C’est quand au juste

mardi 28 septembre 2021 par Géraldine Sivade

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Corinne Sylvia Congiu 2021

C’est quand, au juste, qu’on se dit qu’on a raté un train, qu’on a raté le coche, qu’on est passé à côté, qu’on n’était pas sur le bon quai ?

C’est quand, au juste, qu’on commence à plier bagage dans sa tête et qu’on trimballe derrière nous, dans une petite valise à roulettes, des idées de départ, des idées d’au revoir, des idées d’autre chose, des vagues à l’âme de vagabond qui tambourinent dans le coeur.
Alors avec notre petite valise à la main, on est là sur un quai de gare et on attend au bout de la voie, un train qui ne vient pas.

On se dit que finalement la vie n’est qu’une histoire de trains... des trains dans lesquels on est monté trop vite, dans lesquels on est resté trop longtemps, des trains qu’on a ratés ou bien qu’on a laissé filer.

Avec notre petite valise dans la tête, on se dit aussi que notre vie est une gare désaffectée dans laquelle ne s’arrêtent que de grands convois remplis de lourd ennui déversé matin midi et soir sur le quai.
Des trains réguliers sans passagers, des trains vides, des trains tristes, des trains de banlieue qui font la navette tous les jours de la semaine en suivant leur trajectoire, rectiligne, droite, ordinaire, ponctuelle, constante, sans riper, sans dévier d’un centimètre.

On attend ainsi, quelquefois des années, dans une salle d’attente étriquée, un train qui ne passe pas.
Dans cette salle d’attente, il fait chaud, les murs sont blancs, propres, sans graffitis ni courants d’air.
Chaque chose est à sa place, bien rangée, immuable, sagement pliée, repassée dans des tiroirs.
Rien ne traîne.
Pas de mot doux laissé le matin sur la table.
Rien, même l’envie et le désir ont été mis au placard.
Pas de mains qui se retiennent ou de bras passés autour du cou quand on se quitte le matin, pas de sourire quand on se retrouve le soir.
On est seule.
Seule avec un homme.
Un homme que l’on croise tous les jours entre deux couloirs, entre deux quais, un homme devenu étranger à force d’années, un étranger qui lit le journal sur une banquette de salle à manger et que l’on n’a plus envie d’aborder, que l’on évite entre deux couloirs, entre deux portes, entre les draps la nuit.
Un homme que l’on a pourtant aimé, peut-être, il y a longtemps mais que l’on n’aime plus... depuis longtemps.
Entre nous deux, bien assise sur la banquette, il y a une routine obèse, qui bouffe tout l’espace à longueur de journée, elle est si lourde, si ronde, elle prend tellement de place qu’on ne peut plus la déplacer. Elle reste là à nous narguer de son petit sourire narquois.
A côté d’elle un quotidien usé, fatigué, taciturne, affalé de tout son long est couché sur le canapé.
La solitude à deux a un goût rance, fade, un goût de renfermé, un goût de porte entrouverte, de porte grande ouverte, un goût de départ.
Alors avec notre petite valise à roulettes dans la tête, on traîne son spleen du week-end et on fait les cent pas, au bout de la voie, sur un quai de gare imaginaire.

On partage encore les repas le soir sur fond de télévision pour meubler le silence de ces questions que l’on ne pose plus, des réponses que l’on ne donne pas ou que l’on n’écoute pas.
On ne dégaine plus sa rancoeur, on la boit dans un verre de vin pour oublier les soirées vides de paroles suppléées par les bruits de fourchettes dans l’assiette, et les bruits de déglutition.
Le plus dur est à venir.
Le plus dur c’est la soirée qui s’étire, et l’ennui lui, sobre, tenace, qui toujours marche droit en s’accrochant à nous sans jamais tituber.
Le plus dur c’est la nuit à passer à côté d’un homme que l’on ne désire plus. Une nuit convoyée par un ennui insomniaque, qui fait ses rondes sous les draps sans jamais fermer l’oeil et que l’on retrouve le matin, toujours premier levé.

Alors on rêve de ce train qui nous ferait voyager parmi les étoiles, ce train bringuebalant, qui nous ferait tanguer, vibrer, nous remuerait enfin, nous ferait dérailler, bifurquer, prendre un autre chemin.
Ces trains-là, on les attend longtemps, très longtemps.
C’est rare qu’ils passent, et c’est encore plus rare qu’ils s’arrêtent, mais s’ils s’arrêtent , s’ils surgissent comme ça sans crier gare dans une vie sans anicroche, alors ils vous poinçonnent le coeur et vous accrochent les tripes à leurs wagons.
Ils entrent à toute vitesse en freinant dans un vacarme assourdissant de fer froissé. En un passage ils écrabouillent tous les souvenirs qui agonisent face contre terre sur le métal froid.

Alors ce train-là, quel que soit son numéro, sa provenance, sa destination, on a trois minutes, trois minutes pour monter dedans ou le laisser partir.

