- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2022
En toute fin d’après-midi, les citernes vertes des services municipaux étaient passées sur le boulevard et avaient arrosé tout du long la promenade centrale. Mais cela n’avait pas eu beaucoup d’effets et, après cette journée d’été brûlante, la nuit était encore trop chaude. Garé le long du trottoir, hésitant à rentrer chez moi, j’avais contemplé les gerbes d’eau dorées retomber sur l’asphalte dans la lumière du soir. Plus tard, une armée de travailleurs immigrés avait déchargé un convoi de camions en répartissant sous les platanes des brassées de poteaux et de poutrelles. Une deuxième équipe les suivait qui s’était affairée à assembler les structures éphémères qui allaient abriter le marché du lendemain matin. Comme je n’arrivais pas à me décider à accomplir la suite de ma journée, je suis resté assis dans ma voiture, jusqu’à minuit, et plus. J’ai toujours aimé regarder les passants, l’agitation des rues, la vie en marche. Et puis, ce qui m’attendait chez moi n’était pas si intéressant, alors pourquoi ne pas paresser encore un peu. À l’heure du dernier métro, le quartier avait commencé à se vider, puis, plus tard, après que les derniers clients des brasseries eurent déserté les terrasses, il se fit un grand calme. À trois heures de la nuit, j’étais encore là, impuissant sur le bord du boulevard de Bellevie. Quelques voitures passaient au ralenti, un pauvre s’était allongé sur un banc, un chat a traversé l’allée centrale, faisant fuir dans les airs un couple de pigeons et j’allais sans doute me décider à partir définitivement quand je les ai remarqués.
Je n’ai pas vu d’où ils avaient surgi, ils sont juste apparus là, de plein droit au milieu du terre-plein, irradiants de jeunesse, face à face, très proches l’un de l’autre mais ne se touchant pas. C’est sans doute le son de leurs voix que j’entendais chanter tour à tour sans comprendre ce qu’ils se disaient qui m’avait fait les remarquer. Lui, grand et mince, maigre même, une véritable asperge. Elle, toute petite, surtout comparée à lui. Elle sautillait sur place en permanence, changeait de jambe, avançait d’un demi-pas, reculait, lançait ses bras sur le côté, remuait sans cesse, la tête entraînant dans son mouvement ses longs cheveux roux. Lui au contraire, lent et fragile, avait une allure de lézard. Maladroit et à demi-plié sur ses longues jambes de héron, il semblait encombré par les bras démesurés qu’il laissait ballotter à ses côtés. Il avait lui aussi les cheveux longs, des cheveux noirs et lisses qui tombaient en rideau de part et d’autre de son visage très pâle. Ils n’avaient l’air d’aller nulle part en particulier, mais par moments, ils me donnaient l’impression qu’ils allaient devoir se quitter bientôt et qu’ils prolongeaient encore un peu le plaisir d’être ensemble. À d’autres moments, j’avais plutôt l’impression qu’ils étaient en train de se disputer, amicalement. Pendant qu’ils se chamaillaient, leurs visages étaient tendus l’un vers l’autre, et je n’arrivais pas à saisir ce qu’il y avait d’agressivité et de complicité dans cette confrontation.
D’autant que cela tournait au comique, car sa tête à lui, penchée en avant, lui courbait le haut du dos et lui donnait l’air embarrassé d’un fourmilier, alors qu’elle, vive et gracieuse, continuait de s’agiter sous son regard en ayant l’air de réclamer la becquée. Mais non, car lorsqu’il se penchait un peu plus, la tête pendante, les lèvres en avant, cherchant le baiser, elle faisait des pirouettes et s’éloignait de lui d’un pas, tout en esquissant une sorte de révérence. Et le pauvre bougre était obligé de se pencher de plus en plus bas tant elle mettait de malice à se faire de plus en plus petite, pliant les genoux et se recroquevillant sur elle-même. Ils répétèrent la même comédie à plusieurs reprises, lui s’approchant lentement d’elle avec des allures de mort-vivant, elle tournant autour de lui, apparemment consentante, jusqu’à ce qu’elle s’échappe au tout dernier moment, toujours virevoltante et insaisissable. Ils continuaient de se rire l’un après l’autre, parfois c’était des invectives, un peu des deux à la fois et leurs éclats de voix résonnaient sous les platanes. Encore et encore. Après avoir tourné deux ou trois fois autour du grand échalas, elle se laissait rejoindre, tendait ses lèvres en appât et quand il était sur le point d’arriver à son but, elle se dégageait en riant. On était à la comédie, au théâtre et à la danse, il n’y avait plus qu’eux dans ma vie, le boulevard de Bellevie leur appartenait.
