et, tout en subissant les métamorphoses de la planète qu’ils avaient saccagée, continuèrent d’en épuiser les ressources. Le soleil dardait d’implacables rayons sur les sols desséchés, les tempêtes naissaient en un instant de vents imprévisibles, l’eau des rivières coulait toujours moins vive.
Les forêts se transformaient aussi : peu à peu certains arbres avaient été rongés par des maladies inconnues. Nul ne reverrait plus les superbes chênes bleus qui étaient tous morts : un matin, les dernières feuilles turquoise ou indigo, bleu-roi ou bleu-lavande étaient tombées… et tous les efforts pour faire germer les fruits conservés étaient restés vains. Les ormes n’étaient qu’un souvenir, ils avaient succombé par forêts entières à une peste, si vite que les hommes en étaient restés sidérés, tandis qu’à leur place des boqueteaux de bouleaux ou de sapins croissaient, partant à l’assaut de quelques hêtres qui combattaient encore pour leur survie. Les animaux se raréfiaient, certains oiseaux ne revenaient plus au printemps, de discrets insectes disparaissaient sans même que l’on s’en aperçoive et tous, sans exception, étaient moins nombreux, plus vulnérables et dispersés. Des renards et des loups étiques erraient à la recherche de proies toujours plus lointaines, elles aussi maigres et affamées.

C’était des loups qu’il fallait le plus se méfier, car ils s’attaquaient à tous ceux qui s’attardaient ou se perdaient. Malik savait qu’autrefois ils n’étaient pas méchants, au temps de l’abondance, mais depuis que les super prédateurs (dont il faisait partie) manquaient de proies, les comportements avaient changé. Au début, il avait eu peur qu’il y ait des ours aussi dans ce secteur, mais il semblait que ceux-ci se soient éteints. Malik savait peu de choses sur les populations de grands animaux, qui pour la plupart avaient déjà disparu avant sa naissance, et il supposait que les ours n’avaient tout simplement pas été assez nombreux pour se reproduire et subsister : un jour le dernier ours était mort… ou alors ils étaient loin, et c’était tant mieux car les enfants avaient assez à craindre avec les loups. Il essayait de ne pas penser au temps d’avant, avant que ses parents le laissent, avec Alysse et Nour, à l’orée de la forêt. Mais il aimait quand même évoquer la fraîcheur d’un soir où il avait plu, et sa surprise de voir de l’eau tomber du ciel. Il revoyait aussi la maison, les volets en bois à la peinture passée, un reste de rouge carmin, la grille en haut de l’escalier pour protéger Nour d’une chute sur les marches quand elle était encore toute petite, vacillant sur deux jambes arquées et serrant fort ses poings sur tout ce qu’elle parvenait à attraper. Quand il s’endormait, blotti avec les petites entre les racines d’un hêtre encore debout, il observait la lumière des étoiles filtrant à travers le houppier, et il convoquait ainsi l’image d’un toit originel et protecteur pour ne pas avoir peur.