On est là, sur le quai, avec notre petite valise à roulettes dans la tête et puis on court, on s’élance, on trébuche, on tombe.
On tombe amoureux, le cul par terre.
Ca prend comme ça, par le ventre, ça monte à la tête et au cœur.
Dès qu’on l’a dans le coeur, on a beau chercher des garde-fous, des garde-malades, qu’on se livre ou qu’on livre bataille, c’est fini : on monte dans le train.
Coup de sifflet sur le passé.
Les portes se referment.
Terminus, terminé.
On laisse un homme à quai.
On plie bagage avec un aller simple, un billet sans retour.
Avec une valise vide, une valise sans mémoire.
Une valise légère emplies d’illusions éthérées, colorées qui flottent dans la tête comme des bulles de savon.
Le train démarre et tout s’envole, happé par l’appel d’air de la fenêtre ouverte.
Il n’y a plus rien.
Plus rien que lui.
Un homme marié amarré qui nous mènera en bateau.
Et on tangue sur de vagues promesses qui nous font chavirer comme un raz-de-marée.
On a envie d’y croire, parce que ce voyage c’est notre plus grand voyage.
Celui qui nous promet la lune et la traversée à travers les étoiles. Le monde est trop petit pour porter autant d’illusions, il nous faut de l’espace, il nous faut l’univers.
Il n’y a rien d’autre que lui... et ces instants d’intimité comme jamais avant lui, où l’on se donne de tout son corps, de tout son coeur, comme une première fois, une dernière fois. Des instants d’intimité toujours trop brefs qui nous accrochent et nous écorchent l’âme.
Il est toujours là comme une étoile accrochée au ciel de nos pensées, il est là quand on se réveille, quand on se lève, quand on marche, quand on mange, quand on se couche et que le silence et la solitude nous bordent.
Il est là comme une pensée obsessionnelle qui tourne en orbite comme la terre autour du soleil.
Mais le soleil est une étoile qui aveugle.
Il brille mais il brûle aussi, comme la promesse d’une traversée sans fin dont on ne se rassasie jamais et qui nous laisse toujours le ventre creux quand on s’en éloigne. Parce qu’on s’en éloigne toujours, et là elles brûlent encore plus, les étoiles, quand on retombe à terre, quand on revient sur terre. Là c’est le trou noir, le vide astral qui nous happe, nous engloutit et nous tire vers le bas.

Attention à la fermeture automatique des portes qui claquent et résonnent d’un bruit sec et cinglant, cyclant comme un coup de sifflet dans la tête.
Quitter pour quelques jours un homme que l’on aime ça fait aussi mal qu’un train qui nous recrache dans une gare déserte.
Et la solitude qui nous accoste et escorte comme une catin sur le quai, avec son petit rictus aux lèvres vulgairement barbouillées de rouge.
On la suit avec notre petite valise à roulettes remplies d’illusions blafardes et de rêves qui se font la malle entre deux quais.

On est accro, on est en manque. On n’arrive pas à décrocher car on y croit à ces promesses de retour. Un seul email de lui, un seul sms nous met de la poudre blanche plein les yeux, alors on replonge, le coeur en premier, le coeur en apnée, en damné.
On étouffe, on manque d’air, immergée, le souffle coupé, submergée par le manque. Le manque de ses bras, le manque de sa peau, de son odeur.
On s’injecte des leurres dans les veines.
On est comme eux : ces clochards qui déambulent dans les halls de gares, ces junkies agglutinés autour de leurs chiens sur les marches d’escaliers, junkies en manque qui voudraient décrocher mais qui s’agrippent à la porte d’un train en s’envoyant dans les veines des illusions d’avenir à deux.

On attend comme un chien, qu’on laisse seul toute la journée, tout le corps en alerte, les oreilles dressées vers le bip sonore d’un téléphone, les yeux rivés vers une poignée de porte, on tourne en rond, entre les quatre murs d’une salle d’attente, d’une autre salle d’attente et on attend, sagement, sans aboyer. On attend le retour d’un train.
Le train finit toujours par revenir.
Et c’est reparti pour un voyage de quelques heures à travers les étoiles ; mais on retombe toujours sur terre, plus bas que terre, quand le train nous dégobille sur le quai et qu’il n’y a personne pour nous attendre.
Personne que ce foutu manque qui nous tord les boyaux.
Alors on crève d’envie de faire la manche, de tendre la main pour mendier un mot ou deux, un sourire, un regard.
On regarde autour de soi, perdue dans une foule compacte de gens pressés, perdue dans des pensées qui croupissent au fond d’un cloaque , avec des rêves funambules plein la tête qui marchent sur une corde raide, en s’agrippant à elle comme à des illusions puis qui dérapent et chutent, à l’annonce d’un train annulé ou retardé.

Un train annulé ou retardé, ça vous prend aux tripes, ça vous laisse en vrac, comme une épave au milieu d’un hall de gare, à scruter le tableau d’affichage. à attendre sans savoir quel train prendre, sans savoir sur quel quai, sans savoir à quelle heure ou même s’il viendra.
Alors on se retrouve seule avec ce foutu manque qui vous tord les boyaux et qui vous tient la main.
Et on reste à l’attendre, le coeur en vrille, le coeur en grille, claquemuré dans un hall de gare, avec notre petite valise à la main en attendant un signe d’un homme marié, amarré, qui nous mène en bateau.