Ils évoluaient lentement sur l’esplanade, slalomant entre les poteaux du marché, décrivant des orbes de patineurs. Lui, zombie obstiné, avançait vers elle la tête la première, prêt à plonger sur ses lèvres, pendant qu’elle, planète excentrique, continuait d’orbiter sans relâche. De temps en temps, elle attrapait un des poteaux d’acier, s’en servait de pivot et faisait le manège tout autour, cambrée vers le ciel, son visage et ses seins dans les étoiles, ses cheveux dansant derrière elle. Cela secouait toute la structure et faisait un bruit de quincaillerie renversée, d’autant que lui aussi s’y mettait, attrapant un autre poteau et le secouant de toutes ses forces, détrompant un peu l’aspect mollasson qu’il avait eu jusque-là. Moi qui étais aride depuis bien des années, ils me faisaient revenir l’eau à la bouche et, peu à peu, je me suis exaspéré que cela advienne enfin. Car je ne doutais pas qu’elle était consentante, ni qu’ils allaient finir par y arriver. Je me disais : « Qu’ils s’embrassent, à la fin ! Qu’on en finisse ! » Mais j’ai trouvé cette dernière pensée assez malvenue, ou trop bien adaptée, c’est selon.
Mais non. Soit il ne voulait pas vraiment, soit elle ne l’a pas laissé faire ou, plus probablement, ni l’un ni l’autre n’en avaient jamais eu l’intention. En tout cas ils ne se sont jamais embrassés. Je me suis dit qu’il devait s’agir de tout autre chose et qu’ils devaient s’embrasser à pleins poumons le plus clair de leur vie, à d’autres moments, dès qu’ils en avaient envie. Il a donc continué de faire comme s’il essayait de l’embrasser, de plus en plus penché en avant, de plus en plus plié, girafe maladroite tentant de s’abreuver à la rivière et elle, tout en restant toujours à sa portée, elle a continué de se soustraire à son invite par des virevoltes de ballerine. Solidarité masculine, sans doute, j’avais un peu pitié du grand dadais. Mais elle, c’était beau et triste à la fois, elle m’était comme un souvenir. Je crois que c’est à ce moment précis que j’ai commencé à douter.
De temps en temps, ils se calmaient et revenaient à leur posture initiale, debout, face à face, immobiles, très proches l’un de l’autre, presque à se toucher, les visages tendus en avant, lui toujours dans cette posture d’échassier, cassé en deux, plié vers le bas, elle tendue comme un arc, regardant vers le haut. Parfois, ils continuaient de babiller, comme un jeu de questions réponses, à d’autres moments, ils gardaient le silence. Dans ces moments de calme, moi aussi, je reprenais mon souffle, car il me semblait que j’avais absorbé un peu de la vivacité de la fille, un peu de sa lumière. Dans le même temps, assez empêtré de moi-même, je m’identifiais de plus en plus au grand nigaud maladroit, bref, à ma manière, j’avais l’impression d’avoir un peu participé à leur parade amoureuse. Absorbé par le spectacle qu’ils m’offraient, j’avais oublié mon projet et l’enveloppe dans la poche intérieure de ma veste. Je ne pensais plus du tout à rentrer chez moi.