Malik était l’aîné, mais quand leurs parents les avaient quittés, Alysse avait pris les devants pour la Séparation. Il avait tendu la main vers le sac que lui offrait sa mère sans le regarder : il supposait qu’elle l’avait rempli de quelques provisions, et d’objets utiles (selon elle), mais Alysse avait retenu son bras pour l’empêcher de le prendre et sa mère était alors remontée dans la voiture. Son père, lui, n’était pas descendu.
Il avait remarqué à quelques dizaines de mètres une autre voiture dans laquelle deux adultes se réinstallaient, pendant que la fillette qu’ils avaient déposée leur faisait un signe... au revoir... ou attendez, difficile à dire.
Malik avait saisi la main droite d’Alysse et la main gauche de Nour et s’était enfoncé dans le taillis, remorquant ses petites sœurs. Nour résistait, comme aimantée par la voiture qui pourtant s’éloignait.
— Avancez, on ne peut pas rester là, c’est dangereux.
Malik savait que les loups rôdaient souvent aux abords des bois, où les proies étaient les plus faciles à repérer.
(… où les enfants pourront être déposés, de nombreuses aires sont à votre disposition.)
Nour pleurnichait. Malik restait concentré sur la certitude qu’il lui fallait rejoindre le groupe avant la nuit, sa mère lui avait fait jurer qu’ils ne s’arrêteraient pas avant d’être à l’abri au sein de la Colonie, mais ne lui avait pas dit dans quelle direction aller. Le talus qu’ils avaient franchi au bord de la route était couronné d’épais buissons de ronces, secs et hérissés d’épines, qui rampaient aussi sur la terre, sous le couvert de pins bas et tourmentés, couverts d’une vilaine mousse et débarrassés par le vent de leurs branches mortes. Seule à avoir survécu aux sécheresses, aux incendies, aux pollutions, toute cette végétation était enchevêtrée au sol et formait un chaos inesthétique. Elle semblait grignotée peu à peu par la lèpre sèche qui avançait et forçait la vie à reculer, mais c’était pourtant comme un rempart encore debout faisant face au désert. Au loin les arbres semblaient heureusement plus hauts et plus espacés. Le garçon repéra les baies comestibles. On était au début de l’automne et le sol était aussi couvert de champignons : lépiotes, coprins et tricholomes ; sous les écorces ils pourraient récolter larves et insectes. Malik cherchait du regard des traces dans ce fouillis, un passage ou un sentier, et il s’engagea au bout de quelques minutes entre deux arbres, suivant une sente, presque invisible.
En halant les deux fillettes le long de la voie qu’il avait choisie, Malik essayait d’imaginer ce que serait la vie quand il aurait réussi à rejoindre le groupe. Il avait entendu ses parents discuter, la veille, l’oreille collée contre la porte de leur chambre :
« Tu crois qu’ils auront assez à manger ?
— Mais oui, avait répondu son père. Ils se débrouilleront très bien, je te l’ai dit, il faut penser à nous maintenant.
— Mais...
— Nous sommes les derniers, Lil’, tous les voisins sont déjà partis, ils iront retrouver les autres enfants, nous ne pouvons plus attendre, sinon nous n’aurons plus de place. »