Il faut du temps, des mois, pour comprendre que leurs mots c’est du vent.
Du vent qui devait les pousser vers de nouveaux rivages.
Mais les vents tournent et les hommes mariés restent toujours au port avec leur femme qui les attend sur la jetée quand ils reviennent d’autres bras, et si on s’accroche encore à eux comme à un rocher glissant, alors on perd le cap, on perd pied, on perd la tête, on perd la mise et on fait naufrage.

On attend et on compte, les jours qui nous séparent de lui.
« Quand on aime on ne compte pas ! »... un foutu conte à dormir debout !!!
On passe ses journées et ses nuits à compter, compter à en perdre le sommeil.
On compte même les heures qui s’amoncellent comme des traits barrés à la craie sur les murs gris d’une salle d’attente ; ça en fait un paquet d’heures qu’on trimballe comme un paquet de linge sale, qui sent le rance, des heures habillées de noir qui sapent le moral et mettent à nu notre solitude.

C’est quand au juste que ça commence une histoire qui fait mal ?
... quand on en arrive là, transformé en comptable avec une calculette dans la tête... un jour de moins en plus, ou un jour de plus en moins.
Et toutes ces heures qui s’entassent, en s’enchaînant, les unes aux autres pendues à un fil et que l’on porte, la boule à la gorge, comme un collier trop serré qui oppresse et qui étrangle.
Oui, le manque laisse derrière lui une odeur âcre qui nous suit partout et dont on n’arrive pas à se débarrasser.

C’est quand au juste que ça commence une histoire qui fait mal ?
Quand en son absence, on ressent sa présence comme une obsession ou quand en sa présence on ressent son absence comme un vide ?
Puis le train revient, car il revient toujours. Il nous ouvre ses portes, il nous ouvre ses bras et on s’y engouffre.
On s’insufflent une dernière fois des leurres dans les veines, des leurres qui s’essoufflent car on a déjà trop couru derrière un train le long d’une voie d’un chemin de fer rouillé.

La solitude des trains bondés est la même que celle des trains vides, mais la pire c’est celle que l’on rencontre dans les couloirs éclairés par des lumières blafardes des tunnels. Dehors tout est noir et on voit rien défiler que sa vie qui se défile en restant là sans bouger.
On sait à présent qu’il faudra descendre du train.
Peut-être à la prochaine gare.
On sait que la gare des amours desservies a une odeur de pourriture qui prend à la gorge.

On continue un peu le voyage avec nos rêves escamotés, une valise à roulettes et un livre aux pages cornées.
On en croise des hommes qui montent et qui descendent, et s’ils demandent si le siège à côté est libre, on répond non.
Non.
Il est occupé le siège.
Occupé par l’absence.
Occupé par un grand vide qui prend toute la place.
On lit un livre avec le nom d’un homme en marque-page.
Toujours le même livre, toujours les mêmes pages.
Et puis, un jour, à force de lire toujours le même chapitre, le même passage à vide, on le referme.
On le pose à côté.
On regarde une dernière fois par la fenêtre et on se dit que l’histoire est finie. Une belle histoire, une histoire triste.

On sait qu’on traversera un hall de gare avec, accrochées sous nos semelles des miettes de lui qui rendront le pas lent et lourd comme un crève-coeur.
Des miettes de lui qui resteront collés à l’asphalte et que des pigeons viendront bouffer.
Voilà tout ce qui restera de ce voyage parmi les étoiles : des fientes poisseuses que les passants éviteront pour ne pas salir leurs chaussures.
Voilà à quoi on pense en regardant par la fenêtre.

On se lève, la valise à la main.
Une valise, lourde.
Remplie d’illusions fauchées trop vite, trop jeunes, pleines de remords en bandoulière, pendues à votre cou comme à une branche.

Avant de quitter le train, on pleure une dernière fois parce que quelque part, à l’intérieur ça saigne encore un peu, ça met du temps à coaguler et à cicatriser.

Et on se demande… c’est quoi, au juste, la vie ?
On monte dans un train avec une valise légère, sans savoir jusqu’où, jusqu’à quand, jusqu’à qui. Puis un jour, on le quitte, le cœur gros et la valise lourde.

Une valise qu’un homme nous aidera à porter, en prenant notre solitude par la main et nos bagages dans l’autre.
Alors on se remet sur les rails.
Alors on prend un autre train.

Des trains qui passent, qui s’arrêtent, qui se croisent, qui se décroisent.
Des trains d’une nuit, des trains d’un jour et ces milliers d’histoires qui se racontent sur les quais :

Des histoires longues, des histoires courtes.
Des histoires qui commencent, des histoires qui finissent.
Des histoires dans lesquelles on se perd, et d’autres dans lesquelles on se trouve. Des histoires tristes, des histoires heureuses.
Des histoires qui commencent par un sourire et d’autres par des larmes.
Des histoires de valise légères et des histoires de valises lourdes.

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