Soudain, il leva la main sur elle et lui asséna une gifle magistrale. Une gifle ou un coup de poing, je n’ai pas bien vu, mais le geste était très violent. Sa tête fut projetée brutalement sur le côté et, visiblement ébranlée, elle tituba de quelques pas en arrière. Il leva de nouveau la main sur elle, mêmes gestes, même intention, mais cette fois elle esquiva le coup et tenta d’y répondre par un coup de poing au visage qui n’atteignit pas son but par manque d’allonge. Mais, emportée par son élan, elle fut de nouveau à sa portée et il en profita pour lui porter un nouveau coup à la tempe qui la fit à nouveau chavirer sur ses jambes. Elle répondit par une série de coups de poing désordonnés, mais ses petits bras semblaient ridiculement fragiles comparés à son gabarit à lui et je n’avais pas l’impression que ces coups lui fassent beaucoup de mal. Il allait pour la frapper une troisième fois quand elle abandonna la partie et se laissa tomber au sol où elle se roula en boule pour se protéger du mieux qu’elle le pouvait. Lentement, méthodiquement, comme le pendule d’une horloge, il commença à lui envoyer des coups de pied dans les côtes en balançant ses longues jambes de compas. Tout cela n’a duré que quelques instants, le temps que je réalise qu’il était en train de la frapper, le temps que je sorte de ma rêverie et de ma voiture, le temps que je me précipite vers eux et que je m’interpose pour empêcher qu’il continue de la massacrer.
Il n’a pas eu l’air étonné outre mesure de mon intervention. Il s’est arrêté immédiatement de porter des coups à la fille et il m’a regardé droit dans les yeux en me souriant d’un air malin. De plus près, il avait l’air bien moins godiche que tout à l’heure, assez beau gosse même, plutôt musclé et toujours aussi grand. D’autant plus que j’ai eu l’impression qu’il s’était redressé à mon approche, qu’il avait changé de posture et abandonné cette allure de pantin désarticulé qu’il avait quelques instants auparavant. Il se tenait maintenant très droit et bien campé sur ses longues jambes, un rien arrogant, presque hostile et je me suis senti intimidé par ce changement de personnalité. Mais la trace de menace que j’avais cru percevoir s’est évaporée aussi vite qu’elle était apparue pour laisser la place à un sourire bienveillant. Le temps que je m’adapte, la fille était déjà debout. Elle n’avait aucune trace de violence sur son visage et, souriante et gaie comme une hirondelle, elle s’est serrée contre moi sur le côté, puis m’a gentiment enlacé, comme une enfant caline et m’a dit d’une voix riante : « Comme il est gentil, Papi ! Comme il est brave ! Non ? Tu ne trouves pas ? » Mais c’est plutôt à son compagnon qu’elle s’adressait. D’ailleurs, il lui a répondu : « Oui, oui, il est brave ! Et gentil avec ça ! En plein milieu de la nuit, il vient à la rescousse de la femme en danger ! Heureusement qu’il était là ! Moi je dis bravo ! » Lui aussi s’est approché de moi et m’a enlacé à son tour. Puis il a posé tendrement sa tête contre mon épaule, et tout en me câlinant, ils ont continué à chanter mes louanges, presque comme si je n’étais pas là ou plutôt comme si je n’avais pas voix au chapitre. « Tu as vu comme il est brave ? Oui, il a surgi de sa voiture, souple et agile comme un tigre, prêt à en découdre ! Il est venu pour me sauver, mon Papi, mon gentil Papi ! Oui, il voulait te sauver ! Et peut-être plus même ! Hein Papi ? Oh ! Ne fais pas le jaloux ! Il croyait vraiment que j’étais en danger ! » Si elle avait l’air de prendre mon parti, je trouvais que lui, il était tout de même un peu moqueur.