Le lendemain, ils étaient tous montés dans la voiture, et tandis que son père restait sans un mot, sa mère lui avait expliqué qu’ils allaient les conduire près de la Colonie qu’il leur faudrait rejoindre.
« Mais vous ? avait demandé Malik, où allez-vous ? »
Sa mère n’avait pas répondu et son père lui avait jeté un tel regard que Malik avait eu l’impression de recevoir une gifle. Ils avaient ensuite roulé en silence, jusqu’au bas-côté où stationner (son père n’avait pas arrêté le moteur) et sa mère avait soudain déversé sur lui un flot de paroles pour lui enjoindre de trouver vite le groupe, ne pas le quitter, rester avec les petites.
La Séparation avait été si rapide : sortir sous le soleil, sentir la main d’Alysse lui saisir le poignet, voir sa mère tourner les talons et la voiture s’éloigner n’avait pris qu’une minute, au bout de laquelle ils s’étaient retournés, face au talus. Et Malik était entré dans la forêt, avec Alysse, avec Nour.

Il y avait déjà une semaine que les trois enfants étaient seuls, et ils n’avaient toujours pas trouvé la Colonie. Ils avaient d’abord marché longtemps en suivant la sente vaguement tracée, leur progression n’était pas difficile car ils s’en remettaient au hasard de la croissance des arbres et des buissons, s’écartant d’un hallier ou s’engouffrant sous une voûte de branches sans hésiter si le chemin s’élargissait. Si Nour n’avait pas passé son temps à gémir, tandis qu’Alysse restait obstinément muette, Malik aurait presque pu ressentir une sorte d’euphorie, un appétit de vivre qui s’accommodait de l’amnésie, la nostalgie n’ayant pas sa place dans la multitude de sentiments qui le traversaient : l’envie de rejoindre un lieu peuplé, l’espérance et la curiosité. Ils n’avaient pas faim, connaissant parfaitement les champignons, les plantes, les insectes et les fruits qui composaient leur nourriture. Trouver de l’eau était plus difficile, mais la chaleur de l’air était de jour en jour moins intense, et le couvert, qui s’effilochait parfois comme un trop vieux tissu, les protégeait le plus souvent des rayons du soleil. Il leur faudrait pourtant rejoindre les autres avant l’arrivée de l’hiver et des tempêtes de neige épouvantables qui sévissaient depuis quelques années, quand s’installait la mauvaise saison.
Et les loups n’étaient sans doute pas loin. Malik avait entendu la plainte ou l’appel de l’un deux la veille, et toute son insouciance l’avait soudain quitté : il savait qu’à défaut de trouver le groupe, lui et ses petites sœurs devraient alors affronter l’animal. Et puis il y avait Alysse, ce que disait Alysse.

Quand elle avait entendu le hurlement du loup, elle s’était tournée vers lui et avait prononcé ses premiers mots depuis la Séparation :
« Il n’y a pas de Colonie. »
Malik avait fait mine de ne pas avoir entendu.

Il avait marché plus vite le long du chemin qu’ils suivaient et qui s’était peu à peu élargi pour devenir une sorte de piste, et juste avant la nuit Malik avait adressé un sourire de triomphe à Alysse en voyant la ruine qu’ils avaient atteinte. Il restait de la maison deux pans de mur dressés, à la crête irrégulière sur laquelle l’ouverture des fenêtres dessinait des créneaux. Les pierres écroulées des autres murs avaient rempli ce qui avait été une cave, sans toutefois combler tout l’espace, et un hêtre au tronc d’argent avait poussé dans ce chaos, s’était incliné pour offrir un pont aux passants au-dessus du vide.
C’est un château, avait pensé Malik, car un second niveau de pierres bâties surplombait l’étage englouti. Il était masqué par un épais rideau de ronces, accrochées à une grille rouillée. Il était aussi en bien meilleur état : plus de portes ni de fenêtres mais le toit n’avait pas disparu, la mousse, les feuilles mortes et les lichens avaient cimenté les tuiles aux couleurs passées qui reposaient sur des voliges affaissées, noircies, protégées par la couronne somptueuse du hêtre incliné. L’arbre leur avait gardé la maison, tout au long des années où il avait poussé et où ils grandissaient ailleurs, il avait enveloppé de ses branches la maison abandonnée pour empêcher le temps et le malheur de la détruire entièrement. Il avait neigé ses feuilles sur les tuiles et elles étaient devenues un ciment souple dans lequel poussaient quelques herbes folles, renouvelées au gré des vents.
Ils avaient dormi ce soir-là dans la maison, d’un sommeil profond, protégés par les murs et le toit comme par un ventre doux qui ne laissait pas entrer les bruits de la nuit, comme par des bras puissants chassant les souffles et les craquements, les cris et les plaintes. Le lendemain ils avaient exploré tout l’espace alentour. Malik avait décidé de s’installer ici pour l’hiver et recensait tous les avantages qu’il y aurait à rester quand Alysse était revenue à la charge :
« Ils sont partis se mettre à l’abri, eux.
— Qu’est-ce que tu en sais ? avait aboyé Malik. »
Cette fois c’est Alysse qui n’avait pas réagi.

