- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2018
Le réveil sonne. Je me lève, je m’habille, ma tenue de diable, une combinaison noir geai, fermeture éclair de bas en haut, deux morceaux de démon reliés par un zip. Hop ! Me voilà prêt, je fonce, je passe devant l’armoire à glace, un coup d’œil, réajuster les cornes, déplisser les jambes, je tire dessus, voilà, c’est bon, allez, je file, l’auto, j’ouvre la porte, une Mercedes intérieur cuir. Pourquoi pas ? Confort, confort… Garage, la lumière du jour m’éblouit, le soleil, le soleil… Mon calepin : Marie, 154, boulevard de Turin, prostituée, appartement de luxe, 200 mètres carrés, vue sur mer, réussite sociale, exemple catastrophique, à punir au plus vite… Destination l’enfer… En avant… La Mercedes ronronne, moi aussi, éclaboussures de lumière sur le pare-brise, boulevard de Turin, les numéros défilent comme une loterie… Un tram passe en grinçant, derrière les vitres une grappe humaine au regard éteint… J’accélère, numéro 80, 90 110, j’arrive, Marie… j’arrive… 120, 140, 150... Un chat traverse la rue, une femme tire un caddie, des poireaux dépassent comme un bouquet, elle marche en regardant le fond du ciel, vide, l’infini ou les poireaux, vinaigrette ou ciel bleu, au choix, pas de choix, pas une vie.… Je klaxonne, je ne sais pas pourquoi, peut-être pour qu’elle pense à autre chose, oui, qu’elle oublie… Je ralentis… numéro 151, 152, 153… 154… c’est là, stop… Silence… Un petit vent parfumé agite les branches des tilleuls… Je descends, je déplisse ma tenue, des enfants passent, ils me regardent, ils rient, les enfants n’ont pas peur du diable... La porte… Verre fumé… Plaque de cuivre, plaque miroir, plaque soleil, ombres moirées, scintillements, un nom qui danse : Marie… Je sonne. C’est qui ? Une voix de miel. C’est moi ! Qui, moi ? Le diable ! Tu déconnes ? Je te reconnais, c’est Marcel. Oui, c’est Marcel, alors, tu ouvres ? Ascenseur, troisième étage, la porte est ouverte, j’entre, elle regarde la mer, elle se retourne. Mon dieu ! C’est qui, c’est quoi ? Tu le vois bien, c’est moi !… J’aurai tout vu ! Allez entre…Un whisky ? Mets-toi à l’aise… Elle s’approche, elle caresse mes petites cornes, je la laisse faire. Alors ce whisky ? Tu le veux ou non ? Je le veux, après on verra. Qu’est-ce qu’elle croit ? Qu’on attrape un diable avec un verre ? Comme c’est bizarre, tes pieds de bouc, tu fais comment pour marcher, je me tais, je la regarde, elle s’accroche à ma fermeture éclair… Allez, mets-toi à l’aise. Pas question, non… Mais si, non… mais si… Mais laisse-toi faire ! Je la laisse faire, elle m’enlève ma tenue de travail… ! Elle me pousse sur son lit, elle tire le zip, elle m’épluche, les deux morceaux de diable se séparent, moi je suis dedans, un poussin, une chrysalide de je ne sais quoi, elle tire, elle tire, elle m’épluche encore, Marie, laisse-moi…Voilà… Ma tenue de diable est au pied du lit, roulée en boule, mes pieds de bouc traînent par terre, mes cornes blanches dorment sur le plancher, comme de petits boudins dégonflés, elle rit, elle rit, dehors le soleil, le soleil, nom de dieu, elle est nue, elle rit encore, les 100 euros froissés dans sa main, elle dit avec toi c’est un enfer, et moi affalé en pleine lumière, corps photomaton noir et blanc, pas diable pour deux sous, couché sur le lit posé sur le plancher, moi, en suspens, enfer, paradis, purgatoire, casino, jeux de hasard, machine à sous, moi, j’ai payé, je joue, trois trèfles, trois cœurs, elle déroule son corps en cinémascope, trois cœurs, jackpot, j’entends tomber les pièces, ça ne s’arrête pas, jackpot, je vous salue, Marie pleine de grâce, le diable est avec vous sur la terre et dans le ciel… Maintenant, elle se blottit contre moi, comme d’habitude, numéro rodé, rodéo, 100 euros, Marie de boulevard, Marie de Turin, Marie je t’aime…