Tout en continuant à se parler de moi, ils se sont mis à me serrer de plus en plus près en me faisant des petites caresses derrière la tête et dans le dos, comme pour flatter un bon toutou. Je sentais les formes de la fille contre moi, sur ma gauche, son pubis appuyé sur ma cuisse et plus haut, ses seins contre mon flanc. Cela faisait tellement longtemps que je n’avais pas eu le corps d’une femme si près du mien que je me suis étonné que cela m’émeuve encore. J’aurais bien aimé pouvoir m’émouvoir plus avant, mais lui aussi, sur ma droite, s’était collé contre moi et je sentais qu’il frottait doucement contre ma jambe sa verge en érection, et ce contact masculin, sans m’être à proprement parler désagréable, me déconcentrait et m’empêchait de profiter tout à fait de son contact à elle. Puis ils sont devenus insistants, me prodiguant des caresses de plus en plus appuyées, et des bisous dans le cou, probablement venant de lui, vu nos tailles réciproques, même si j’ai remarqué que la fille s’était hissée sur la pointe des pieds pour mieux me papouiller. Pendant ce temps, ils continuaient de m’enivrer de paroles affectueuses. Quelque chose de rationnel en moi voyait bien ce que tout cela avait d’artificiel et de préparé, mais, après tant d’années de solitude, qui pourra me jeter la pierre d’avoir abandonné toute défense pour profiter de ces marques d’affection inattendues.
Mais une main invasive est venue se plaquer contre mon sexe, une main invasive et plutôt énergique, m’enserrant à travers le fin tissu de mon pantalon d’été, tout à la fois la verge et les testicules. Vu l’enchevêtrement de nos trois individus, cela m’est assez difficile d’être catégorique mais, vu l’emprise nécessaire, ça ne pouvait être que sa main à lui. Cela m’a surpris, déstabilisé même, c’était dérangeant au point de prendre le dessus sur toute autre considération et quand il a commencé à me faire mal, je me suis vivement dégagé de leurs embrassades et me suis éloigné d’eux de quelques pas. Ils étaient maintenant face à moi, l’un à côté de l’autre, et j’ai été frappé par leur immense beauté. La beauté de chacun d’entre eux et la beauté qu’ils avaient à être ensemble. Deux jeunes animaux des villes, deux dieux grecs adolescents, Aphrodite et Dionysos sans doute, deux amoureux sauvages, transpirant d’énergie et de sexe, le mâle en majesté, la femelle en majesté, deux voleurs de grands chemins, rebelles et insouciants, voleurs d’âmes égarées, deux sublimes créatures, violentes et cruelles, mais sans méchanceté. Ils devaient avoir seize ans, dix-sept ans tout au plus et moi, je ne me souvenais même plus d’avoir été aussi jeune. Nous sommes restés quelques instants immobiles, face à face, confrontés de part et d’autre de la vie, puis toujours enlacés, ils se sont retournés et se sont éloignés de moi en riant aux éclats. J’aurais voulu qu’ils restent encore un peu, qu’ils m’expliquent leur danse, leur drôle de cérémonie, qu’ils me disent leurs noms. J’ai juste eu le temps de crier : « Attendez ! Ne partez pas ! » Lui, m’a répondu par un petit au revoir de la main, sans même se retourner. Elle, par contre, a brièvement jeté un regard par-dessus son épaule et m’a dit : « Ciao Papi ! Merci pour tout ! » Puis leurs rires se sont éloignés, ils ont tourné le coin d’une rue et je me suis retrouvé seul sur le boulevard de Bellevie.
Il faisait enfin frais en cette nuit d’été, et déjà, tout au bout du boulevard, l’Aurore aux doigts de roses faisait pâlir le ciel. Je suis remonté dans ma voiture et j’ai parcouru les dernières centaines de mètres qui me séparaient de chez moi. Quand je suis arrivé dans mon appartement, j’ai voulu sortir de ma poche, pour la déchirer, la lettre d’adieu que j’avais préparée, mais elle avait disparu, ainsi que mon portefeuille. J’ai eu pour eux une pensée attendrie et reconnaissante. Je suis monté sur mon tabouret et j’ai décroché de la poutre la corde que je m’étais préparée.