Plus tard, un peu comme on récite, un peu comme on se répète un itinéraire compliqué pour ne rien oublier, Alysse s’était mise à marmonner :
« Ils ont construit des abris, pour eux, parce qu’ils ne supportent pas l’idée de mourir, mais ils ne sont que quelques-uns à pouvoir s’y réfugier (Réservez sans plus attendre car les Arch’en-Terre ont un nombre de places limitées) … Alors ils se taisent, ils se préparent en secret et ils payent très cher leur place. Ils se mettent à l’abri sous les grandes bulles qu’ils ont fabriquées et qui ressemblent au monde d’avant. (Faites vous aussi partie des élus, l’unique chance de retrouver les conditions de vie du siècle précédent, à s’y méprendre. L’atmosphère est contrôlée et tempérée sous les dômes, une alimentation saine répond aux besoins et aux goûts de chacun, tout y est conçu pour vieillir ainsi qu’il vous était dû) … Ils ont inventé la Colonie pour que nous ne fassions pas de difficultés pendant la Séparation. (Seuls les couples sans enfants peuvent prétendre à une place dans l’Arch’en-Terre, aucune dérogation ne sera accordée. Une carte est disponible en annexe, situant les lieux où les enfants pourront être déposés, de nombreuses aires sont à votre disposition.)
Regarde. »
Alysse avait sorti de sa poche quelques feuilles agrafées formant un livret et le lui avait tendu, à nouveau silencieuse.

Du sommet de l’arbre le plus haut, Malik observait une fois de plus le dôme au loin, dans la vallée, parfaitement identique au dessin qui illustrait le livret, froissé au fond de sa poche. Tout était prêt, il avait essayé d’évaluer la distance qui les séparait de l’Arch’en-Terre, et il pensait que dans quelques jours, peut-être une semaine, ils pourraient l’atteindre. Les journées étaient moins longues qu’avant, la nourriture se raréfiait malgré les petites réserves que les trois enfants avaient constituées, et il faisait parfois si froid le soir que l’air semblait métallique. Depuis quelques jours, deux autres loups répondaient à l’appel du premier, inchangé, qui se rapprochait.
Malik descendit du grand pin, sourit à ses petites sœurs qui l’attendaient. Puis il saisit la main droite d’Alysse et la main gauche de Nour et, sans se retourner, les enfants s’enfoncèrent à nouveau dans la forêt.

Il n’y a pas deux averses de neige identiques, l’hiver est capricieux depuis toujours et apporte avec lui d’incomparables intempéries.
Ce matin, le ciel se vidait comme un sac de petites perles glacées, serrées et poussées par le vent qui sifflait et les projetait violemment sur la cellule d’entrée du quartier nord de notre Arche. En ouvrant le hublot j’ai reçu cette sorte de gifle froide qui m’a coupé le souffle. La nuit traînait, le noir du ciel agonisait mais c’était forcément long parce qu’encore l’hiver dans les extérieurs.
Hier c’étaient des sacs de plumes, de gros flocons légers, secs et doux, qui descendaient vers le sol nonchalamment. Pendant la nuit, ce duvet a couvert la ceinture de protection entre la forêt et l’Arche d’une épaisse couche immaculée, d’où surgissent de rares ombellifères sèches et chapeautées de blanc, sentinelles fanées, englouties.
J’ai vu les trois silhouettes qui approchaient de l’Arche sans y prêter attention au premier coup d’œil, j’ai pensé à l’équipe de surveillance des portes, puis quelque chose dans leur démarche m’a retenu. Ils étaient trop petits et semblaient prêts à être balayés par les rafales glacées qui dévalaient du ciel, ils avançaient si peu qu’il était impossible de dire avec certitude qu’ils se rendaient quelque part. Un sursaut m’a secoué : nom de Dieu, c’étaient DES ENFANTS ! Nom de Dieu, ils ont trouvé un passage, ils sont sortis de la forêt ! Mon cœur s’est emballé.

Ils sont tombés au moment précis où je donnais l’alerte : j’imagine que si je ne les avais pas vu basculer à ce moment-là, ils se seraient enfoncés dans la neige, ils auraient été absorbés par toute cette blancheur puis recouverts du fin grésil qui caparaçonnait déjà de sa croûte scintillante tout le paysage.
Les agents de l’Office de Gestion de la Restriction des Entrées sont arrivés très vite, ils ont fait ce qu’il fallait, mais c’est déjà la troisième fois que des enfants franchissent un passage cet hiver.
Et nous n’imaginions pas que ça irait si vite, l’arrivée des damnés de ce monde dans notre monde. Nous allons devoir réétudier sérieusement la question, il semble que les loups ne sont plus assez nombreux.

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